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La maintenance est le sujet d’un ouvrage récent tout à fait passionnant et bienvenu : Le soin des choses ; Politiques de la maintenance de Jérôme Denis et David Pontille. Dans leur ouvrage, les deux auteurs éclairent de manière large et érudite la place et les enjeux de l’entretien des « choses », regrettant qu’elle soit un angle mort de la production de valeur. Xavier Baron (qui a créé le CRDIA et travaille avec l’ensemble de ces métiers de service) et Denis Maillard ont repéré en même temps ce livre. En voici une première lecture. La seconde dans deux semaines.

Notre ère est désormais marquée par l’influence directe de l’homme sur la planète. L’anthropocène n’augmente pas pour autant la planète à la mesure de nos appétits. Bien au contraire, elle consacre la pulsion de l’homme à consommer (consumer) plus que ce que la planète peut renouveler en ressources et absorber en déchets. La croissance des choses en nombre ne peut pas être infinie. Il faut apprendre à sortir des valeurs limitées aux échanges et soutenir les activités et les compétences en capacité de limiter la consommation des ressources, de recycler, de maintenir, de faire durer, d’étendre les usages.

Maintenir comme discipline écologique 

Las, ceux qui maintiennent, ceux qui prennent « soin des choses » et ceux qui prennent soin des humains sont souvent moins reconnus que ceux qui innovent et fabriquent. La maintenance est encore « bien souvent un “sale boulot” réservé à une frange mal considérée de la population ». « Le premier geste politique que nous souhaitons défendre dans cet ouvrage : assumer un retour à ce que Bruno Latour a appelé la “masse manquante du social”, cette multitude d’objets avec lesquels, grâce auxquels, les femmes et les hommes font société ». « La tâche n’est pas simple, précisent-ils, d’abord parce qu’une grande partie des activités de maintenance reste dans l’angle mort de l’expérience de nombreuses personnes, de même qu’elle reste dans les marges des principaux récits contemporains ».

La lecture a réactivé la mémoire de deux autres contributions éclairantes sur la maintenance : celle de O. Giarini et W.R. Stahel qui abordaient il y a plus de 30 ans Les limites du certain, affronter les risques dans l’économie des services (Giarini O., Stahel W.R., Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, Lausanne, 1990.) pour une intégration de l’écologie, de la maintenance et la circularité dans les concepts économiques, mais également le détour inspirant de François Jullien en 2011 sur la notion d’entretien, dans Philosophie du Vivre (François Jullien, Philosophie du vivre, Folio Essais, 2015).

Loin de la destruction créatrice

Maintenir est une activité complexe ; « rien ne se passe » mais constamment, au rythme d’une infinie répétition pour « gérer le normal ». Par différence avec la création et l’innovation, mais également, avec la réparation (suite à l’accident ou la panne) « parce qu’elle opère à même la trame de la continuité, la maintenance se démarque (…) de la figure omniprésente de la disruption/(…) activité ancrée dans les plis du présent, toujours à refaire, elle est un geste banal qui ne reconnait pas de héros. Et c’est pourquoi elle mérite toute notre attention ». « Le travail de maintenance est sans fin. Il ne fait jamais évènement, il ne s’organise pas autour d’une disjonction entre deux états du monde, il se déploie dans les interstices des jours et des nuits où rien ne semble se passer… (…), il est ce qui est continuellement effectué afin que la routine et la linéarité soient possibles. Il génère la continuité, il la cultive. Quand la réparation fonctionne par à-coup exceptionnel, la maintenance est une pulsation quotidienne ».

Maintenir induit un rapport évaluatif au temps, pour déterminer ce qui mérite d’être « prolongé ». C’est une attention à l’usage et à ce que requiert l’usage. « Maintenir suppose de distinguer d’un côté ce qui relève de l’évidence et du déjà là, placé du côté des objets (matter of facts) et de l’autre, ce qui ne va pas de soi, ce qui peut disparaître, se dissoudre, s’effriter et qui nécessite d’être sans cesse actualisé : les choses (matter of concern) ».

C’est une affaire de perception des fragilités avant même d’en faire l’expérience. Pour être performants, nous disent les auteurs, les professionnels de la maintenance se comportent en connaisseurs attachés aux réels fragiles et récalcitrants, bien plus qu’à un idéel théorique, a-temporel et hors sol. C’est en permanence une activité de transformation de l’état des choses, en pertinence située (selon notre propre expression de la « qualité servicielle »), mais le plus souvent de manière « invisible ». Un long chapitre discute ainsi le rapport au temps qu’installe le travail de maintenance, parfois dans la recherche d’une éternité impossible, parfois simplement dans un prolongement, toujours pour ralentir le temps et obtenir une forme de permanence dans l’existence même des choses qui doivent, pour cela, être en usage. La maintenance signale enfin les espaces de conflits de propriété et de tensions avec les opérateurs de terrain que les producteurs alimentent de peur de perdre la main.

Une affaire de danse

 Centrée sur un service au service des choses, cette lecture sociologique et philosophique élève la maintenance au rang d’une éthique et d’un art : « Maintenir consiste bien à faire exister les choses plutôt qu’à veiller à leur simple perpétuation (…) et parce qu’elle est toujours incertaine (cette participation active), cette rencontre se nourrit de doutes et d’ajustements, d’improvisation et de fluctuations, elle est (…) affaire de danse. » (p 300).

Côté travail, écologie et économie des services, Orio Giarini et Walter R. Stahel montraient les limites du certain, permettant de mieux comprendre les spécificités de la performance et ses incertitudes dans des économies devenues immatérielles et servicielles. Ils y défendaient déjà la valeur d’utilisation contre l’obsolescence, la centralité des technologies et des pratiques de maintenance et du recyclage. Eux aussi luttaient contre le parti pris pour l’innovation et le neuf qui veut que, « à l’exception des antiquités, les biens soigneusement entretenus et réparés ne sont plus les signes d’une bonne maison, mais de pauvreté et de classe sociale modeste ». « L’économie de services traite d’une autre manière le problème de la production de richesse (…) on passe de la production de matériel à l’optimisation du fonctionnement (ou des mécanismes) des systèmes (…) on abandonne, du moins en partie, un rêve économique ; celui d’une certitude de la valeur des biens qui serait mesurable strictement à leur point de vente ». Au contraire, ils avançaient déjà un des fondamentaux de l’économie de la fonctionnalité ; des solutions nouvelles qui « impliquent que le fabricant devienne en même temps propriétaire et gestionnaire ».

Pour une éthique et une économie de l’entre-tien

La maintenance est un « contre récit » pour résister à l’obsession aveuglante de l’innovation, précisent Jérôme Denis et David Pontille. Cela nous rappelle enfin la discussion par François Jullien du concept « d’entretien » dans son ouvrage Philosophie du Vivre ; ce qui entretient est ce qui fait tenir ensemble. Cela vaut pour la conversation (un entretien entre deux personnes), cela vaut pour l’entretien des choses. S’adossant aux philosophes anciens chinois, François Jullien explique : « dès lors que c’est dans l’entre consistant de l’activité qu’on voit la plénitude, et non plus dans l’obtention visée, on ne perçoit plus en quoi une (telle) action — occasion — serait illusoire, son enjeu dérisoire ».

Il affirme qu’une des grandes mutations idéologiques contemporaines est là : « Nous en sommes venus (…), au temps de l’entre-tien : c’est-à-dire littéralement où l’on tient à l’entre, ou l’on tient de l’entre, ou l’on sait que c’est dans l’entre des démarcations que se discerne de la capacité, que se développe de l’effectif. Plus généralement, c’est dans l’aptitude à ouvrir de l’entre que se déploie la vie ; et d’abord entre le futur et le passé… (…). Entretien est un concept à développer qui, de technique doit devenir éthique. Il illustre ; “Une poutre transversale ‘entretient’ la charpente, dit-on, en faisant tenir ensemble par la tension médiane qu’elle exerce. À l’instar de quoi, entre-tenir signifie maintenir actif en ménageant cet entre-deux : entretien du monde (on s’y met enfin), entretien avec les autres (qui n’est pas fait que de paroles), entretien de la vie (mais comment celui-ci se limiterait-il au physique ? La respiration elle-même ne s’y borne pas)”.

Du soin des choses à celui des environnements et des hommes

Pour fonder et illustrer leur recherche sur les politiques de maintenance, les auteurs ont choisi de traiter de l’entretien par le “soin des choses”. Leurs découvertes sont alimentées d’observations des soins apportés à des objets tangibles comme des Ford Mustang de collection, des tracteurs, les panneaux de signalisation de la RATP, une horloge pluriséculaire au Panthéon, des tableaux de musée, des cathédrales à restaurer et même, la dépouille de Lénine.

Leur recherche, en écho d’autres travaux venus d’horizons différents, nous éclaire cependant au-delà des choses, sur les enjeux et les politiques d’une filière de maintenance en émergence. Elle est sans doute la première en termes d’emplois, et pourtant toujours “invisible”. Il s’agit des services aux environnements de travail, bâtis et occupants. La danse, le rapport au temps, l’infinie répétition dans l’exécution successive, l’exigence d’évaluation de ce qu’il convient d’entretenir en fonction des usages, l’incertitude… sont autant de catégories et de sensibilités qui parlent au travail de maintenance des environnements qu’assurent les services de propreté, à l’entretien des équipements des bâtis, aux efforts d’accessibilité par l’accueil, au maintien de la sécurité…, pour garantir à leur tour la maintenance et la préservation des potentiels de santé, de performance au travail et de socialité des bénéficiaires. En cela, cette recherche participe d’un enrichissement des savoirs nécessaires à ces services qui composent la filière des services aux environnements de travail (Etude « La filière des Services aux Environnements de Travail », CRDIA / ARSEG (IDET) / SYPEMI, mars 2022).

Le soin des choses par la maintenance est aussi le soin des usages et ce qui fait entre – tenir les utilisateurs.

Pour en savoir plus

Jérôme Denis et David Pontille, Le soin des choses ; Politiques de la maintenance, La Découverte, Terrains Philosophiques, Octobre 2022.

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.