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« Les nouveaux modes de travail et de management » : c’est le titre de la table ronde organisée par la Délégation aux entreprises du Sénat le 28 janvier 2021. Elle a réuni François Dupuy, sociologue, expert en résidence à l’École des hautes études commerciales du Nord (EDHEC) ; Jean-Emmanuel Ray, professeur à l’École de Droit de Paris I — Sorbonne, spécialiste en droit du travail et Martin Richer, fondateur et dirigeant de Management & RSE, membre du Comité de rédaction de Metis.

Vous trouverez ci-après un résumé des interventions des trois experts rédigé par Metis, accompagné d’un repère permettant de retrouver directement les passages en question dans la vidéo (disponible sur le site du Sénat).

 

François Dupuy : 9,52 – 10,04 — La période de la fin des années 80 aux années 2020 avant Covid : apogée de la bureaucratie. Les organisations endogènes de l’après-guerre étaient très protectrices pour les salariés. Mais les clients veulent plus pour moins et la variable d’ajustement a été le management et l’organisation du travail ; on a construit des organisations plus confrontationnelles ; on a déprotégé le travail. On a introduit de la coopération qui crée des liens de dépendance, mais ces liens posent problème. D’où le désengagement (émotionnel) des salariés auquel les entreprises ont répondu par la coercition : contrôle de ce que font les gens et de comment ils le font. Il a fallu que les managers choisissent ce qu’ils imposent dans cette multiplication des règles bureaucratiques pour préserver le fonctionnement des équipes.

Qu’est-ce que la crise actuelle a changé ? Nous avons conduit une étude de mars à septembre 2020 auprès de 9 organisations pour le comprendre. Phénomènes qui redistribuent les cartes. Qui a géré la crise ? Principalement deux acteurs, les dirigeants (ils ont eu à appliquer les directives gouvernementales changeantes) et l’encadrement de proximité, les oubliés du management, qui se sont vu confier deux missions : assurer la continuité de l’activité et s’occuper des personnes fragiles. Les organisations syndicales que nous avons interviewées étaient unanimes pour soutenir les décisions des dirigeants.

Cet encadrement de proximité a pratiqué la désobéissance organisationnelle : impossible d’assurer la continuité d’activité en respectant le fatras bureaucratique. L’encadrement intermédiaire, lui, a été relativement absent durant la crise. Les fonctions support des sièges sont fortement remises en cause, car les troupes ont constaté que tout fonctionne mieux sans elles.

Jean-Emmanuel Ray : 10,04 — 10,23 — Bob Dylan en 1966 : « pères et mères, votre autorité, c’est fini ». Ce qui a joué dans cette crise (individualisation, droits de la personne au travail) cela remonte loin, bien avant la crise. Les salariés et les entreprises ont beaucoup changé. En 1920, 2 % des jeunes avaient le bac ; aujourd’hui, c’est plus de 70 %. Mais le logiciel de nos décideurs n’a pas encore pleinement intégré cette révolution silencieuse.

Encore aujourd’hui, notre code du travail est fondé sur des points qui ne tiennent plus :

  1. Il est né à l’occasion de la révolution industrielle, la Ford T noire : le mode vertical, la subordination, l’obéissance, l’absence de mise en cause de la parole du supérieur.
  2. Une organisation prégnante, celle de Boileau (unité de temps, de lieu et d’action).
  3. La loi de la pesanteur interdisait toute exportation de travail hors de l’usine (même Stakhanov ne pouvait prétendre finir trois tonnes de charbon chez lui).
  4. Le compromis fordiste (stabilité de l’emploi et salaires contre l’obéissance).

Conclusion issue de ces 4 facteurs : le Code du travail n’est pas mort parce que la subordination existe toujours, même avec les nouvelles technologies (voir les centres d’appel, les routiers).

16 mars 2020 : la France passe en télétravail sans grosse anicroche. Qui l’aurait prédit ? Le nouvel environnement de travail se structure par 4 caractéristiques :

  1. Ubiquité du travail intellectuel : quel est le temps de travail, le lieu de travail ?
  2. La création exige de l’autonomie donc la subordination est contreproductive avec les travailleurs du savoir.
  3. La fierté du métallo, c’était le travail bien fait — « c’est nickel chrome, » comme on dit — mais avec la pression de l’urgence, un travail intellectuel n’est jamais terminé. Le droit à la déconnexion a-t-il une réalité ?
  4. Tout est en verdissement : le 4 août 1982, Jean Auroux a fait voter un article qui a révolutionné le droit du travail, « nul ne peut porter atteinte aux libertés, sauf si c’est justifié ou proportionné » : cela a tout changé ; j’étais membre d’une collectivité de travail, mais maintenant ?

Dans la loi Pacte, on a introduit la nécessité de « prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux », cet article a une grande portée. Donc, ces écarts devront être résolus : mon logement, mon « home » ne peut pas devenir le lieu de l’autorité des chefs, de la subordination ! Si le Code du travail ne change pas, il est en train de se suicider.

Martin Richer : 10,23 – 10,40 — Le management aujourd’hui est à la croisée des chemins. Les travaux menés ont montré

  • le rôle essentiel du management de proximité dans la réalisation d’un environnement de travail sain ;
  • le rôle du management intermédiaire pour construire un modèle d’entreprise plus soucieux de ses impacts ;
  • le travail confiné (passage brutal en mars-avril 2020 de 3 % de télétravailleurs réguliers à 30 %) : c’est quand le travail à distance se répand que l’on distingue les managers lorsqu’ils sont incapables d’apporter un soutien professionnel à leurs collaborateurs.

La crise du management est une crise de légitimité et de désirabilité. Aujourd’hui, 62 % des non-managers ne veulent pas devenir managers ; ce n’est plus une évolution désirée. Or, un corps social qui n’est plus capable de générer ses élites va à sa perte. Il est donc essentiel de se poser la question du pourquoi de cette crise pour y répondre.

Ce malaise des managers ne date pas d’hier : études de l’Apec, d’Entreprise et Personnel, du CEREQ, Denis Monneuse, etc. Michel Crozier dans les années 1960. La France est en retard dans sa transition managériale. Quelles sont les raisons du désamour vis-à-vis du management ?

  1. L’intérêt pécuniaire ne fait pas le poids. Le management à la française est encore très taylorien (études sur la distance hiérarchique).
  2. Le surcroît de pression (le « fil à la patte ») et le poids du reporting et du contrôle. Transition d’un management basé sur l’obéissance et la discipline vers un management basé sur l’adhésion et le soutien.
  3. Compétences : beaucoup estiment qu’ils n’ont pas les compétences ; problème de la formation au management trop souvent vue comme développement personnel.
  4. Parité femmes/hommes : le management au féminin est plus en retard en France qu’ailleurs en Europe (étude Eurofound : voir « Management responsable ? », Management & RSE)
  5. Manque de reconnaissance du management.

Conclusion : ouvrage de Martin Richer avec l’Anact et La Fabrique de l’Industrie sur la qualité de vie au travail dans ses relations avec les organisations du travail : montre que le manager de proximité a un rôle essentiel à jouer (livre en téléchargement libre ici).

François Dupuy : 10,45 – 10,57 — Je pars d’une définition politiquement incorrecte du management : réussir à obtenir que les gens fassent ce que vous souhaitez qu’ils fassent. Or, l’individualisation des réponses est un obstacle : explosion du coaching, ce qui signifie que l’on renonce à traiter les problèmes sur le plan collectif, pour les déplacer sur le plan individuel avec une culpabilisation. Disparition du thème du leadership. Dans la crise, les sergents-chefs ont trouvé leur bâton de maréchal ! Le passage en télétravail a généré des exclusions, qu’il faudra rattraper : problème des bandes passantes des systèmes informatiques qui a obligé les entreprises à faire des choix d’exclusion, d’où une souffrance liée au sens du travail ; assignation d’une plateforme (ex : Teams) à l’exception des autres (mais les salariés ont créé des groupes WhatsApp, mais sur des bases affinitaires, pas professionnelles).

Le premier confinement a rapproché les familles, contrairement à ce qu’a dit la presse. « Management » est un terme très générique, qui recouvre des réalités très différentes. On promeut au rang de manager ceux qui sont les plus performants dans leur activité, pas ceux qui seront les meilleurs managers. Réintroduire de la confiance dans le management : aujourd’hui, c’est un slogan ; il faut le traduire en réalité.

Jean-Emmanuel Ray : 10,57 – 11,08 — Quand on propose à un manager de prendre une responsabilité d’équipe, on le confronte à l’élargissement permanent de la responsabilité pénale, c’est-à-dire personnelle ; c’est la personne du manager qui est susceptible de se trouver au tribunal, pas l’entreprise (cf la définition du harcèlement managérial, qui « coûte » 3 ans de prison).

On est en train d’entrer dans l’avenir à reculons.

  • 1er exemple : le forfait-jour, la loi Aubry qui oblige à calculer le temps de travail, a amené à changer de logique. Il faut faire l’équivalent pour le lieu de travail. La jurisprudence a asphyxié le forfait-jour : elle a obligé les cadres à compter leurs heures, eux qui sont censés être des cadres autonomes.
  • 2e exemple, le télétravail : on ne touche pas au Code du travail par crainte que tout tombe, comme un jeu de dominos. Un cadre qui se met au travail à 21 h : travail de nuit non déclaré ! L’ANI sur le télétravail = le travail à domicile est le même qu’au bureau.
  • 3e exemple : Uber ; pourquoi les assigner aux Prud’hommes alors que les chauffeurs ne veulent pas un lien de subordination, mais simplement une protection sociale ? La subordination à vie n’est pas un horizon indépassable !

Martin Richer : 11,09 – 11,21 — Les cinq leviers pour améliorer le management, la santé au travail et la qualité du travail.

  1. Réintégrer le travail dans l’entreprise et son fonctionnement. Exemple 1 : le processus d’évaluation des collaborateurs. Exemple 2 : l’expression des salariés au travail.
  2. Mandater la fonction Ressources Humaines ; c’est elle qui maîtrise la plupart des leviers.
  3. Impliquer davantage les dirigeants dans le soutien solidaire de la chaîne managériale.
  4. Favoriser le soutien professionnel (transition managériale).
  5. Organiser la montée en compétences des managers.

Ma définition du management, la pire (« un cadre est une structure rigide avec du vide au milieu ») et la meilleure, celle que nous avons créée au sein de la Maison du Management.

François Dupuy : 11,26 – 11,33 — Bien faire la différence entre « cadre » et « manager ». Les leviers à utiliser sont spécifiques à chacune des organisations : « le problème, c’est le problème » comme disait Michel Crozier. Small n’est pas forcément beautiful : il peut y avoir autant de bureaucratie dans les PME.

La problématique des générations. Apparition des modalités de coopération qui sont en fait des modalités de dépendance. 50 % des ménages de cadres dans la région parisienne divorcent. Les jeunes ont une pratique instrumentale du travail : ils ne cherchent pas à « se réaliser » dans le travail, mais à trouver les ressources nécessaires pour « vivre la vraie vie ». Les facteurs d’intégration sociale d’antan (parti communiste, églises, grandes entreprises) disparaissent au profit des communautés que chacun se choisit.

Jean-Emmanuel Ray : 11,33 – 11,40 — Pour la génération X, le chômage était impensable alors que les Y, Z et alpha intègrent totalement cette éventualité. Le taux de fainéant chez les jeunes n’a rien de différent des générations précédentes. Les « fainéants » finissent par créer leur entreprise et travailler 60 heures par semaine. Ce que l’on prend pour de la fainéantise est souvent un manque de sens. Les jeunes s’engagent, mais ponctuellement. Cette génération dit tout haut ce que la précédente pensait tout bas.

L’IG Metall, le syndicat allemand de la métallurgie (2 300 000 adhérents) a fait une enquête auprès de ses adhérents pour savoir s’ils voulaient accepter la proposition d’augmentation salariale de 3 % formulée par le patronat. La réponse de ces métallos (pas des hippies de San Francisco) : moi, ce qui m’intéresse plus, c’est du temps pour moi et ma famille. Recherche d’un nouvel « équilibre de vie », très sensible vers le haut de la pyramide de Maslow.

L’extension du télétravail n’est pas une bonne nouvelle pour les syndicats : mais l’électrochoc qui peut ramener le syndicalisme sur le terrain. Quand une génération est diplômée à 70 %, on ne peut plus lui dire « bosse et tais-toi », comme le faisait Taylor. Alfred de Musset en 1840 dans les Confessions d’un enfant du siècle : « Les anciens temps ne sont plus ; le nouveau temps n’est pas advenu ; voilà le secret de nos maux ».

Martin Richer : 11,40 – 11,48 — Les PME sont-elles plus à même de répondre aux évolutions du travail et du management ? Oui, mais avec un gros bémol. Y a-t-il vraiment des différences entre générations dans le rapport au travail ? Spécificités des Y et Z : plus engagés, mais aussi plus exigeants ; exigeants vis-à-vis des dirigeants ; de leur entreprise ; de leur manager.

L’expression « donner du sens » est erronée : le sens ne se donne pas ; il se crée au quotidien dans les interactions de travail. Ce qui est nouveau : il y a trois générations simultanément au travail (contre deux auparavant)… et ce n’est pas la plus âgée qui manage l’équipe ! « Management » est un mot français : les deux étymologies possibles illustrent l’ambivalence du management. A nous tous de faire les bons choix au sein de cette ambivalence.

Pour aller plus loin

La délégation aux entreprises du Sénat est présidée par Serge Babary (Les Républicains —Indre-et-Loire). Martine Berthet (Les Républicains —Savoie), Michel Canévet (Union Centriste —Finistère) et Fabien Gay (communiste républicain citoyen et écologiste —Seine–Saint-Denis) sont les rapporteurs de la mission d’information de la délégation aux entreprises sur « les nouveaux modes de travail et de management ».

François Dupuy est sociologue, expert en résidence à l’École des hautes études commerciales du Nord (EDHEC) et directeur académique du Centre européen d’éducation permanente (Cedep) basé sur le campus de l’Insead. Il est l’auteur de plusieurs livres essentiels sur le management des organisations : On Ne change pas les entreprises par décret, Le Seuil, 2020 ; La Faillite de la pensée managériale, Le Seuil, 2015 ; Lost In management, Le Seuil, 2011 ; La Fatigue des élites — Le capitalisme et ses cadres, Le Seuil, 2005 ; Sociologie Du changement, Dunod, 2004 ; L’Alchimie du changement, Dunod, 2001 ; Le Client et le bureaucrate, Dunod, 1995.

Jean-Emmanuel Ray est professeur de droit du travail à la Sorbonne (Paris1), à Sciences Po Paris et à Mines ParisTech et titulaire de la chronique « TIC et droit du travail » de la revue Droit Social. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le livre de référence, Droit Du travail, droit vivant, Ed. Liaisons, un « best-seller » vendu à 125 000 exemplaires qui en est à sa 24e édition.

Martin Richer est fondateur et dirigeant de Management & RSE ; il est membre du Comité de rédaction de Metis.

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– Retrouvez la vidéo sur le site du Sénat

– Lisez le communiqué du Sénat résumant la table ronde 

– Consultez l’article de son blog dont Martin Richer a tiré la plupart des faits et chiffres sur lesquels il s’est appuyé.

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