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En juin 2018, Jean-Marie Bergère a assisté à un échange entre Fabienne Brugère, philosophe, et Sandro De Gasparo, ergonome, lors d’une conférence-débat intitulée : « L’éthique du care, des inégalités de genre à la relation de service » (l’enregistrement de leur dialogue est disponible sur le site du laboratoire Atemis).

Sandro De Gasparo reprend et développe dans l’article « L’éthique du care : ça nous concerne tous »  les propos qu’il tenait à la suite de ceux de Fabienne Brugère. Celle-ci était revenue sur l’origine de ce concept aux Etats-Unis et en France, et sur ses liens avec le féminisme et la politique. Jean-Marie Bergère reprend les points essentiels de sa présentation. 

Résister aux autorités oppressives

Partant du constat que les « métiers du care » sont essentiellement exercés par des femmes (1) et qu’ils mobilisent des qualités particulières, les tenants d’une « société du care » ont été accusés non seulement de répandre une idéologie « bisounours », mais aussi d’essentialiser la différence entre des dispositions qui seraient par nature l’apanage des femmes et les autres. Fabienne Brugère, à partir de ses travaux et d’une connaissance approfondie des philosophes Caroll Gilligan (2) et Judith Butler, explique qu’au contraire, l’éthique du care a été une « voix de résistance aux dualités et hiérarchies des sociétés patriarcales », une voix de transformation de la société inscrite dans une perspective émancipatrice.

La critique des relations de domination où le genre occupe une place centrale permet d’opposer une éthique relationnelle, de responsabilité, de sollicitude, à une morale abstraite, celle des règles et des principes. Cette éthique féministe, et non féminine, nourrit un projet de résistance au patriarcat qui, lui, essentialise des qualités dites « féminines » (et d’autres qui seraient masculines…) Elle s’adresse à des sujets de besoins et pas seulement aux sujets de droits. C’est une éthique de la vulnérabilité, de soutien à la vie. La reconnaissance de notre commune vulnérabilité (3) se retourne alors en pouvoir d’agir.

Cette éthique est politique, elle offre une perspective démocratique de transformation de situations privées, professionnelles, sociales, en proposant de résister aux « autorités oppressives ». En dénonçant le modèle libéral d’un individu performant et entièrement autonome, fort, guidé par la rationalité du calcul, — comprendre masculin —, elle fonde et diffuse une culture qui valorise les relations horizontales et les oppose aux relations « verticales oppressives ». Dans le débat, Fabienne Brugère reviendra cette formule. Toute autorité ou verticalité n’est pas nécessairement oppressive, mais elle peut l’être en l’absence d’interactions horizontales. Sandro De Gasparo développera ensuite l’idée selon laquelle en se souciant des autres, une autre forme d’autorité se construit.

On comprend à quel point il est essentiel de faire entendre « une voix différente » qui puisse « faire baisser le volume des discours dominants » et ouvrir au dialogue. Se libérer des rapports de domination et du mépris social est une perspective émancipatrice pour les femmes comme pour les hommes. Prendre la parole contre « la tyrannie du silence », c’est se donner la possibilité de se gouverner en tant que sujet, et offrir cette possibilité aux autres dans une société pluraliste. Rappelons que l’affaire Weinstein éclate en 2017 et que le mouvement Me Too prend alors l’ampleur que l’on sait.

Solliciter le choix et l’action d’autrui

Ces réflexions ne concernent pas seulement les métiers du care, du soin ou de l’éducation. C’est une « forme de vie » qui est proposée. Elle reconnaît l’importance de la reconnaissance de notre interdépendance, ainsi que celle des émotions et des affects dans les rapports sociaux, dans le travail, dans la famille. Il s’agit de prendre soin de soi, des autres, de la société et du monde (une devise pour période de pandémie, et plus ?). C’est une manière d’être, une disposition qui s’éduque, qui n’est pas une prédisposition à laquelle un genre serait assigné. C’est une éthique et inséparablement un ensemble d’activités concrètes, privées, professionnelles et politiques.

Paul Ricœur appelait « sagesse pratique » cette articulation entre la vertu morale et l’activité. Celles et ceux qui chaque jour allient compétences, savoir-faire et considération pour autrui et pour notre environnement, ont beaucoup à nous apprendre. Agatha Zelinski, en réponse aux critiques qui associent le care au « maternage » ou au « paternalisme », écrit : « le rôle de l’attention est bien d’identifier non seulement les besoins, mais encore les capacités… Prendre soin ne se résume pas à donner, mais cherche à solliciter la participation, le choix et finalement l’action d’autrui ». Un beau projet démocratique.

Pour en savoir plus

L’enregistrement intégral de leur dialogue et des réactions du public est disponible sur le site du laboratoire Atemis qui organisait l’événement.

– Fabienne Brugère,

    • L’éthique du care. PUF, 2011
    • La politique de l’individu. La République des idées/Seuil. 2013
    • On ne naît pas femme, on le devient, Stock, 2019

– Agatha Zelinski : L’éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin.   

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.