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Au cœur de cette loi (trois ans après 1968) : l’idée de deuxième chance, de parcours professionnel, en somme d’ascenseur social. Mais aussi de montée en qualification en accompagnement de la modernisation du pays. L’agence AEF a publié trois entretiens et sur les nombreux remaniements qui ont émaillé ces 50 ans. Metis reprend (avec l’autorisation de l’AEF) l’échange entre Christophe Marty et Danielle Kaisergruber, consacré aux politiques publiques.

Christophe Marty : Est-ce que vous pouvez nous rappeler quel a été l’impact de la loi Delors sur les politiques publiques de formation ?

Danielle Kaisergruber. Quand on parle de « politiques publiques », deux aspects doivent être pris en compte : d’une part, les politiques publiques au sens politique, c’est-à-dire quelles réformes impulsent les gouvernements et comment ils font évoluer le rôle des acteurs du système de formation continue et, d’autre part, du point de vue des dépenses publiques, c’est-à-dire quels sont les investissements des pouvoirs publics, nationaux, régionaux ou autres dans la formation continue et avec quelles priorités.

Une fois ce préalable posé, il faut reconnaître que la loi Delors ne concernait pas les pouvoirs publics. Elle concernait essentiellement les entreprises et les partenaires sociaux à une époque où la dépense publique intervenait assez peu dans le système de formation professionnelle continue.

50 ans après sa promulgation, les objectifs de la loi Delors vous semblent-ils encore d’actualité ? 

Les objectifs de la loi Delors, qui n’ont pas vraiment été atteints, paraissent toujours parfaitement d’actualité. Elle proposait l’idée de deuxième chance : pour les salariés tout n’était pas joué en formation initiale et il était nécessaire que des choses se passent après, en termes de qualification et parfois de reconversion. Elle portait donc déjà l’idée de formation tout au long de la vie qui a été souvent promue par la suite. Donc, il faut que les entreprises soient obligées, d’où l’aspect mutualisation des financements, de faire des choses pour la formation de leurs salariés. Avec le recul, c’est vraiment ce qui me semble être le cœur de cette loi et de l’accord interprofessionnel qui l’a précédée, tous deux inscrits à la fois dans la pensée sociale de Jacques Delors et de l’après 1968. C’est extrêmement important parce que ça portait également une idée de promotion sociale, d’évolution dans les parcours. On peut dire que c’est un sujet qui reste toujours d’actualité.

Depuis la loi Delors, quelles sont les grandes étapes que vous identifiez en matière d’évolution des politiques publiques de formation ?

Danielle Kaisergruber : Après la loi Delors, l’État s’est mis à aider les entreprises sur des objectifs précis, par exemple en soutenant des actions de formation en appui des processus de modernisation qui ont accompagné les 25 dernières années du XXe siècle (qualité, robotique…). La deuxième raison qui a amené les politiques publiques à s’intéresser à la formation professionnelle réside dans la montée du chômage et le rôle central qu’a pris la formation des demandeurs d’emploi avec la croyance en un lien formation-emploi qui n’est pas « introuvable ».

En termes temporels, il me semble que la première étape importante après la loi Delors arrive en 1983 avec la décentralisation. C’est une loi qu’on ne peut oublier car elle a commencé à attribuer des compétences aux régions en matière de formation professionnelle des demandeurs d’emploi et des jeunes. Cela a joué un rôle important dans les politiques publiques depuis près de 40 ans.

Une autre date importante peut être identifiée avec l’instauration de la VAE [validation des acquis de l’expérience] par la loi de modernisation sociale en 2002. La VAE était une véritable transformation par rapport à ce qui existait avant et c’est en lien avec elle que le RNCP a été créé. C’est un évènement qui est loin d’être neutre car ça voulait dire que les diplômes n’étaient pas les seules certifications disponibles, qu’il existait d’autres certifications professionnelles. Ce mouvement s’est poursuivi avec les CQP, les certifications Afpa-ministère du Travail puis le Répertoire spécifique et la multiplication actuelle de certifications comme des petits pains dans le cadre du CPF. C’est une date importante qui fait écho à la loi Delors dans la mesure où la VAE et la certification en cours de vie professionnelle réaffirmaient que tout n’était pas joué en formation initiale.

Ensuite, avec la loi de 2014, on arrive à la séparation entre ce qui est collectif et ce qui est individuel, avec une séparation plus forte que celle portée par le CIF créé par la loi Delors. En 2014 puis en 2018, on va vers une individualisation d’une partie des actions de formation, mais sur des fonds pour l’essentiel mutualisés, avec dans le même temps l’État qui finance la formation des jeunes et des demandeurs d’emploi, que ce soit dans le cadre de Pôle emploi ou de programmes exceptionnels comme le plan « 500 000 » puis le PIC. À cette époque, le système de formation marche sur trois pieds : un pied individuel, avec de plus en plus de liberté de choix des personnes et même une certaine automaticité portée par le pari de l’appli CPF ; le pied des formations inter-entreprises ; le pied de l’État et des régions pour financer les formations des demandeurs d’emploi, des jeunes, des personnes en grande difficulté ou sorties sans qualification du système scolaire.

Est-ce que la loi « Avenir professionnel » du 5 septembre 2018 a marqué une rupture dans ce paysage ou est-ce qu’elle s’inscrit dans la continuité de ces 50 dernières années ?

Danielle Kaisergruber : Ça peut être les deux et c’est certainement pour cela qu’on observe des réactions relativement vives des partenaires sociaux en matière d’évaluation de la loi de 2018. Si on reste sur une logique d’usage strictement individuelle avec le CPF, les formations qui dominent concernent le permis de conduire, le bilan de compétences et les langues et elles ne vont pas favoriser l’évolution professionnelle, la promotion sociale ou la possibilité de se changer de métier, de se réorienter… Cette dimension individuelle de la dernière réforme n’est pas gagnée en l’état actuel des choses. Cet angle devrait certainement être abordé par les acteurs pour faire évoluer les choses.

Dans le même temps, il y a eu une évolution pour les entreprises au sein desquelles les formations sont devenues, pour une large part, des formations réglementaires et, pour une autre part, des formations extrêmement nécessaires pour faire face aux changements technologiques et aux exigences grandissantes des consommateurs. Il y a toute une série de contraintes réglementaires et de marchés qui sont venus occuper tout le terrain et, en conséquence, le champ de la progression professionnelle n’est plus occupé au sein des entreprises.

En fait, l’idée que tout salarié a droit, au moins, au gain d’un niveau de qualification au cours de sa vie professionnelle a été abandonnée. Aujourd’hui, cette affirmation en droit n’est pas réalisée et nous n’avons plus les moyens d’y parvenir. Nous nous sommes même privés des moyens d’y arriver.

Que voulez-vous dire par « nous nous sommes même privés des moyens d’y arriver » ?

Tout ce qui est plus lié au parcours personnel des salariés a été sorti de l’entreprise. C’est une évolution que je regrette. Je considère que la formation de ceux qui en ont le plus besoin, les moins qualifiés, ceux qui ont une petite rémunération…, a besoin d’un cadre collectif pour se faire. Il faut une dynamique collective, c’est une démarche très compliquée à réaliser dans un cadre strictement individuel. Après, peut-être que la facilité d’usage du CPF me fera mentir, mais il est trop tôt pour le dire : je ne vois pas très bien comment on peut avoir une dynamique collective si on n’est pas dans l’entreprise… L’Afest, plus proche des situations de travail, pourra peut-être aussi représenter une solution pour réintroduire cette dimension de parcours personnels au sein d’un collectif dans l’entreprise.

Peut-on encore parler de politiques publiques de formation aujourd’hui ?

 Je pense qu’on peut toujours parler de politiques publiques de formation au travers des régions, au travers du réinvestissement de l’État avec le FNE-Formation et avec le PIC. Ce sont des politiques publiques davantage ciblées sur les personnes en difficulté, les demandeurs d’emploi, les jeunes des missions locales, les gens au RSA, pour lesquels agissent à la fois l’État et les régions. Depuis la loi Delors, on avait sans cesse rajouté des compétences aux régions en matière de formation et, récemment, d’orientation. Avec la loi de 2018 puis la crise sanitaire, l’État a fait un grand « come-back » en enlevant l’apprentissage aux régions pour reprendre la main avec France compétences et les Opco.

Nous avons une décentralisation inaboutie qui est très caractéristique de la situation française : on a décentralisé des compétences importantes aux régions, mais en maintenant ou en réactualisant, dans le même temps, un rôle important pour l’État. On peut d’ailleurs dire la même chose pour ce qui est de la relation de l’État avec les partenaires sociaux.

Finalement, la situation actuelle de la formation professionnelle est assez caractéristique des politiques françaises : une décentralisation au milieu du gué et une liberté sous contrôle des partenaires sociaux.

Nous sommes restés, malgré la loi de 2018, dans une situation de partage et d’éparpillement des responsabilités qui manque de clarté et dans laquelle personne n’a les coudées franches sauf, peut-être, les entreprises qui ont finalement tiré le meilleur profit de cette dernière réforme avec le plan de développement des compétences.

Selon vous, que faudrait-il faire pour améliorer les politiques publiques de formation ? Améliorer la clarté ? Aller au bout de la décentralisation ou de la recentralisation ?

 Dans un sens ou dans l’autre, il faut aller au bout de la démarche. Il est intéressant de noter que, dès le départ, il a été prévu que France compétences n’aurait pas d’antennes régionales. Elle n’a d’ailleurs pas de coordination réelle avec le niveau régional. Apparemment, le PIC a davantage su mettre en œuvre cette dimension régionale, peut-être parce que Jean-Marie Marx puis Carine Seiler [hauts-commissaires aux Compétences] connaissaient parfaitement bien la mécanique des contrats de plan régionaux. Ils ont agi en respectant la régionalisation.

Il y a aussi besoin que les gens qui financent soient responsables de ce qu’ils font. Quand on dit dans la loi de 2018 que les régions sont cheffes de file en matière d’orientation, c’est très bien. Sauf que ça n’a pas de sens. Les régions n’ont aucune autorité sur les conseillers d’orientation de l’Éducation nationale ou de Pôle emploi. Elles n’ont pas elles-mêmes de contact direct avec les salariés ou les demandeurs d’emploi. On leur a demandé de coordonner des gens qu’elles ne financent pas, sur lesquels elles n’ont aucune autorité… Cet effort de clarification, qui était dans la loi de 2018, n’a pas été fait. Quand on donne la main aux partenaires sociaux ou aux régions, il faut la leur donner vraiment.

Le quadripartisme est très bien pour décider des grandes orientations, pour faire de la conception, mais au quotidien, pour organiser et gérer les choses, c’est une autre affaire.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.