Marion Rosenstiehl, propos recueilis par Martin Richer
Les Collectifs sont un exemple particulièrement intéressant de levier de transformation venant du terrain. Ce sont des organisations, souvent informelles, qui se sont spontanément créées dans les entreprises dans le but de contribuer à leur transition écologique et sociale et de l’accélérer. Entretien avec Marion Rosenstiehl, qui en est une cheville ouvrière au sein du Groupe Suez.
J’ai eu la chance de rencontrer Marion Rosenstiehl lors d’une table ronde à laquelle nous participions tous les deux, organisée par l’AFCI (Association française de communication interne) sur le thème « Climat, le défi de l’action » le 4 juillet 2023. Elle m’a ensuite fait l’amitié de participer à un atelier que nous avons animé ensemble lors de la Convention annuelle Lucie le 9 novembre 2023 à la Maison des Métallos. Elle a cofondé le collectif Acts for the Planet au sein du Groupe Suez, dont elle est l’une des principales porte-paroles. Dotée d’une formation d’ingénieur, elle a rejoint Suez fin 2019, après un parcours de 6 ans dans le Conseil.
Martin Richer : Le fait que Suez intervienne dans des activités qui ne sont pas étrangères à la transition écologique, comme le traitement de l’eau, des déchets et de l’énergie, a-t-il joué un rôle dans votre parcours professionnel ? Quelles étaient vos attentes en rejoignant ce groupe ?
Marion Rosenstiehl : Après avoir été consultante durant 6 ans, sur des thématiques autour de la stratégie et de l’innovation, je voulais exercer un métier davantage en ligne avec mes valeurs, à la suite d’une prise de conscience sur les sujets écologiques. Je n’ai pas choisi Suez au hasard. Mais quand j’y suis arrivée, j’ai été un peu déçue. J’étais convaincue que j’allais rejoindre des personnes agissant au quotidien pour préserver l’environnement et lutter contre le réchauffement climatique. Or, j’ai constaté que les actions menées étaient insuffisantes.
C’est donc cette déception qui vous a donné envie d’aller de l’avant et d’aiguillonner la transition du Groupe ?
Oui. J’ai eu l’idée de créer un mouvement. J’en ai discuté avec quelques collègues autour de moi, mais je n’ai pas vraiment trouvé de soutien et je ne savais pas comment m’y prendre. Mais un an plus tard, j’ai rencontré deux autres collègues qui étaient sur le point de lancer une initiative, qui eux aussi se posaient les mêmes questions. Nous avons uni nos forces, nous avons été rejoints par d’autres personnes et nous avons créé Acts for the Planet en 2021. En l’espace de trois mois environ, nous avons atteint le seuil des 100 membres, qui nous a permis de devenir visibles. Nous avons rédigé un Manifeste en avril 2021, pendant la crise sanitaire de la Covid, pour structurer nos convictions et nos propositions.
Comment s’y prend-on pour initier une telle démarche ?
Il faut créer une dynamique centrée vers l’action, pour montrer que ce que nous faisons est utile. Nous nous sommes organisés dès le début en groupes de travail focalisés sur des actions concrètes. Nous avons mené des actions autour des écogestes : proposer une option végétarienne à la cantine, travailler sur la mobilité, mettre en place le fauchage tardif sur le site pour préserver la biodiversité, entamer une étude visant à prolonger la durée de vie des pompes des stations d’épuration. Nous avons aussi investi sur des actions de sensibilisation. Nous avons organisé tous les mois des talks inspirants, en invitant des personnes externes au groupe, par exemple Timothée Parrique, qui nous a parlé de la décroissance et de son dernier livre (1). Nous avons aussi travaillé sur les questions de la gouvernance d’entreprise.
Est-ce que vous avez progressé de façon très autonome ou est-ce que vous avez bénéficié d’un soutien de la structure nationale, Les Collectifs, créé en avril 2021 pour fédérer les Collectifs comme le vôtre ? Aujourd’hui, Les Collectifs revendiquent 200 implantations dans les entreprises, dont Accor, Alstom, Axa, l’AFD, Dassault, Décathlon, Egis, Essilor, Hermès, Engie, IBM France, Airbus, Michelin, Nestlé, Bouygues, Suez, EDF, Salesforce, SNCF Réseau, Société Générale, Ubisoft, Veolia, Vinci,… Mais ont-ils les moyens d’aider les Collectifs qui se lancent ?
Nous échangeons de façon continue avec la structure nationale Les Collectifs. Nous participons par exemple aux ateliers en ligne qu’elle organise pour témoigner de notre expérience et transférer des savoir-faire à ceux qui lancent leur collectif dans leur entreprise ou envisagent de le faire. Nous participons à la conception d’outils comme l’Atlas des actions, qui est une base de connaissance participative des actions menées par des collectifs partout en France, rédigée par leurs membres eux-mêmes et disponible pour tous sur le site des Collectifs (voir le lien ci-dessous).
La thématique de la gouvernance s’est imposée à vous car vous étiez en 2021 confrontés à l’OPA de Veolia sur Suez. Un sujet délicat à aborder pour votre Collectif, non ?
Effectivement, ce n’était pas un sujet facile du fait de l’incertitude : nous ignorions à l’époque ce qu’allait devenir le groupe Suez, si nous allions être entièrement absorbés par Veolia, quels seraient les nouveaux actionnaires, tout cela était assez déstabilisant pour les salariés. Mais l’émergence de ce sujet nous a permis de nous saisir du thème de la stratégie, ce qui constituait un atout pour démontrer que notre démarche ne se cantonnait pas à la périphérie (écogestes, etc.), mais entrait bien dans le vif des modèles d’affaires et de la stratégie.
Comment avez-vous abordé ce sujet délicat ?
Avec le petit groupe de salariés que nous réunissions, nous sommes rapidement arrivés au constat que nous avions là l’opportunité de proposer des changements du modèle d’entreprise, afin de mieux intégrer le changement climatique. Nous avons écrit un manifeste pour expliquer pourquoi Suez devrait se transformer en société à mission et nous avons interpellé la nouvelle direction de l’entreprise sur ce thème. Cela nous a permis d’avoir des échanges avec la direction et aussi avec les actionnaires. Nous avons bénéficié du fait que l’un des nouveaux actionnaires potentiels, le fonds d’investissement Meridiam, est lui-même une société à mission. Nous n’avons pas obtenu que Suez devienne société à mission, mais notre démarche a contribué à décider la direction à remettre sur le métier la formulation d’une Raison d’être.
Vous avez donc réussi à devenir un interlocuteur de la Direction générale de votre entreprise. Mais cette relation est délicate. Comment la qualifiez-vous ?
En tant que Collectif, nous adoptons une approche constructive, consistant à agir avec la Direction générale et les différentes parties prenantes de l’entreprise. Une autre approche plus frontale aurait pour conséquence de nous sortir de cette logique constructive. Lorsque le directeur général ou le directeur du développement durable sollicite mon opinion, je leur parle en toute franchise. J’ai une certaine liberté de parole, mais si nous incriminions l’entreprise de manière officielle, nous n’aurions pas la même écoute. Par ailleurs, en tant que salariée de l’entreprise, il est très délicat de s’opposer officiellement à de gros projets ou à des acquisitions. Mais pour moi, il existe d’autres moyens efficaces que la confrontation.
Du coup, la direction vous voit sans doute davantage comme un contrepoids plutôt que comme un contrepouvoir. Comment cette relation complexe se traduit-elle dans les moyens que le Groupe Suez vous accorde ?
Nous sommes très vigilants sur notre indépendance. Notre crédibilité vis-à-vis de la direction et des salariés tient au fait que nous ne dépendons pas de subventions en provenance de l’entreprise. Nous avons donc évité toute construction contractuelle ou institutionnelle. Nous prenons sur notre temps personnel et sur notre temps de travail, quand cela est possible. Pour ce qui me concerne, ma manager, qui fait aussi partie du Collectif, me laisse du temps (une demi-journée par semaine), sachant que l’un de mes objectifs annuels consiste à m’occuper du Collectif. Cette mission ne figure pas sur ma fiche de poste, mais est désormais intégrée dans mes objectifs annuels.
Est-ce que la direction s’appuie sur les compétences et la motivation dont font preuve vos membres pour vous solliciter, vous faire participer aux groupes-projets ? Qu’en est-il de la direction du développement durable ? Et de la direction des ressources humaines ?
Moi-même et quelques autres personnes de notre collectif sommes sollicitées pour participer au Sustainable Development Network, un groupe interne associant les salariés à la mise en œuvre des actions de développement durable. Nous avons aussi été présents dans les groupes de travail abordant ces questions, comme les travaux sur la Raison d’être mentionnés précédemment. Nous avons moins de contact avec la direction des ressources humaines.
Et vis-à-vis des syndicats et des représentants du personnel, comment votre démarche a-t-elle été accueillie ?
Depuis le début, les syndicats ne comprenaient pas bien notre démarche et nous voyaient un peu comme des OVNIS. Certains disaient qu’elle était vouée à l’échec.
Pourtant, la loi Climat et résilience leur donne de nouvelles responsabilités, qui devraient les inciter à s’appuyer sur des ressources compétentes. Comment expliquez-vous cette relative indifférence ?
Nous avons appris mutuellement à mieux nous connaître et à nous appuyer sur nos forces respectives. Par exemple, nos échanges ont montré que les syndicats étaient peu familiers de la notion de Société à mission, sur laquelle nous avions beaucoup travaillé de notre côté. Nous avons partagé nos compétences sur ce sujet.
Quel est le statut de votre Collectif ?
Nous nous sommes posés la question de nous constituer en association, ce qui aurait notamment l’avantage de nous permettre de disposer d’un budget. Mais le souhait d’éviter les procédures administratives et de conserver des relations informelles nous a pour l’instant écartés de cette solution.
Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Le Collectif a continué à grandir, nous sommes plus de 500, sur un effectif total de 50 000 salariés, ce qui montre que nous avons progressé, mais qu’il reste beaucoup à faire. Nous avons beaucoup développé les échanges informels, « en off », dans une logique d’influence. Nous avons approfondi notre logique de fonctionnement autour du débat d’idées, de la réflexion partagée, de la conviction, par laquelle nous développons nos impacts, même s’ils sont par nature peu visibles.
Pour finir, comment définiriez-vous ce que sont Les Collectifs ? Un ferment, un contrepoids, un contrepouvoir (vos collègues du Collectif d’EDF parlent d’un « pour-pouvoir »), un accélérateur de transition, un catalyseur, un poil à gratter, un ami qui vous veut du bien, mais qui ne s’en laisse pas conter ?
Un peu de tout cela ! Je suis intéressée de constater que d’une entreprise à l’autre, les collectifs ne prennent pas la même forme et n’investissent pas les mêmes rôles. Il y a des nuances et des organisations à géométrie variable ! Ce qui nous réunit tous, c’est la volonté de faire changer les choses de l’intérieur.
L’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), qui vient de publier une étude très intéressante sur « La mobilisation écologique des salariés » (voir les références ci-dessous), vous appelle les « écotaffeurs ». Cela vous convient ?
C’est sans doute un reflet partiel de ce que nous sommes. Mais j’apprécie cet ancrage sur le travail. Le taf, c’est du sérieux, c’est un devoir, c’est le quotidien de nombreux salariés. Si on dit qu’au travers de mon travail, je fais mon devoir de façon responsable, en étant consciente et vigilante sur les impacts de mon travail, alors, oui, cela me va !
Pour aller plus loin
– Consultez le site des Collectifs
– Gaëtan Brisepierre et Marguerite Demoures, « La mobilisation écologique des salariés, Panorama des dispositifs de mobilisation en entreprise, Rapport intermédiaire du projet #ECOTAF de l’Ademe, février 2024
– Un regard sur une autre approche de mobilisation des salariés, moins spontanée et plus anglo-saxonne d’inspiration : « Employee Advocacy : une approche collaborative pour le déploiement de votre politique RSE », Management & RSE, 31 août 2023
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