Jean-Christophe Sciberras, propos recueillis par Jean-Pierre Bouchez
Le parcours et les activités actuelles de Jean-Christophe Sciberras lui donnent une vue panoramique rare sur l’ensemble des sujets qui nous préoccupent, le management et les ressources humaines, le dialogue social, les organisations syndicales, l’environnement. Le point de vue qu’il exprime est riche d’une expérience dans des contextes et des cultures complémentaires, dans l’administration, à la présidence de l’ANDRH et dans des entreprises multinationales dans lesquelles il a exercé des responsabilités en France, en Europe et sur le continent américain. Jean-Pierre Bouchez l’a rencontré pour Metis.
Pouvez-vous nous décrire en quelques mots, votre riche parcours professionnel ?
Jean-Christophe Sciberras. Après avoir débuté ma carrière dans l’administration, notamment à l’inspection du travail où j’ai beaucoup appris, dans la magistrature puis en cabinet ministériel, j’ai exercé l’essentiel de mon parcours professionnel dans le cadre de grands groupes internationaux. J’ai été, au sein du groupe Renault, Directeur des relations sociales du Groupe, DRH du Technocentre de Guyancourt et DRH et directeur juridique de la zone Amérique du Sud. J’ai également exercé cette fonction de DRH au sein de Pôle emploi, puis du groupe Rhodia devenu Solvay et enfin chez AXA. En parallèle, j’ai été président de l’ANDRH (Association Nationale des Directeurs des Ressources Humaines) de 2010 à 2014. Enfin, j’ai en quelque sorte changé de métier il y a deux ans, tout en restant dans cette même filière des RH en créant avec mon associée Marie-Noëlle Lopez, le cabinet de conseil en ressources humaines Newbridges qui vise notamment à aider les groupes internationaux à saisir les enjeux et risques sociaux internationaux émergents et à développer des solutions, ancrées dans le dialogue social, permettant d’y répondre. Par ailleurs, j’exerce également à temps partiel en tant qu’élu de la ville de Sèvres, des responsabilités municipales, ainsi que la présidence d’un centre de formation d’apprentis, ce qui constitue pour moi, une ouverture sur l’intérêt général inspirante. J’ajoute que depuis 2017 les ministres du travail français successifs m’ont demandé de coordonner la plateforme France du Global Deal, initiative portée par l’OCDE visant à développer le dialogue social dans le monde.
J’aimerais d’abord que l’on évoque votre expérience chez Rhodia, devenu Solvay, en particulier la question de plus en plus sensible des aspects environnementaux.
Les questions environnementales ont été en effet très prégnantes durant mon passage chez Rhodia/Solvay entre 2009 et 2019, entreprise opérant dans le secteur de la chimie, employant 30 000 salariés dans 58 pays et impliquant naturellement, à divers titres, de très fortes interactions avec l’environnement. Il faut bien considérer que les entreprises de chimie sont parmi les entreprises les plus consommatrices d’énergie, car la transformation des molécules se fait dans des fourneaux à haute température entre 800 et 1500 degrés. Elles sont ainsi amenées à rejeter dans l’environnement un certain nombre de déchets (tels que les eaux usées de refroidissement) qu’il faut donc évacuer et éliminer. Cela explique les raisons pour lesquelles les usines chimiques sont de plus en plus questionnées par les pouvoirs publics, par des ONG, voire par des organisations syndicales sur ce qu’elles consomment et sur ce qu’elles rejettent en aval de la production.
Justement, quelle était alors, dans ce contexte que vous décrivez, la position des représentants des salariés ?
Il faut dire que les organisations syndicales se mobilisent encore relativement peu sur ces sujets, comparativement à leurs revendications traditionnelles. Ce sont en réalité les dirigeants des entreprises qui amènent aujourd’hui ces sujets sur la table et sont amenées à les évoquer avec elles. Parfois les organisations syndicales ont été amenées à se rapprocher de la direction des entreprises notamment dans la chimie ce qui a conduit à faire émerger des préoccupations convergentes entre syndicats et direction de manière à tenter de trouver des réponses ou des engagements appropriés s’agissant de questions environnementales. Cela a été notamment le cas chez Solvay, à la fin des années 1990, avant que je n’y sois entré, à la suite d’un incendie qui s’était produit à l’aéroport de Francfort, les revêtements d’isolant en PVC, très inflammables, ayant été mis en cause. Dans ce cas, la direction de Solvay ainsi que les organisations syndicales sont intervenues de manière défensive pour protéger la production de PVC, pas réellement nocive pour l’environnement.
Et qu’en est-il, d’une manière générale, de la prise en compte des sujets sociaux plus traditionnels ?
Les revendications traditionnelles restent très présentes, notamment en matière salariale, en particulier dans le contexte d’inflation actuel. Les sujets de conditions de travail, de risques psycho-sociaux, de télétravail sont aussi très présents. Ils ont très largement pris le pas sur les sujets d’environnement.
J’aimerais que vous évoquiez à présent la manière dont les entreprises « éclairées » au sein desquelles vous avez travaillé, ou que vous avez observées, pratiquent concrètement le management de leurs collaborateurs. Et que cela vous inspire-t-il ?
Je suis pour ma part particulièrement sensible au défi que nous lancent les dirigeants nord-américains dans leur exigence à l’égard du management, en considérant qu’à partir du moment où le management est de qualité, le salarié, et plus largement les équipes, n’ont pas besoin de syndicats s’intercalant dans la relation hiérarchique entre le collaborateur et son manager. Ce qui constitue une approche singulière au regard de ce qui se pratique notamment en Europe de l’Ouest où le dialogue social est le plus souvent valorisé, institutionnalisé et structuré, même si les formes peuvent être différentes entre les pays, en plus du rôle central du management.
Pouvez-vous illustrer cette pratique anglo-saxonne ?
J’ai en effet connu cette pratique : lorsqu’un syndicat arrive à prendre pied dans un site industriel aux États-Unis, le premier qui est remercié, c’est le directeur de l’usine parce que pour les dirigeants de l’entreprise, il n’était pas un bon directeur… S’il avait été performant, jamais le syndicat n’aurait réussi à prendre ainsi pied. Ce modèle met en réalité très fortement l’accent sur la qualité humaine et est très lourd à porter pour le manager. Pour autant, il ne faut pas tomber dans la logique binaire en qualifiant de « bon » ou « mauvais » l’un des deux modèles. En réalité, le grand changement provient de la globalisation des grandes entreprises qui ont le plus souvent des implantations dans de multiples continents. J’ajouterais une différence entre la culture syndicale américaine et la culture européenne : dans le premier cas, la dimension professionnelle est centrale, ce qui n’est pas forcément le cas de toutes les organisations syndicales françaises, où l’idéologie de défiance vis-à-vis de l’entreprise est encore très présente.
Mais ce management « à l’américaine » comporte peut-être aussi quelques inconvénients ?
En effet, en particulier quand la pression exercée sur le management est excessive. Ce qui renvoie plus généralement à mon sens à une forme de gouvernance par la crainte, variable naturellement selon les caractéristiques des managers, que l’on peut observer également en France et sans doute ailleurs. Avec la nuance que, dans la culture américaine, le fait d’être remercié n’engendre pas nécessairement la culpabilité que l’on retrouve encore assez souvent en France. Une autre limite conséquente doit être alors soulignée : la difficulté à prendre en compte les systèmes différents ce qui renvoie à la question des cultures managériales. En conséquence, devant cette forme « d’imperfection » managériale inévitable, il me parait indispensable qu’une entreprise déploie aussi d’autres canaux de régulation et singulièrement le canal du dialogue social.
Ce qui pose donc inévitablement la question de la combinaison des différentes cultures au sein de ces grands groupes multinationaux dans le contexte de mondialisation.
En effet. Rien qu’en France aujourd’hui, les comités exécutifs (COMEX) des groupes du CAC 40 sont de plus en plus souvent composés de dirigeants internationaux, car les mobilités internationales des dirigeants sont devenues fréquentes. Ces groupes globalisés sont donc en réalité devenus quasiment mondiaux au niveau du top management, traduisant une véritable diversité culturelle en leur sein, cela même si les racines culturelles des uns et des autres restent souvent profondes et anciennes. Il n’empêche que ces racines n’ont pas pour autant totalement disparu. Lorsque j’étais responsable RH et juridique de la zone Amérique du Sud du groupe Renault entre 2003 et 2006 j’étais en effet frappé d’observer l’influence « transférée » de la culture française dans le management local du groupe. La culture du pays d’origine était en l’espèce présente, sous une forme parfois implicite dans les discours, mais assurément réelle. Ce qui conduisait parfois à de fortes incompréhensions en termes de communication, comme je l’ai vécu par exemple autour de l’usage du terme de « travailleur précaire » compréhensible dans la culture industrielle française, mais inconcevable au Brésil où tous les travailleurs sont précaires…
Globalement, on peut d’une certaine manière considérer que pour ces grands groupes français opérant sur plusieurs continents, le management « à la française » a été percuté par le modèle anglo-saxon sur fond de mondialisation accélérée des échanges depuis la fin du 20e siècle. Mais curieusement, j’ai été frappé en participant à plusieurs séminaires de dirigeants animés par des cabinets de consultants prestigieux, prônant un mode de management plutôt « à l’américaine », qu’ils ne fassent aucune référence à la nécessaire prise en compte de la diversité interculturelle.
Les politiques de diversité ont-elles joué un rôle bénéfique au regard de cette internationalisation ?
Je souhaitais en effet aborder cette question en soulignant précisément le bienfait des politiques de diversité qui ont joué un rôle bénéfique sur l’internationalisation des groupes. Admettre ainsi qu’un COMEX de grandes firmes et de leurs filiales ou de leurs grandes directions, ne soit composé souvent très majoritairement que d’hommes blancs « de plus de cinquante ans », de même nationalité, apparait de plus en plus incongru.
Revenons si vous le voulez bien à la question du système français de relations sociales. N’accorde-t-on pas parfois une importance excessive ou surévaluée aux organisations syndicales, à l’inverse de ce qui a été évoqué s’agissant du système américain ?
C’est exact. Dans certaines firmes, il n’y a pas si longtemps, les informations fournies aux partenaires sociaux étaient communiquées par le canal syndical directement au personnel avant que le management ne procède à une communication officielle. Les DRH de certaines entreprises accordaient ainsi un monopole de la communication aux syndicats au détriment des cadres et des managers. L’affaiblissement durable du canal managérial a pu constituer ainsi une véritable défaillance dans l’équilibre des pouvoirs et des responsabilités au sein de l’entreprise. L’enjeu de mon point de vue est d’assurer une cohérence et la complémentarité entre le canal managérial et le canal syndical.
Il faut bien admettre que les organisations syndicales, ou du moins certaines d’entre elles, peuvent avoir une image contrastée, voire susciter de l’indifférence ou de la méfiance auprès des jeunes générations.
Cette remarque importante nécessite plusieurs commentaires qui doivent conduire à de véritables transformations culturelles des organisations syndicales, certes complexes, mais qui me semblent indispensables sur le moyen terme. Il faut en effet souligner (pour ne prendre qu’un exemple) un constat qui ne plaide pas forcément en faveur de l’image de certaines organisations syndicales, notamment auprès des jeunes générations, singulièrement dans certaines grandes entreprises notamment du secteur public et l’administration, où les adhérents deviennent permanents parfois par centaines, voire par milliers, générant une forme de bureaucratie syndicale pas toujours suffisamment présente sur le terrain…
Venons-en aux changements que vous préconisez.
Je partirais de l’année 1971, où à la suite d’une loi, les organisations syndicales ont eu légalement le droit de signer en entreprise des accords qui s’appliquent à l’ensemble des salariés qu’ils soient ou non syndiqués, de sorte que même les non adhérents à un syndicat signataire de l’accord en bénéficient. Ce qui explique entre autres pour une large part, la faiblesse des taux de syndicalisation français dans les entreprises privées (de l’ordre de 6 à 7 %) et l’absence d’incitation des salariés à y adhérer.
Je considère pour ma part qu’il faudrait revoir ce système par exemple en envisageant que le bénéfice des accords signés dans une entreprise soit réservé à terme aux adhérents et que l’entreprise puisse prélever sur le bulletin de paie la cotisation syndicale pour les salariés non syndiqués qui seraient conduits alors à y adhérer. Ce qui permettrait par la même occasion d’octroyer des ressources légitimes aux organisations syndicales. En d’autres termes, le système de financement normal d’un syndicat, comme dans la plupart des pays, c’est l’adhésion des salariés (et non le prélèvement obligatoire sur le bulletin de paie des salariés), alors que le système actuel fait tout pour la décourager. Le contexte de la désindustrialisation, depuis les années 1980 et la montée des services devraient d’ailleurs inciter à favoriser cette approche. Tout en étant conscient que son acceptabilité et sa mise en pratique, qui s’inscriraient nécessairement dans le moyen terme, nécessiteront de profonds changements culturels, car disruptifs de la part des partenaires sociaux, tant du côté patronal que du côté syndical. Des états généraux du syndicalisme réunissant les partenaires sociaux sur cette question seraient sans doute nécessaires pour l’instituer.
De même, dans une logique similaire, on pourrait imaginer pour commencer que les bénéficiaires des allocations chômage devraient adhérer au système d’assurance chômage, comme c’est par exemple le cas en Belgique.
Pourquoi ne pas également réfléchir sur la possibilité d’introduire des clauses conduisant à s’engager à la paix sociale pendant une durée limitée en cas de signature d’un accord.
Je ferais une dernière proposition en matière de communication. Je pense en effet que les organisations syndicales communiquent trop souvent de manière archaïque. Elles utilisent insuffisamment les supports digitaux, en particulier pour attirer vers elles la jeune génération de salariés. Ceux-ci seraient évidemment plus réceptifs à des informations sous forme de visios positionnées sur des supports tels WhatsApp ou Tiktok, plutôt que la distribution traditionnelle de tracts qui les laissent le plus souvent indifférents. Cette piste mérite largement d’être investiguée : elle donne de bons résultats au Québec par exemple.
Certes, toutes ces propositions et suggestions risquent de se heurter en partie à notre culture nationale finalement très individualiste et résistante aux changements de manière assez générale. Pour autant, elles constituent à mon sens des pistes à travailler pour moderniser et professionnaliser notre système français de relations sociales.
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