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– Article initialement publié le 20 janvier 2017 dans le dossier « Travailler la terre » –

Tous ceux qui aiment les grands romans américains savent que nombre d’entre eux, aujourd’hui encore, se déroulent dans des fermes. Qu’il s’agisse du roman de Philip Meyer, Le fils, des épisodes entrelacés dans des époques différentes de Dalva comme de La Route du retour de Jim Harrison. Sans parler de l’ironique critique de Philip Roth tout au long de Pastorale américaine… Lorsque les treize colonies de la côte ouest se sont détachées par une guerre d’Indépendance de « l’Empire britannique », leurs habitants étaient des fermiers et des commerçants.

La terre que l’on défriche, que l’on travaille, que l’on fait produire : l’un des points de départ de la « Révolution américaine » fut une lutte contre la volonté de la Couronne britannique de taxer les produits de l’agriculture des colonies américaines. En effet, la base de la colonisation, c’est l’appropriation du sol par les pionniers (ou « pilgrims » si l’on y ajoute la dimension biblique) qui le travaillent : il n’est pas question que l’Angleterre les taxe car les colons n’ont pas de lien de subordination avec les Anglais. La terre et les impôts, voilà bien des problématiques que l’on retrouve tout au long de l’histoire américaine.

Les textes et discours des « Pères fondateurs » sont révélateurs :

« Pour ma part je préfère admirer la vaste grange de l’opulent fermier qui fut le premier fondateur de sa colonie que d’étudier les fondations du temple de Cérès (déesse de l’agriculture, des moissons et de la fécondité) »

, dit Saint-John Crèvecoeur dans ses Lettres d’un cultivateur américain, qui, publiées à Londres, Philadelphie, Dublin, Belfast, Maastricht et Leipzig, eurent un énorme succès en Europe et firent naître de nombreuses vocations.

Évidemment, sur ces terres, il y avait déjà des habitants… mais ils ne cultivaient pas ! La qualification des Indiens comme « sauvages » tient certes à la peur et au déni de l’autre (malgré les images de « bon sauvage »), à leurs apparences, mais aussi beaucoup au fait qu’ils ne font rien de la terre, ce qui est incompréhensible pour les colons européens. La figure du fermier s’oppose à celle de l’homme de la forêt ou de l’homme du désert. Jefferson, comme Franklin, le répètent : les Indiens sont usagers des terres qu’ils habitent, ils les parcourent, ils en connaissent toutes les ressources, mais comme ils n’en font rien, ils n’ont pas de notion de propriété, et donc pas de droit de propriété. « Incapables de s’adonner à l’agriculture » (Jefferson). Fort de ce constat, il les admoneste :

« Vos terres vous appartiennent, mes enfants. Alors vous devenez des agriculteurs. Vous apprenez l’usage de la houe et de la charrue ; vous clôturez vos terres ; vous appliquez à leur culture ces mêmes efforts que vous consacriez autrefois à chasser et à guerroyer… »
(To the chiefs of the Cherokee Nation, 1806).

C’est la base d’une civilisation agrarienne, le travail de la terre apporte tout, y compris le bonheur et la morale : c’est le sens même de la pastorale américaine. Jefferson encore :

« Ceux qui travaillent la terre sont le peuple élu de Dieu… Chez les cultivateurs, la corruption morale est un phénomène dont aucun temps et aucune nation ne fournissent d’exemple ».

Une civilisation qui pourra servir de modèle, d’autant que les premiers « Américains » ont fait preuve d’un esprit d’innovation dans la création de leurs institutions démocratiques au niveau des Etats comme au niveau de la République fédérale :

« le caractère spécifique et idéal du contrat américain venait renforcer le sentiment que la nation américaine était exceptionnelle : c’était la seule nation légitime dans laquelle les citoyens s’unissaient volontairement. De même qu’en immigrant volontairement, ils ont librement fait le choix de leur territoire et de leur mode de vie, les individus ont formé entre eux un pacte politique… »
(Elise Marienstras, Les mythes fondateurs de la nation américaine, 1977).

Ne serait-ce que par l’importance de cette notion de propriété, on sent bien que les fondateurs des Etats-Unis d’Amérique étaient davantage lecteurs de l’Anglais John Locke que des philosophes français des Lumières. C’est ainsi qu’ils ont défini une « nation de fermiers », de « propriétaires », mais fortement unie par un passé commun ; une commune ascendance, blanche ; une langue, anglaise ; une histoire, européenne – car une nation ne peut jamais se définir seulement de manière économique (L’Europe actuelle en fait l’expérience…). Washington : « A quelques différences près, vous avez tous la même religion, les mêmes mœurs et les mêmes principes politiques » (Discours d’adieu, 1799). Pour Franklin et Crèvecoeur, il est bien clair qu’il faut fixer des barrières raciales à la nation américaine qui sera « une nation de petits agriculteurs blancs ».

On comprend mieux pourquoi les Irlandais furent parfois traités comme des esclaves, pourquoi les Allemands et Scandinaves furent les parents pauvres de l’immigration, et les Français observés comme une curiosité !

Quant aux Noirs, qui représentaient déjà 17 % de la population totale en 1790, Jefferson et Washington se disent par principe abolitionnistes, mais concluent que la servitude les a rendus « inaptes à partager la citoyenneté américaine »… Ainsi se fabriqua la complémentarité économique entre les fermiers blancs au centre-nord, les manufacturiers de la côte Est et du Nord, et les planteurs esclavagistes du Sud. Et leurs rivalités…

Un aristocrate écossais, Thomas Hamilton, voyageant aux Etats-Unis en 1830-31, à peu près en même temps que Tocqueville, y trouve

« un abandon, une simplicité, tout à fait en harmonie avec les institutions républicaines… La conversation, dans les cercles, roule presque exclusivement sur les capitaux et leurs divers emplois. Que de renseignements j’ai recueillis sur le prix du blé, du maïs, du coton et du tabac ! »

Mais il conclut « dans l’état actuel des choses, le petit fermier l’emportera toujours sur le grand spéculateur ». (Les hommes et les mœurs aux Etats-Unis, 1834)

Ce n’est plus du tout vrai, mais la figure du colon qui a défriché sa terre, du fermier blanc courageux et tenace a valeur de mythe fondateur. Et perdure.

Dossier : « Travailler la terre »
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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.