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par François Fontaine

Alors que l’Europe fait actuellement l’objet d’interrogations, de doutes, de rejets, Metis vous propose de revenir sur l’histoire de sa naissance.Témoin direct des événements qui devaient aboutir à la création de la Communauté, François Fontaine alors chef de cabinet de Jean Monnet en a fait, 25 ans après, le récit détaillé.

 

La naissance de l’Europe, elle, est un commencement absolu issu d’une création fulgurante. Le matin du 9 mai, il n’y avait rien, rien que de la confusion et de l’inquiétude sur tout un continent où l’on regardait passivement remonter les périls. Le soir, il y avait une décision, un processus en marche, et une nouvelle espérance. Que s’était-il passé ?

 

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Le ministre des Affaires étrangères entra dans le salon d’apparat où l’attendaient plus de cent journalistes assis sur des rangées de chaises qu’on venait d’installer en hâte. C’était un homme timide qui marchait d’un pas feutré, et inclinait sa silhouette comme pour diminuer sa taille et mieux regarder ses interlocuteurs par-dessus ses lunettes. On voyait surtout son crâne luisant et pointu. Il avait l’apparence modeste et c’est d’une voix neutre, difficilement audible, qu’il dit « Messieurs, je vous remercie d’être venus pour entendre la communication que j’ai à vous faire au nom du gouvernement ». Il prit place derrière une table, sous la pendule qui orne la cheminée monumentale. Il commença la lecture d’un papier solennel où il était question de l’entente entre la France et l’Allemagne. L’accent de l’homme était singulièrement allemand pour les Français, français pour les Allemands. On savait qu’il était né sur les frontières, qu’il avait fait ses études d’un côté, sa carrière de l’autre, ses adversaires disaient qu’il avait porté deux uniformes. On ne s’étonnait pas de l’entendre parler des relations franco-allemandes.

 

En réalité, il parlait de l’Europe et, discrètement, en ce beau jour de printemps, posait ses fondations. C’était le neuf mai mil neuf cent cinquante et il était dix-huit heures au Salon de l’Horloge du Quai d’Orsay.

 

Un homme timide prend un risque historique

Il n’y a pas de photos, pas de films, pas d’enregistrement de cette conférence de presse qui avait été improvisée à l’heure du déjeuner, après un Conseil des ministres exceptionnellement long. On avait oublié de prévenir les chasseurs d’images et de sons, et les documents que l’on croit voir ou entendre aujourd’hui sont des reconstitutions ou ont trait à des cérémonies ultérieures. Cette lacune n’était pas tout à fait accidentelle. L’homme timide Robert Schuman, savait qu’il prenait un risque historique dont le succès dépendait d’un effet de surprise. On ne monte pas – ou du moins on n’avait pas, à cette époque-là, l’habitude de monter – un spectacle audio-visuel en deux heures. Mais ces deux heures étaient un délai suffisant pour convoquer des journalistes accrédités et, à travers eux, faire éclater une action concertée dans le secret, lui donner un cours irréversible.

 

Il s’agissait bien de cela et les journalistes eux-mêmes ne connaissaient pas la nature de la communication qu’on allait leur faire. Quelques-uns seulement savaient qu’elle serait importante parce qu’ils avaient en main la première édition du Monde qui titrait, en première page : « Demain, à Londres, la France proposerait l’association des industries-clés européennes ». Quelques mots provenant d’une indiscrétion calculée précisaient : « Il s’agit, croyons-nous savoir, d’une suggestion hardie en faveur d’un nouvel effort d’intégration économique de la part des nations de l’Europe occidentale ». Mais on commençait à douter de la hardiesse de cette suggestion en entendant les phrases généreuses et générales que lisait laborieusement le ministre. C’est peu à peu que se dégageaient de ce message ouaté des objets que les plus avisés reconnurent comme des instruments chirurgicaux. On allait opérer l’Europe malade.

 

Pourtant le conseil des ministres de ce mardi 9 mai n’avait pas eu la solennité des colloques pré-opératoires. Avancé d’un jour par rapport au rituel français pour permettre au ministre des Affaires étrangères de partir le soir même muni d’instructions à la conférence tripartite de Londres, il avait été surchargé par une communication de dernière heure de M. Robert Schuman. Celui-ci n’avait pas cherché à ouvrir un débat. Il se borna à convaincre le Conseil qu’il ne pouvait aller, une fois de plus, retrouver ses collègues occidentaux, MM. Bevin et Acheson, sans leur soumettre une proposition française sur l’Allemagne dont il donna un aperçu rapide. Qui se fut permis de discuter la compétence de M. Schuman sur le problème et qui fit une objection? Pas ceux des membres du gouvernement qui, personnellement avertis, tels René Pleven et René Mayer, étaient aussi des partisans du projet, et pas davantage ceux qui, en plus grand nombre, en entendaient parler pour la première fois et pensaient qu’il fallait, en effet, faire un geste de bonne volonté. L’idée de « combinats » industriels était dans l’air depuis quelques mois. On disait aussi « condominium » ou « consortium ». A l’heure du déjeuner, donc l’atmosphère n’était pas à la révolution.

 

Cependant, dès qu’il eut obtenu cet accord, M. Schuman retrouva ses collaborateurs avec beaucoup d’émotion parce qu’il savait, lui, qu’il allait commettre un acte historique. La portée de ce qu’il avait minimisé le matin, il fallait maintenant l’exalter. Il était difficile, par nature, à cet homme discret de faire un geste spectaculaire. Les grands mots, les formules sonores avaient peine à sortir de sa bouche. S’il n’eut pas été aussi convaincu de la nécessité d’agir, et du caractère extraordinaire de sa proposition, il eut atténué l’éclat du style du papier qu’il allait lire en public. Mais au contraire, il l’accepta sans retouches, et même il le rehaussa : dans son bureau, au cours de l’après-midi, il écrivit de sa main ce beau préambule :

 

« Il n’est plus question de vaines paroles, mais d’un acte hardi, d’un acte constructif. La France a agi et les conséquences de son action peuvent être immenses. Nous espérons qu’elles le seront. Elle a agi essentiellement pour la paix. Pour que la paix puisse vraiment courir sa chance, il faut, d’abord, qu’il y ait une Europe ».

 

Le coup de la rue de Martignac

« La France a agi… ». Derrière cette affirmation vigoureuse, inhabituelle dans le style de notre diplomatie, qu’y avait-il ? Rien qu’un texte de cent vingt lignes écrit à la campagne quelques jours auparavant par un homme qui n’avait point de mandat pour s’occuper de ces affaires-là, et lu par un autre homme qui en avait reçu une copie dans un train. Les « étages » du Quai d’Orsay ne se doutaient pas de ce qui se tramait au rez-de-chaussée, et l’écho leur en parvenait en même temps qu’il se propageait à Bonn et à Rome. Ils affectèrent d’être au courant, mais n’oublièrent jamais le mauvais procédé. La France, ce jour-là, ce n’était pas la grande et vieille machine des Services, c’était deux hommes agissant à titre quasiment personnel, non sans avoir respecté le minimum de procédure constitutionnelle. Ce minimum était largement suffisant (le Conseil des ministres n’avait-il pas été consulté ?), et cependant il régnait une atmosphère de conspiration. C’est que l’homme qui avait écrit le texte, l’homme sans mandat spécial, se trouvait dans le Salon de l’Horloge, mêlé aux journalistes. Sa présence donnait un relief très particulier au contenu de la proposition ambiguë qui traitait à la fois de charbon et d’acier et de fédération européenne.

 

Cet homme étant connu surtout pour son action économique. Jean Monnet était alors Commissaire au Plan. On savait qu’il aimait les idées simples et qu’il ne s’attachait qu’aux projets concrets.

 

Il avait insufflé à la France un nouvel état d’esprit – la modernisation – et il lui avait rendu des moyens d’action – un équipement. Il n’avait pas lancé son pays dans de vains efforts de prestige, ni même d’agrément. Ses objectifs étaient ingrats, peu raffinés : il s’intéressait exclusivement aux secteurs de base, et il martelait obstinément, depuis cinq ans, des instructions qui, à leur tour, martelaient l’instrument du redressement de la France. Le charbon et l’acier étaient inscrits en tête des priorités de son plan français et on ne s’étonnait pas de les retrouver au centre de son projet européen. Ou plutôt, le fait que ce jour-là, « le gouvernement français propose de placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe », ce fait, lié à la présence insolite de Jean Monnet auprès de Robert Schuman, accrédita d’un « coup de la rue de Martignac ». Le Quai d’Orsay était investi par les commandos du plan qui, non loin de là, travaillaient jour et nuit à la prospérité intérieure du pays. Cette prospérité, bientôt mise au service d’une grande diplomatie encore anémiée, allait permettre à la France de jouer à plein sa partie dans le concert des puissances. Mais le Quai d’Orsay entendait bien qu’on lui passât l’instrument une fois forgé. Il n’avait que faire des forgerons, gens dépourvus de manières.

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François Fontaine est chef de cabinet de Jean Monnet au Commissariat au Plan puis, après la création de la Haute autorité du charbon et de l’acier à Luxembourg, en 1952, il devient le chef de cabinet du président Jean Monnet. Plus tard, François Fontaine dirige le Bureau d’information de la Commission européenne à Paris. Intime de Jean Monnet, il joue également un rôle actif dans la rédaction des « Mémoires » de ce dernier (Fayard, 1976).


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