Sandro De Gasparo est ergonome. En faisant dialoguer l’éthique du care et les sciences du travail, il propose une réflexion sur la division sociale du travail entre les femmes et les hommes et appelle à une transformation du modèle économique, social et culturel du travail. L’éthique du care ne se limite pas alors aux seuls métiers de la relation (soignants, éducateurs). Elle permet de repenser l’organisation du travail, « la coopération devenant un principe directeur exigeant ». À nous de reconnaître la valeur créée par ce modèle du travail.
La réflexion proposée ici prend appui sur un cycle de conférences, intitulé « Le genre au travail », proposé par le Laboratoire ATEMIS en 2018 (voir dans Metis la présentation de l’intervention de Fabienne Brugière), dont l’objet était d’explorer la manière dont la référence à l’activité, au sens du travail vivant et de ses implications tant subjectives que collectives, permet de penser les leviers d’une subversion possible des normes genrées. L’hypothèse de travail consistait à comprendre les violences genrées, devenues plus visibles, non pas comme le problème, mais comme un symptôme d’une transformation profonde et nécessaire des activités productives et du rapport subjectif au travail et aux rapports sociaux organisés par le travail, dans une période de changement structurel de notre économie.
Le dialogue avec Fabienne Brugère, et à travers elle avec la pensée de l’éthique du care, a été l’occasion de croiser plusieurs perspectives qu’il nous a semblé utile de mettre en résonnance, pour dessiner un horizon de transformation du travail — comme institution, comme imaginaire et comme ensemble de déterminations concrètes de l’expérience — permettant de dépasser les rapports de domination.
Des rapports sociaux de genre à l’éthique du care
L’éthique du care ouvre une perspective susceptible de réinterroger le contenu même du travail, dans tous les métiers et tous les secteurs d’activité. Si la lutte des femmes pour accéder à des positions professionnelles et à des conditions d’emploi équivalentes à celles des hommes est tout à fait justifiée, nous pouvons nous interroger sur la manière dont les transformations du travail que nous vivons sont susceptibles d’ouvrir un horizon de transformation plus systémique et plus radical.
L’éthique du care peut être appréhendée comme l’ambition d’aller au-delà de la réflexion sur la division sociale du travail entre les hommes et les femmes, pour orienter un changement plus profond du système de valeurs qui organise la société. Il s’agit d’aller au-delà d’un rééquilibrage des positions relatives entre les sexes, déterminées par les assignations de « genre » (travail professionnel vs. travail domestique, sphère publique vs. sphère privée), pour reconsidérer le système de valeurs à partir duquel est pensé le travail, comme activité créatrice de valeur, d’identité (colonne vertébrale de la santé psychique) et de lien social. Autrement dit, l’enjeu n’est pas seulement celui d’interroger la place des femmes relativement à celle des hommes, mais la fonction et la valeur des activités de la relation, du soin, de l’éducation, du service au regard d’un projet sociétal renouvelé, à l’aune d’une conjoncture historique caractérisée par les défis de la transition écologique, économique, démocratique.
L’éthique du care propose un changement de paradigme social et culturel qui coïncide, d’après nous, avec la sortie de la pensée de la modernité industrielle et l’entrée dans une nouvelle pensée, encore balbutiante, en mesure de nous permettre d’affronter les enjeux climatiques et environnementaux, professionnels et sociaux, que l’actuelle crise sanitaire précipite.
Un autre mouvement se dessine dans le rapport entre les sexes : si dans les luttes pour l’égalité entre les « genres », ce sont surtout les femmes qui ont à se mobiliser (pour prendre la parole, pour théoriser, pour s’organiser…), dans la perspective de l’éthique du care un effort considérable devra être accompli par les hommes, pour s’inscrire dans une trajectoire leur permettant de trouver une « place » renouvelée dans le registre de la relation, de l’écoute, de la sollicitude, d’un rapport plus sensible au monde.
L’éthique du care et la conception du travail
L’entreprise ouverte par Carol Gilligan (1) propose la perspective d’« une voix différente » pour penser la question morale des relations humaines, celle d’une éthique située, attentive à la singularité d’une situation où des personnes sont en relation, réhabilitant la place des émotions et d’une rationalité ancrée dans le corps, dans l’affectivité, dans la relation à l’autre. Dans sa critique des travaux alors dominants en psychologie sur le développement du sens moral chez l’enfant, elle constate que les chercheurs (hommes) attribuent systématiquement un degré de maturité plus important aux garçons. Leur capacité à appréhender des dilemmes moraux en mobilisant un raisonnement instrumental est considérée comme supérieure à celle des filles, qui ont tendance à passer par une narration de la situation, en explorant la voie d’une conciliation possible des protagonistes grâce au dialogue ; cette attitude étant considérée par les chercheurs comme naïve. Elle aurait tout aussi bien pu être considérée comme plus mature. Cette appréciation différente entre le traitement d’un problème à partir d’une approche instrumentale (logique formelle) vs. une approche sensible et relationnelle (dialogique) renvoie bien davantage à la grille de lecture des chercheurs qu’à un problème de développement psychologique. Et Gilligan de proposer de partir du point de vue des jeunes filles pour opérer un déplacement du système de valeurs par lequel nous lisons les relations sociales.
Cette opération nous rappelle l’éclairage proposé par les sciences cliniques du travail pour aborder l’expérience de l’activité, à travers la distinction entre « travail théorique » et « travail réel ». En effet, dans toute activité de travail, l’incapacité des protagonistes à rendre compte rationnellement de leurs actes est un fait banal. Autrement dit, la nécessité de passer par la mise en récit et le dialogue pour révéler les enjeux du réel, comprendre les potentialités non réalisées (le « travail empêché »), identifier les ressources à l’œuvre et les arbitrages exigés par la situation sont autant de faits universels de l’expérience du
« travailler », aussi bien des travailleuses que des travailleurs. Dans le travail, la propension à justifier trop vite sa conduite en référence au cadre formel et attendu est plutôt la marque d’une faible autonomie morale, car le discours reste subordonné à la prescription, à la conception théorique du travail à faire.
Alors qu’une véritable autonomie s’exprime précisément par le doute, par la capacité réflexive, qui passent le plus souvent par le dialogue avec les autres, favorisant une meilleure appropriation de la situation dans sa singularité et une exploration de l’étendue des actions possibles (le « réservoir d’alternatives » de Yves Schwartz) pour répondre aux exigences multiples de la situation grâce à l’élaboration de compromis opératoires. Un éclairage différent qui nous invite à une reconnaissance renouvelée du travail vivant.
C’est ici qu’il nous semble apparaître un rendez-vous fécond entre l’éthique du care et la clinique du travail, dans la mesure où la « voix » (qui est aussi une voie) différente introduite par Gilligan croise la préoccupation des sciences du travail, qui cherchent une plus grande reconnaissance des vicissitudes de l’activité comme engagement subjectif situé, dans des situations toujours variables et complexes. À travers une reformulation des rapports de « genre », l’éthique du care pose plus largement la question de la conception économique, sociale (et politique ?) du travail ordinaire et de ses formes de reconnaissance et de valorisation sociétales.
À ce titre, l’éthique du care conduit à affirmer une certaine conception du travail, qui donne la priorité à la dynamique vivante du travail réel et nous guide vers une plus grande considération à accorder à l’activité humaine à l’œuvre dans tout contexte professionnel.
Vers une transformation du modèle socio-économique du travail
L’éthique du care ne se limite pas alors aux seuls « métiers de la relation » (soignants, éducateurs…), mais ouvre la perspective d’une transformation plus radicale du modèle économique et sociétal du travail. Une fois posé le caractère universel de l’activité comprise comme rapport sensible au monde et aux autres, se pose la question des formes de reconnaissance que construit le modèle économique dominant, comme conception du travail et de la création de valeur. La tradition industrielle de notre monde moderne fait la part belle à un modèle du travail comme capacité de maîtrise et de conformité à un plan défini à l’avance, du fait de la production de masse et standardisée. Tout écart est jugé comme une anomalie, car mettant en péril l’édifice économique de la production et de la croissance. Face aux impasses de ce modèle, accentuées par la dérive gestionnaire des quarante dernières années, et aux grands défis de la crise écologique, un autre modèle de développement doit être envisagé.
L’éthique du care rejoint le projet d’une économie de la relation de service et de la coopération (2), en mesure de répondre aux grandes fonctionnalités de la vie du monde contemporain (le bien-vivre alimentaire, le confort de l’habiter, le recours à des énergies renouvelables, l’éducation et la culture, la citoyenneté). La valeur n’est ici plus liée aux biens et aux volumes, mais à la pertinence des réponses au regard des besoins et des vulnérabilités des personnes, désormais très articulés avec les équilibres de notre environnement. Or la pertinence se construit en situation, dans la relation, et non pas à distance. C’est ainsi que ce qui est déjà à l’œuvre dans le travail vivant ordinaire, comme volonté de « bien faire » au-delà du travail prescrit, comme attention aux usages de ce que l’on fabrique, comme effort de répondre aux singularités de la situation de ses interlocuteurs, devient un levier stratégique de création de valeur.
À l’image de ce technicien de maintenance itinérant, constamment en état de débordement par rapport au temps alloué par son « bon d’intervention », en raison de son souci de former l’opérateur à l’utilisation de la machine, de faire remonter des signaux faibles au service maintenance du client, de consigner un retour d’expérience à communiquer aux collègues pour partager son savoir sur le problème rencontré. Où se situe la valeur : dans la conformité au « bon d’intervention » (par ailleurs base contractuelle avec le client) ou dans la reconnaissance conjointe des effets utiles réellement produits par le technicien vis-à-vis de plusieurs personnes (mais qui demande un dispositif de révélation spécifique) ?
La reconnaissance du travail réel comme levier de création de valeur conduit à repenser également l’organisation du travail, la coopération devenant un principe directeur exigeant. Aux notions de « transversalité » ou d’« agilité », cherchant à leur manière « libérale » à lutter contre ce qui reste de la division technique du travail dans les organisations (coordination), il s’agit de répondre par une révision plus profonde des dispositifs organisationnels, en mesure de construire un véritable dialogue, de la coresponsabilité et le développement conjoint des ressources essentielles aux activités productives. Si la coopération est l’attention qu’on porte à l’activité des autres dans sa manière de travailler, alors la relation à l’autre dans le travail n’a rien d’un « paternalisme » ou d’une « posture maternante » créés par les normes du genre, mais elle consiste dans la possibilité de s’épauler réciproquement pour produire une solution pertinente au regard de la situation, chacun mobilisant les ressources dont il dispose. Le renforcement des ressources immatérielles du travail acquiert alors un caractère stratégique.
La confiance, de plus en plus reconnue comme un enjeu majeur, demande d’autoriser le doute et l’expérimentation, voire le droit à l’erreur. Le développement de la compétence ne peut se limiter au recours à des référentiels génériques, mais requiert des espaces de réflexivité sur l’expérience commune du rapport au réel. L’autorité — comme modalité d’exercice du pouvoir — perd sa légitimité dans le registre du contrôle et de liens hiérarchiques unilatéraux ; pour être effective, elle demande à être reconnue par les autres et se construit à travers la pertinence de l’action et du soutien, qui passent par l’écoute ; elle peut prendre des formes plus diffuses et moins unilatérales : l’expérience liée l’ancienneté, l’expertise sur un sujet, le charisme lorsqu’il est tempéré… La santé, comme qualité de l’engagement, doit être appréhendée non plus dans l’optique de la protection ou de la prévention, mais de la capacité d’agir face au réel (3).
C’est une transformation du modèle économique, social et culturel du travail à laquelle nous invite ce dialogue entre l’éthique du care et les sciences du travail, avec des répercussions jusqu’à et y compris dans la sphère publique.
Un système de valeurs au service de la transition
Deux événements marquent la conjoncture historique que nous vivons : le mouvement #metoo, qui a mis en exergue la violence des rapports de genre, tout particulièrement dans les situations professionnelles ; la crise sanitaire de la COVID, qui a créé un effet d’inversion (Sandra Laugier, Le care et la constitution du public de la démocratie, AOC, le 4 juin 2021) — temporaire ? — du système de valeurs à la base de notre société, par une prise de conscience de la valeur « essentielle » d’un ensemble d’activités relationnelles, de soin, de services, d’écoute, habituellement les moins considérées et majoritairement exercées par des femmes.
L’éthique du care, telle que nous l’entendons, n’est ni une option morale, ni une orientation idéologique, ni un champ de revendication à l’usage des femmes, mais une doctrine nous aidant à penser un projet de transformation sociétale à partir du travail vivant, appréhendé à la fois du point de vue des activités concrètes et du système de valeurs (symboliques et économiques) qui le déterminent. C’est une pensée ancrée dans le mouvement de l’histoire économique (et écologique) de notre temps : le déclin de la modernité industrielle, qui a façonné notre conception du travail et des rapports sociaux qu’il engendre, et l’exigence de prendre en compte les enjeux écologiques pour repenser les conditions de la prospérité de l’homme sur la Terre. La sollicitude devient un enjeu stratégique, à l’égard de l’environnement, des animaux, des travailleurs-citoyens. L’éthique du care correspond alors à une éthique générale de la sobriété, de la relation et de la coopération susceptible de devenir la colonne vertébrale d’un modèle économique renouvelé, en capacité de répondre aux défis actuels de l’humanité.
Penser le « monde d’après » – au sens d’un nouvel horizon sociétal, sans négliger ses déterminations économiques — consiste moins dans l’affirmation d’un nouveau programme que dans le déplacement du système de valeurs à l’œuvre dans nos sociétés développées. L’éthique du care nous offre un point d’appui précieux pour organiser un mouvement de construction d’une nouvelle orientation de développement socio-économique, ne relevant pas d’un cahier des charges idéologique et prescriptif, mais d’une grille de lecture nous permettant d’ouvrir les yeux et de reconnaître que l’essentiel de ce dont nous avons besoin est en partie déjà là, depuis longtemps — sinon depuis toujours — dans les multiples dynamiques de l’activité qui, en cherchant à rendre service (voir dans Metis un entretien avec le gérant de La Main de Jeanne, service d’aide et d’accompagnement à domicile), prennent soin de la vie et de la capacité des personnes à vivre bien.
Pour en savoir plus
– L’enregistrement intégral du dialogue entre Sandro De Gasparo et Fabienne Brugière lors de la conférence-débat « L’éthique du care, des inégalités de genre à la relation de service » est disponible sur le site du laboratoire Atemis qui organisait l’événement.
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