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Le développement du télétravail est décidément la révolution de ces dernières années. Plébiscitée par les salariés, le plus souvent encouragée par les entreprises, cette nouvelle manière de travailler ne concerne pas tout le monde, mais a pris une place essentielle. Jean-Pierre Bouchez, directeur de recherche à l’Université Paris-Saclay, s’interroge sur son impact sur la performance économique à travers deux critères principaux : la productivité (article 1) et l’innovation, objet de cet article.

L’analyse de la relation entre performance et travail hybride se prolonge sur la question de l’innovation. La relation entre travail hybride et innovation est plus difficile à établir, car le concept d’innovation est plus complexe à saisir et à surtout à quantifier.

Nous présenterons ainsi une série d’études aux résultats contradictoires, mais également des expérimentations originales et probantes en matière d’innovations à distance. Un encadré viendra conclure cette question en soulignant qu’en l’espèce, les liens de confiance importent plus que les lieux.

Des études et des sondages contradictoires

Une créativité moindre selon les DRH… C’est ce que souligne une enquête déjà citée, réalisée par le BCG et l’ANDRH entre le 2 et le 17 juin 2020. Elle relevait que 54 % des DRH percevaient un risque de moindre créativité (ainsi que d’une baisse de capacité à résoudre des problèmes complexes). On peut compléter ce propos en soulignant que par nature, le télétravail limite et restreint les possibilités de rencontres fortuites et d’échanges informels qui stimulent le développement de nouvelles idées, propices à l’innovation (Claudel et al. 2017).

… ou en augmentation. L’étude Malakoff Humanis déjà citée (2021) relevait que 25 % des managers trouvaient que la créativité était plutôt en augmentation depuis que leurs équipes télétravaillaient. (Précisons que dans ces deux dernières études citées, la notion de créativité n’est pas définie.)

Confirmée en termes d’innovation de produit. À partir d’une enquête réalisée auprès de 1468 entreprises représentatives du Luxembourg, deux chercheurs, Merlet et Poussing (2021), ont voulu comprendre l’impact d’une démarche de télétravail sur l’innovation technologique de produit et de procédé. La première étant associée à un questionnement au regard de l’introduction ou amélioration de biens ou services nouveaux, la seconde à la mise en œuvre d’une technologie de production ou une méthode de distribution nouvelle ou modifiée de manière significative.

Leurs résultats conduisent à valider empiriquement l’existence d’un impact positif d’une démarche de télétravail sur l’innovation de produit, mais pas nécessairement sur l’innovation de procédé. S’agissant de l’innovation de produit, le résultat principal met en avant l’importance de la polyvalence des salariés combinée avec l’accès à distance aux documents professionnels.

Des impacts sur l’innovation (et la productivité) selon une recherche limitée, menée au sein de Microsoft. Une équipe de chercheurs (Longqi et al., 2022) a tenté d’évaluer les effets du travail à distance (alors obligatoire) à l’échelle de l’entreprise sur la collaboration et la communication des employés américains de Microsoft au cours des premiers mois de 2020. Ils ont ainsi analysé les données issues des courriels, calendriers, messages instantanés, appels vidéo/audio et les heures de la semaine de travail des 61 182 employés de la firme de Redmond.

Les résultats montrent que le travail à distance à l’échelle de l’entreprise conduit à rendre le réseau de collaboration des employés plus statique et cloisonné, avec moins de ponts entre des parties disparates. En outre, la communication synchrone (réunions planifiées et appels audio/vidéo) a diminué, mais la communication asynchrone (e-mails) a augmenté et est donc, d’une certaine manière, devenue moins « riche » en termes d’interactions. Ces effets pouvant rendre plus difficiles pour les employés l’acquisition et le partage de nouvelles informations à travers le réseau. Ils auront, selon ces chercheurs, un impact sur la productivité et, à long terme, sur l’innovation (ces deux notions n’étant pas définies). Cela bien qu’ils n’aient pas pu mesurer directement ces résultats, ce qui peut sembler décevant au regard d’une étude d’une telle ampleur…

La visioconférence, facteur d’inhibition de l’innovation. Deux auteurs (Brucks et Levav, 2022) ont effectué une étude en laboratoire et une expérience de terrain dans cinq pays (en Europe, au Moyen-Orient et en Asie du Sud), visant à identifier les effets en termes d’innovation selon que les ingénieurs travaillent en équipe physique, in situ ou en équipe virtuelle par vidéoconférence. Leurs résultats conduisent à considérer que les équipes travaillant à distance produisent moins d’idées que les autres dans les cinq pays étudiés, la visioconférence inhibant la production d’idées créatives. En utilisant des mesures du regard et du rappel, ainsi qu’une analyse sémantique latente, les chercheurs démontrent que la vidéoconférence entrave la génération d’idées dans la mesure où « elle concentre les communicateurs sur un écran, ce qui incite à une concentration cognitive plus étroite ». En revanche, lorsqu’il s’agit non pas de générer des idées, mais de sélectionner et de creuser les meilleures, les groupes de vidéoconférence ne sont pas moins efficaces que les groupes physiques, et le sont même parfois davantage.

Commentant cette recherche empirique, Olivier Sibony (2022) observe que les effets du télétravail doivent s’analyser tâche par tâche. Il y aurait ainsi des tâches « téléfragiles » qui résistent mal à la perte de contact physique, comme la génération d’idées. Et il y aurait des tâches « télérobustes » pouvant très bien s’effectuer à distance, comme la sélection de ces mêmes idées. En d’autres termes, les organisations qui ne prennent pas en considération ces distinctions « sont sur une mauvaise pente ». On verra toutefois dans les encadrés 54 et 55 que la confiance et la réciprocité partenariales peuvent être source d’innovation à distance.

Les espaces de coworking fondés sur une animation, stimulateurs d’innovation. Les espaces de travail collaboratifs de type coworking stimuleraient l’innovation (Fabbri et Charue-Duboc, 2016 ; Boutillier, 2018) notamment à travers la mixité socioprofessionnelle associée. Mais une réelle dynamique en termes d’innovation pourra être instaurée par une animation facilitant les interactions entre les membres dans une logique communautaire (Suire et al., 2018).

Pour autant, nous avons eu l’occasion de relever dans l’étude de deux espaces de coworking, que « contrairement à une image répandue selon laquelle le coworking favoriserait la collaboration, la coopération, la créativité et l’innovation, nous avons plutôt repérés des limites au partage des réseaux, le contrôle des ressources relationnelles étant primordial » (Krauss, 2019). Les contextes et les enjeux distincts ou combinés des usagers de ces espaces expliquent pour partie ces différences d’appréciation.

Des expérimentations convaincantes en termes d’innovations à distance : se faire confiance sans se voir ?

Le cas de la collaboration au sein des réseaux d’innovation distants. Un témoignage illustre la manière dont des équipes ont pu réussir à innover à distance. Ainsi deux chercheurs (Loilier et Tellier, 2004), dans un travail déjà ancien, mais toujours pertinent, se sont penchés sur la question de la collaboration au sein des réseaux d’innovation distants, constitués le plus souvent par des équipes projet composées d’individus dispersés spatialement, réunis temporairement, et utilisant des TIC comme support de communication et de mise en place du projet. Deux idées sous-tendent leur analyse : la confiance apparait de ce point de vue comme un mode de coordination singulièrement dans le cadre de réseaux innovants distants et complémentairement, le pari de la confiance partenariale tend à s’imposer.

S’agissant de la première idée, personne ne conteste aujourd’hui la réussite de la conception des logiciels libres, dont la démarche est fondée sur une communauté de développeurs indépendants disséminés spatialement et le plus souvent non intéressés commercialement. Ces développeurs se font donc confiance sans se voir ni même se connaître, en communiquant via les TIC. Ils mettent ainsi en exergue la notion de réseau d’innovation entendu comme « un ensemble coordonné d’acteurs hétérogènes (laboratoires privés ou publics, entreprises, clients, fournisseurs, organismes financiers…) qui participent activement et collectivement à la conception, à l’élaboration, à la fabrication et à la diffusion d’une innovation ». L’une des caractéristiques majeures du réseau étant qu’aucun de ses membres ne dispose a priori de l’intégralité des actifs indispensables au projet.

Au regard du pari de la réciprocité partenariale, il devient alors crucial de pouvoir s’engager dans des projets d’innovation avec des partenaires de confiance qui feront de leur mieux pour arriver à des résultats. Cela sur la base d’une démarche d’échange fondée sur le don et le contre-don (Mauss, 1950), introduisant une logique de réciprocité dans les relations entre les acteurs partenaires de l’innovation, et notamment ceux associés aux logiciels libres. Cela constitue pour ces auteurs une forme de pari, ne supposant aucun retour certain, s’inscrivant bien ainsi dans le cadre de la démarche d’innovation. Si celui qui reçoit le don choisit de l’accepter, il va à son tour donner et donc rendre pour équilibrer la relation.

Un nouveau cycle peut alors être enclenché après évaluation de ce contre-don, traduisant un processus d’engagement progressif construisant la confiance. En d’autres termes, il est possible de se faire confiance sans se voir pour innover sous la condition de construire et développer une confiance à toute épreuve, complétée par un système de contrôle rigoureux. C’est notamment le cas de Linux, et sa communauté open source.

La mise au point des premiers vaccins contre la Covid-19. On rappellera, dans un registre complémentaire, une illustration particulièrement probante face à un défi mondial exceptionnel : la mise au point en une année (décembre 2019, découverte des premiers cas d’une maladie inconnue en Chine — décembre 2020, lancement de la campagne vaccinale au Royaume-Uni), au lieu de dix ans habituellement. L’extraordinaire mobilisation de toute la communauté scientifique mondiale (souvent à distance) avec les industriels a constitué un facteur décisif pour cette réponse par nature innovante. Ces scientifiques, comme cela est souvent le cas dans les processus d’innovation, ont également bénéficié des connaissances acquises lors des deux précédentes pandémies de coronavirus. Naturellement, la mobilisation légitime et indispensable de ressources financières hors du commun pour les chercheurs (chiffrables en milliards d’euros plutôt qu’en milliondans les mises au point traditionnelles) a aussi compté.

En forme de synthèse : en matière d’innovation les liens (de confiance) importent plus que des lieux

Quels sont les impacts de la proximité et de la distance sur l’innovation, et quelle est leur combinaison ?

Une évaluation complexe

D’autant que les différentes études et sondages relevés font état de résultats contrastés et contradictoires. Cela notamment au regard des méthodologies mobilisées (sondage ou recherche), du sens attaché à cette notion d’innovation. Pour autant, contrairement à une représentation de « bon sens », on retiendra dans un premier temps les expérimentations et analyses convaincantes à distance (et non nécessairement en télétravail) mises en exergues notamment par Loilier et Tellier, (2004), et dans la mise au point des premiers vaccins contre la Covid-19.

Il nous semble nécessaire de prolonger cette première approche en reprenant nos propos développés sur cette question (Bouchez, Innovation collaborative, 2020) et en soulignant que l’innovation collaborative se positionne, d’une certaine manière, au carrefour de la distance et de la proximité.

La proximité géographique comme facteur incitatif et important au regard de l’innovation.

Nombre de travaux avaient mis en exergue le fait que la concentration géographique facilitait l’échange, la production des savoirs et, partant, l’innovation et in fine la croissance économique. C’est notamment le cas des travaux liés au courant théorique de la croissance endogène portés principalement par Paul Romer (1986, 1990, 1993). C’est également le cas d’autres travaux cités dans Innovation collaborative, qui relèvent le fait que les raisons qui poussent des acteurs à se co-localiser au sein d’agglomérations ou de clusters sont de deux ordres. En premier lieu, les normes de localisation à caractère technologique, dans la mesure où la présence de premiers arrivants ayant réussi à imposer l’usage d’une technologie pour une majorité de firmes peut durablement influencer et attirer de nouveaux acteurs. En second lieu, les normes réputationnelles, liées au fait que des firmes référentes, voire emblématiques y soient installées, rendent le lieu référent et donc attractif.

Les effets de la proximité non géographique sur l’innovation.

En complément des illustrations évoquées ci-dessus à propos de l’innovation à distance, des auteurs représentant l’école française de la proximité, comme Alain Rallet et André Torre (2007), ont ainsi remis en cause le « dogme » de la seule responsabilité spatiale pour la favoriser. Dans cette contribution, ils avancent par exemple le fait qu’il existe souvent au sein de clusters de haute technologie des firmes qui préfèrent entretenir des relations et des collaborations à distance, plutôt qu’avec un voisinage proche, compte tenu de l’existence d’une coopération proche et habituelle. De manière pragmatique, il est acquis que les proximités cognitives et des affinités entre acteurs à distance peuvent favoriser des coopérations prometteuses en termes d’innovations collaboratives.

Vers une articulation des pratiques d’innovations en proximité et à distance : le lien importe autant, voire plus que le lieu…

On peut considérer, comme certains chercheurs (Oerlemans et Meeus, 2008), que ces deux positionnements (proximité physique et distance géographique) s’articulent et se combinent. Une firme est d’autant plus innovante qu’elle développe des liens à la fois avec d’autres organisations situées sur son territoire, soit en proximité géographique et avec des acteurs situés hors du territoire. L’interdépendance de ces positionnements étant facilitée dans un monde par ailleurs largement numérisé, où nombre d’acteurs sont eux-mêmes mobiles. La distance ne constitue pas en soi nécessairement un obstacle à l’innovation. Le bon compromis, si c’est possible, consiste naturellement à maintenir des relations à caractère hybride, combinant des échanges physiques en présentiel et des échanges à distance sous forme numérique et/ou réticulaire. Mais il importe surtout de retenir, s’agissant de la distance comme de la proximité physique, que c’est bien le lien de confiance qui importe, souvent plus que le lieu.

Pour en savoir plus

Voir la première partie : « Le télétravail et la performance économique des organisations », mars 2023

ANDRH/BCG (2020),  « COVID : le futur du travail vu par les DRH », 19 juin.

Boutillier, S. (2018), « Le coworking, l’empreinte territoriale, essai d’analyse d’une agglomération industrielle en reconversion », Revue Interventions économiques, vol. 60, 22 p

Brucks, M. S. et Levav, J. (2022), « Virtual communication curbs creative idea generation », Nature, vol. 605, pp. 108-112.

Claudel, M., Massaro, E., Santi, P., Murray, F. et Ratti, C. (2017), « An exploration of collaborative scientific production at MIT through spatial organization and institutional affiliation », PLoS ONE, MIT Scientific Collaboration, vol. 12, no 6, 22 pp.

Fabbri, J. et Charue-Duboc, F. (2016), « Les espaces de coworking. Nouveaux intermédiaires d’innovation ouverte ? », Revue française de gestion, vol. 42, n° 254, pp. 163-180.

Krauss, G. (2019), « Les espaces de coworking et les trajectoires sociales de leurs fondateurs et utilisateurs : études de cas dans le sud-ouest de l’Allemagne », in Krauss, G. et Tremblay, D.-G. (2019), Tiers-lieux. Travailler et entreprendre sur les territoires : espaces de coworking, fablabs, kacklabs…, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires du Québec

Loilier, T. et Tellier, A. (2004), « Comment peut-on se faire confiance sans se voir ? Le cas du développement des logiciels libres », M@n@gement, vol. 7, no 3, pp. 275 — 306.

Longqi, Y., Holtz, D, Jaffe, S., Siddharth Suri, S., Shilpi, S., Weston, J., Connor, J., Shah, N., Sherman, K., Brent, H. et Teevan, J. (2022), « The effects of remote work on collaboration among information workers », Nature Human Behavior, vol. 6, janvier, pp. 43-54.

Malakoff Humanis (2021), L’impact de la crise sanitaire sur l’absentéisme en entreprise et les risques psychosociaux.

Mauss, M. (1950), Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, PUF, Paris

Merlet, J. et Poussing, N. (2021), « Impact du télétravail sur l’innovation des entreprises : une étude sur données d’enquête », Revue d’économie industrielle, vol. 171, pp. 89-138.

Oerlemans, L.A. et Meeus, T. H. (2005), « Do organizational and spatial proximity impact on performance? », Regional Studies, vol. 39, no 1, pp. 89-104

Rallet, A. et Torre, A. (eds.) (2007), « Faut-il être proche pour innover ? », in Rallet, A. et Torre, A. (Dir.), Quelles proximités pour innover ?, L’Harmattan, Paris

Romer, P. (1986), « Increasing returns and long-run growth », The Journal of Political Economy, vol. 94, no 5, pp. 1002-1037.

Romer, P. (1990), « Endogenous technical change », Journal of Political Economy, vol. 98, no 5, pp. 71-102.

Romer, P. (1992), « Two Strategies for Economic Development: Using Ideas and Producing Ideas », in Proceeding in the World Bank Annual Conference, Washington D.C, pp. 63-91

Sibony, O. (2022), Xerfi Canal, « Travail hybride : faut-il choisir entre productivité et créativité ? », 23 juin.

Suire, R., Berthinier-Poncet, A. et Fabbri, J. (2018), « Les stratégies de l’innovation collective », Revue française de gestion, vol. 3, no 272, pp. 71–84

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J’ai eu successivement trois vies professionnelles diversifiées mais combinées autour des questions de travail au sens large. Ma première vie a été centrée sur les RH où j’ai terminé comme VP RH d’une branche de Thales, puis de Nielsen France et Europe du Nord. La seconde a été orientée dans le conseil en management au sein de Bernard Brunhes Consultant. La troisième a débouchée sur une carrière universitaire en sciences de gestion (doctorat et HDR) où je suis actuellement Directeur de recherche à l’université de Paris-Saclay et membre du conseil scientifique de la chaire Réseaux & Innovation. Ces trois vies combinées orientent mes centres d’intérêt vers les formes de New Ways of Working (économie du savoir, travailleurs du savoir, gestion des savoirs innovation collaborative, espaces de travail innovants et créatifs…), générant de nombreuses publications.

Mais surtout, au-delà de ces activités intellectuelles, je cultive les divertissements et les plaisirs : théâtre, cinéma, bons restaurants, amitiés et échanges durables, etc.