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Dans un article publié en janvier 2019 sous le titre « Erasmus Pro : faire son apprentissage dans différents pays », Metis rendait compte d’une conférence organisée par l’institut Jacques Delors, consacrée aux développements de l’apprentissage en France et en Europe, « L’apprentissage : un avenir pour toute l’Europe ». Il s’agissait de rappeler les mérites de l’apprentissage comme filière de réussite et moyen privilégié de favoriser l’emploi des jeunes, et en même temps de promouvoir un certain nombre d’initiatives et en particulier le lancement d’Erasmus Pro. Parmi les intervenants figurait l’ancien ministre et député européen Jean Arthuis qui avait joué un rôle moteur dans ces développements. Cinq années après, il était intéressant de savoir comment ces projets s’étaient concrétisés et d’interroger pour ce faire Jean Arthuis.

Il convient d’abord de le présenter.

Plusieurs fois membre du gouvernement entre 1986 et 1997 (notamment de l’Économie et des Finances de 1995 à 1997), sénateur entre 1983 et 2014, président du conseil général de la Mayenne de 1992 à 2014, Jean Arthuis a été député européen et président de la commission des budgets du Parlement européen de 2014 à 2019. Très attaché à la question de la formation professionnelle depuis sa première élection comme maire de Château-Gontier en 1971, il a inscrit ce thème à son agenda politique personnel tout au long de sa carrière et soutient aujourd’hui la structuration d’un espace européen de l’apprentissage. En 2020, Jean Arthuis a créé l’association EAM (Euro App Moblity) pour contribuer à cet objectif de développer la mobilité européenne des apprentis dans le cadre du programme Erasmus.

Euro App Mobility est une association sans but lucratif qui a pour mission de développer la mobilité internationale (type Erasmus) des apprentis et des alternants. Depuis 1995, le programme Erasmus est ouvert aux apprentis et alternants. C’est un premier pas, mais les freins et obstacles les cantonnent encore dans des mobilités de courte durée, contrairement aux universitaires et élèves des grandes écoles. EAM vise à déployer des expérimentations pour lever les obstacles et mobiliser les acteurs de la formation professionnelle dans ce but. L’association fédère une trentaine de réseaux de CFA, d’entreprises, d’institutions et personnalités politiques, en France et en Europe, autour d’un projet commun : la création d’un espace européen de l’apprentissage, comme il existe un espace européen de l’enseignement supérieur.

L’interview

En janvier 2019, à l’occasion d’une conférence organisée par l’institut Jacques Delors et consacrée aux développements de l’apprentissage et au lancement du programme Erasmus pro, vous aviez rappelé les principales conclusions du « Rapport sur les moyens de lever les freins à la mobilité en Europe » qui vous avait été demandé par la ministre du Travail. Député européen entre 2014 et 2019, vous avez fait voter, en 2015, un projet-pilote « long term mobility for apprentices » en vue d’identifier et d’évaluer les freins et les obstacles qui empêchent les apprentis de partir plusieurs mois dans un pays étranger pendant leur parcours de formation. Parmi les opérateurs de formation, une vingtaine d’établissements français, dont les Compagnons du devoir, et autant situés dans différents pays de l’Union européenne se sont déclarés volontaires pour expérimenter cette ouverture internationale. Vous avez ainsi mis en évidence les barrières de tous ordres, juridiques, financières, linguistiques, académiques et psychologiques qui cantonnent les apprentis dans des mobilités d’une ou deux semaines, contrairement aux étudiants de l’enseignement supérieur bénéficiaires de séjours constituant de véritables immersions.
Depuis lors vous avez intensifié vos actions dans ce domaine, notamment par la création en 2020 de l’association EAM (European apprenticeship mobility) avec l’objectif majeur de traiter ces difficultés. Il est sans doute trop tôt aujourd’hui pour dresser un véritable bilan de ces initiatives, mais pouvez-vous cependant dire comment elles se développent, quels sont les premiers résultats et les prochaines étapes ? En particulier disposez-vous de statistiques concernant les effectifs d’apprentis ayant déjà bénéficié du programme Erasmus ?

Après avoir organisé les « États généraux de la mobilité des apprentis en Europe » et adopté à cette occasion un manifeste énonçant les prérequis à respecter, au premier rang desquels le projet pédagogique, nous estimons que les centres de formation jouent un rôle essentiel. Dès lors, ils doivent inscrire l’ouverture internationale des parcours de formation dans leurs priorités et procéder au recrutement d’un référent mobilité, intégralement affecté à la mobilité longue des alternants. Son rôle sera notamment d’accompagner les projets des candidats à la mobilité, de guider leurs démarches, d’organiser la relation avec les employeurs, d’assurer l’appui administratif, et aussi de veiller à l’introduction d’enseignements dispensés en langue non francophone à destination des apprentis étrangers accueillis. La mobilité ne peut se développer que si elle est sortante et entrante. Pendant le projet-pilote, des apprentis des pays de l’Est de l’UE ont renoncé à venir en France au motif que les CFA pressentis ne pratiquaient aucun enseignement en anglais.

Ayant ainsi défini les principes, il était impératif de passer aux travaux pratiques. Ceux qui invoquent les freins et les obstacles sont souvent ceux qui refusent tout changement. Face aux difficultés les volontaires trouvent des solutions pragmatiques. Nous avons donc lancé un appel à candidatures auprès des membres d’EAM, la plupart des têtes de réseaux de CFA. 43 ont proclamé leur volonté de déployer la mobilité. Nous les avons réunis dans un consortium nommé Mona (Mon apprentissage en Europe). Les dépenses spécifiques évaluées sur quatre années ont été couvertes à 70 % par le programme « Compétences et métiers d’avenir » du plan France 2030. Le solde est pris en charge par l’appel à projets lancé par les DREETS (Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités) au titre du programme européenne FSE+ (Fonds Social Européen). L’opération est en cours depuis 18 mois, nous en assurons le pilotage après avoir professionnalisé les référents mobilité.

Quant aux chiffres, faute de statistiques précises relatives aux mobilités des apprentis réalisées dans le cadre du programme Erasmus+ à l’échelle européenne, il n’est pas possible de dresser un bilan significatif. La nomenclature européenne des « VET learners » (étudiants ou apprentis de l’enseignement ou de la formation professionnelle) inclut également le public des lycéens professionnels. À cela s’ajoute la particularité nationale française qui fait que le programme Erasmus+ permet également de financer la mobilité des alternants de l’enseignement supérieur. Les derniers chiffres à notre disposition sont ceux de l’Agence Erasmus+ France, selon lesquels sur 68 000 jeunes qui ont pu bénéficier d’une mobilité européenne entre 2018 et 2019, environ étaient 6 800 alternants (tous niveaux de qualifications confondus).

Entretemps, les développements de l’apprentissage en France ont été très marqués depuis la loi de 2018, mais ils ont surtout concerné l’enseignement supérieur et beaucoup moins les niveaux III et IV (CAP, bac pro). Avez-vous été amené à adapter vos démarches à ces changements ?

La mobilité développe les compétences transverses, confiance en soi, agilité, créativité, intelligence collective, compréhension des enjeux sociétaux, ainsi que des aptitudes linguistiques. Tous les experts en conviennent. Le défi majeur concerne les niveaux III, IV et V. Il convient de répondre aux réticences des employeurs et des familles, notamment pour des raisons juridiques et psychologiques. Les jeunes partent sur des périodes de vacances ou de formation, dans ce dernier cas ils suivent les cours en ligne. Différentes formules sont à l’étude, fractionnement de la mobilité en plusieurs périodes d’un mois ou, en relation avec les branches, inclusion de la mobilité dans le contrat d’apprentissage et définition d’un parcours d’enseignement et d’une diplomation spécifiques facilitant le départ de l’ensemble des alternants. Ce qui suppose des partenariats avec des opérateurs de formation situés dans plusieurs pays étrangers.

Ces initiatives appellent la mobilisation des employeurs, publics ou privés. Comment jugez-vous leur engagement ? Qu’en est-il de l’implication des PME dans des projets de mobilité ?

D’ici 2030, en raison du déclin démographique, l’Union européenne va perdre 8 millions d’actifs. Les entreprises, petites et grandes, sont en risque de pénurie de ressources humaines. Les employeurs ont intérêt à se préoccuper de l’accueil et de la formation des jeunes. Il y va de la compétitivité des entreprises et de la dynamique des économies nationales et européennes. C’est une question de souveraineté. Nous alertons les employeurs à ce sujet. Après avoir sensibilisé les opérateurs de la formation, essentiellement les CFA, il importe de mobiliser les employeurs. Dès septembre prochain, nous allons réunir un premier club d’employeurs, sous la présidence de Madame Florence Poivey, présidente de Worldskills-France. Dans un second temps, nous espérons déconcentrer le dispositif et susciter des instances à l’échelon des territoires.

Qu’en est-il de la coopération avec l’Agence Erasmus+, mais aussi avec les pouvoirs publics, ministères de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et du Travail, Haut-commissariat à l’enseignement professionnel ?

L’agence Erasmus+France est l’un de nos partenaires privilégiés. Avec elle, nous avons organisé à Bordeaux, en novembre 2023, les premières « rencontres de la mobilité des apprentis en Europe ». Depuis sa création, EAM bénéficie d’une convention avec le ministère du Travail. Au surplus, en relation étroite avec la DGEFP (Direction générale à l’emploi et la formation professionnelle), nous pilotons un programme de professionnalisation des référents mobilité (MOBLT), financé en partie par le FSE+. Nous sommes en relation avec les différents ministères impliqués dans la formation professionnelle et l’apprentissage et avons en effet rencontré le Haut-Commissaire à l’enseignement et à la formation professionnelle Geoffroy de Vitry qui, en toute cohérence avec l’action de Carole Grandjean, nous a renouvelé son soutien. Au plan européen, nous avons une antenne à Bruxelles EAM EU. Elle intervient auprès des institutions, Conseil, Commission et Parlement. Membre d’EAfA (European Alliance for Apprenticeship), nous animons la communauté mobilité. C’est à ce titre que nous avons organisé, les 3 et 4 avril 2024, la deuxième édition des « États généraux de la mobilité des apprentis en Europe ».

Quel jugement portez-vous sur la mobilisation des pays susceptibles d’accueillir des apprentis français ? Des initiatives du type d’EAM existent elles et si oui dans quels pays ? S’agit-il avec ces initiatives d’encourager aussi l’accueil en France d’apprentis venant de différents pays européens ?

L’Europe peine à étendre ses prérogatives au-delà du marché intérieur, des accords de libre-échange avec les pays tiers et de la monnaie. Les administrations nationales sortent lentement de leurs champs de compétences. Il importe de briser ce cloisonnement et de prévoir, entre autres, des reconnaissances de qualifications supra nationales. S’agissant de l’apprentissage, plusieurs pays sont engagés dans la mobilité, notamment la Finlande, le Danemark, les Pays-Bas, l’Irlande, l’Autriche, l’Estonie, certaines régions en Allemagne, en Espagne et en Italie. Par ailleurs, la Commission est active. Elle vient de faire adopter par le Conseil européen une Recommandation prometteuse « Europe on the move » assortie d’un volet charpenté destiné à la mobilité des apprentis.

Quelles leçons générales tirez-vous de ces actions et quelles restent les difficultés majeures que vous rencontrez ?

La première leçon est de reconnaitre la formation professionnelle au rang des grands investissements d’avenir et d’appeler à la mobilisation générale. Si les pouvoirs publics ont mission de lever les barrières juridiques, le mouvement, l’élan décisif ne peut venir que des acteurs eux-mêmes et des territoires. Ensemble, avec confiance, à l’heure de la mondialisation, osons nous projeter dans l’avenir.

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Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.