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Au-delà d’une accélération des nouvelles formes de travail, la crise sanitaire et ses conséquences sont le révélateur de l’importance d’une filière en émergence, un ensemble économique et social de première importance avec plus d’un million d’actifs : les services aux environnements de travail. Que ce soient les transports indispensables pour se rendre au travail, le nettoyage, la sécurité, la sûreté, l’accueil ou la restauration collective.

De l’importance de métiers insuffisamment considérés

Les services aux environnements de travail, parfois associés à la notion de « deuxième ligne » ont démontré leur utilité et leur pertinence lorsqu’il a fallu mettre en sécurité les espaces de travail et les occupants pendant les confinements successifs et déployer les protocoles sanitaires au fur et à mesure des redémarrages de l’activité. Ce succès dans l’urgence a été une réponse ponctuelle à l’équation extraordinairement complexe et pourtant quotidienne qui réunit les enjeux de santé, sécurité, les conditions de la socialité et de qualité des collectifs de travail, productivité, environnements, transports, empreinte carbone, confort…, et finance.

Ils sont aujourd’hui l’affaire d’opérateurs en recherche d’une équation économique et sociale plus structurée. Ces enjeux étaient autrefois assumés directement par les employeurs bénéficiaires, souvent propriétaires de leurs espaces de travail. Les entreprises sont devenues principalement locataires des espaces qu’elles occupent. Les propriétaires ont eux-mêmes confié la valorisation locative à des tiers, Asset et Property Managers. Après avoir externalisé ces services, les entreprises sont devenues des « donneurs d’ordres » dépendant de fournisseurs. Les Directeurs d’Environnement de Travail (encore parfois appelés Responsables Services généraux) sont aujourd’hui les architectes et les opérateurs non seulement de l’exploitation, mais également de plus en plus des usages et des innovations sur les espaces de travail, désormais opérés par des prestataires. Ils sont la porte d’entrée d’une multitude de partenaires fournisseurs de services employant plus d’un million de travailleurs en France, exerçant dans leurs locaux des activités évidemment non télétravaillables, non délocalisables et faiblement automatisables.

Une diversité de métiers et d’entreprises au service d’une fonctionnalité commune : la performance des environnements de travail.

Derrière ces activités, il y a bien sûr une multitude de PME de la propreté, de la construction, de la restauration, de l’accueil et de la sécurité…, mais il y a également quelques très grandes entreprises pourtant mal connues du grand public. Elles travaillent en B to B (pour d’autres entreprises) et leurs marques sont peu affichées. Qui a entendu parler de Samsic (créée dans les années 80), Onet ou Atalian (années 40) ? Ces groupes « à forte intensité de main-d’œuvre », créés par des entrepreneurs français encore présents dans leurs entreprises (ou leurs enfants) comptent en France et dans le monde de l’ordre de 90 000 salariés pour la première, 70 000 pour la seconde, plus de 120 00 pour la troisième (pour comparaison, Renault compte moins de 50 000 et PSA moins de 70 000 salariés en France). Sodexo dans le monde, c’est le 18e employeur avec 420 000 emplois, mais « seulement » 37 000 en France. Les quelque 25 plus grands opérateurs des services aux environnements de travail sont tantôt issus de très grands groupes appartenant à 5 métiers de cultures très contrastées, tantôt les héritiers d’une histoire récente d’intégration d’activités nécessaires aux entreprises exploitant des espaces de travail ; de la propreté à la sécurité, en passant par l’accueil, la maintenance des équipements et des espaces verts. Beaucoup étendent leur présence commerciale par assemblage de sous-traitances.

Les uns et les autres jonglent avec une multitude de conventions collectives. Ils sont présents avec une filiale au SYPEMI (Syndicat des professionnels du facility management), mais également et parfois simultanément, avec d’autres filiales, à la Fédération des Entreprises de Propreté, au Syndicat National des Professions de l’Accueil, ou au Groupement des Entreprises de Sécurité, dans la construction, l’énergie, la maintenance des équipements électriques, les ascenseurs, le paysage… Il y a des filiales de la construction ; Vinci Facilities, Spie Services, Bouygues Energies Services, Eiffage… Il y a celles des opérateurs de l’eau et des déchets, Veolia Industries Global Solutions, Derichebourg… Il y a les filiales de maintenance de l’énergie, Engie Cofely, Dalkia EDF. Il y a les leaders de la restauration collective, Sodexo, Elior. Il y a même des acteurs venus de l’accueil comme Sofinor/Armonia. Il y a enfin, toujours distingués dans les contrats, des acteurs de la sécurité (mais également parfois avec des filiales des précédents), sans oublier une part des entreprises du paysage (regroupées dans l’UNEP).

Habit d’Arlequin sans doute, ces métiers habillent ensemble les mêmes espaces, des mêmes clients, sur des contrats souvent négociés en commun, au profit des mêmes bénéficiaires finaux, la qualité des prestations de chacun conditionnant celle du système serviciel complet.

Les dimensions d’une grande filière économique

Malgré son importance économique et sociale, alors même que ce secteur est en manque chronique (récemment exacerbé) de main-d’œuvre au motif d’emplois considérés comme ingrats, pénibles et mal payés, il n’existe pas de cartographie fiable, de structure commune (Université par exemple) et pas de filière de formation reconnue par l’État qui embrassent l’ensemble de ces services pourtant concernés par les mêmes clients et la même finalité : servir les environnements de travail. C’est la raison d’une étude[1] cofinancée par le Consortium de Recherche de l’Isle-Adam CRDIA, l’ARSEG (Association des Directeurs de l’Environnement de Travail) et le SYPEMI afin d’interroger l’ensemble des parties prenantes : Fédérations et Syndicats patronaux, Groupements Professionnels, Associations de donneurs d’ordre et prestataires ou l’Agence Nationale d’Appui à la Performance (ANAP) dans la santé par exemple. Elle montre que les services aux environnements de travail représentent 1,15 million de travailleurs, soit plus que la construction ou l’automobile (1 million environ pour chacune des filières) pour un chiffre d’affaires de 107 milliards, dont 23 % estimés réalisés en interne. L’étude associe 14 domaines de services[2] concourant à rendre efficients 1 028 millions de m² d’espaces de travail pour 20,4 millions de bénéficiaires ; 59 % d’espaces tertiaires, 30 % dans l’industrie et les infrastructures et 11 % dans la santé, hors surfaces privatives du secteur résidentiel et hors processus industriels. La propreté occupe à elle seule plus de 550 000 travailleurs (hors services aux particuliers) et 220 000 concernent la maintenance. Avec 160 000 salariés dans la sécurité sûreté et un peu moins de 140 000 salariés pour la restauration, ces 4 grandes activités représentent 80 % d’un ensemble constitué de plus de 16 codes APE, 55 conventions collectives et 4 OPérateurs de COmpétences (OPCO) dont celui des « entreprises et salariés des services à forte intensité de main-d’œuvre ».

Différentes voies d’intégration des services

À ce jour, les prestataires issus du monde « multi-technique » sont favorisés dans les assemblages contractuels et un certain niveau de pilotage de différents métiers que l’on désigne de FM (Facility Management). La logique dominante reste cependant celle de l’exploitation de bâtis, en référence à des m².

Les progrès technologiques comme la demande de services et les enjeux sanitaires et climatiques changent les rapports de force. L’évolution profite aux acteurs de cultures et d’ingénierie RH forgées dans la relation de service. Les acteurs exerçant dans les services aux personnes – propreté/santé/restauration/sécurité/accueil/logistique, y compris la réduction de l’empreinte carbone et la réduction/valorisation/réemploi des déchets, voient leur responsabilité augmenter.

D’autres enfin vont se positionner comme intermédiaires d’un marché multidimensionnel, depuis un savoir-faire des gestions d’actifs, sans oublier le monde des GAFA (Amazon, Uber, Deliveroo) pour leur maîtrise des outils digitaux et logistiques, au risque d’un éloignement et d’une précarisation du travail.

Si l’intégration servicielle est un des leviers de performance, elle n’est pas nécessairement synonyme de sous-traitance, et pas non plus de concentrations par fusion/absorption. A priori fonctionnelles dans des logiques industrielles, leur efficience n’est pas acquise dans une logique servicielle et écosystémique. Au-delà des effets de volume (mutualisation) l’économie servicielle doit en effet répondre à des enjeux de proximité, de pertinence, de qualité relationnelle, de flexibilité, de confiance et de compétences, y compris la connaissance des spécificités et de la qualité des prestataires présents localement.

Des gouvernances aujourd’hui mineures pour des besoins sociétaux majeurs

D’ici 2030, les enjeux RSE prendront de plus en plus d’importance :

  • La réduction des émissions carbone,
  • Les équilibres vie professionnelle/vie personnelle, avec le télétravail notamment,
  • La prévention de la santé, des enjeux de sécurité des personnes, des données, des biens physiques, mais aussi dématérialisés.

Ces enjeux accompagnent une évolution du travail et des attentes des travailleurs : plus d’informations et de communication, plus de relations, un management plus collaboratif, des salariés plus responsables et plus exigeants sur le sens de leur activité, des productions de plus en plus immatérielles et servicielles. En 2030, les Directeurs d’Environnement de Travail, les intendants, les responsables logistiques d’établissements de santé, les directeurs de services de collectivités territoriales, etc., seront des acteurs clés de la construction pratique des conditions de déploiement des nouvelles formes de travail, dans et au-delà des bureaux, de l’organisation de l’usage de tiers lieux, de coworks et bien sûr, d’un usage étendu du travail à domicile. Avec le rendement des espaces et la performance au travail, ils intègrent les enjeux de santé et de mobilité.

Si les évolutions du travail et des modalités d’organisation se déclinent différemment dans le tertiaire, les transports, l’enseignement, les collectivités territoriales, la santé…, tous sont concernés par les services aux environnements de travail, risques et opportunités. Tous dépendent des limites de l’offre et des prestataires.

La nécessité de constituer une filière des services aux environnements

Devant la complexité croissante et l’exigence d’intégration des services aux environnements de travail pour la performance et la pertinence, les offres du marché sont encore loin d’être « sans couture ». Toujours organisés par métier, les prestataires sont en peine pour générer des gains de productivité par des innovations servicielles, pour assurer « la continuité des parcours utilisateurs » et la « maîtrise intégrée de l’expérience ». Les offres sont trop peu différenciées les unes des autres. Elles procèdent par la multiplication des recours à la sous-traitance, y compris en interne dans des groupes, avec ce que cela comporte de coûts de transaction et de tentations de prédations de marges.

D’ici 2030, les prestataires devront dépasser la mise à disposition de main-d’œuvre pour délivrer des prestations conformes, au profit d’une capacité à garantir les effets utiles de leurs interventions et maîtriser des systèmes de valeurs avec leurs clients.

Les clients ont intérêt à connaître et privilégier des prestataires capables de développer les compétences et d’offrir des perspectives à leurs ressources humaines. L’intégration est un gage de productivité et d’enrichissement des activités par le décloisonnement des métiers, mais plusieurs modalités sont ouvertes. C’est la condition d’ouverture de possibilités de parcours professionnels pour ceux qui sont l’appareil productif de la filière. C’est une condition d’activation de l’ascenseur social dans ces métiers d’entrée sur le marché du travail qui ont une vertu d’inclusion avérée, mais de nombreuses limites du fait des silos hérités.

[1] L’étude opérée par Hent Consulting sera présentée à la presse courant mars 2022.

[2] Accueil, Sécurité/Sûreté, Espaces Verts, Propreté, Restauration, Petite logistique, Conciergerie, Ascenseurs, Portes automatiques, Courant fort/faible, Chauffage/Climatisation/Ventilation, Sécurité Incendie, Travaux d’entretien, Prestations intellectuelles relatives aux environnements de travail

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.