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par Benjamin Coriat

L’emploi et le travail sont-ils devenus des variables d’ajustement dans les entreprises du CAC et du DAX ? Benjamin Coriat économiste (CEPN – Centre D’Économie De Paris Nord- Université Paris 13) présente les résultats d’une large enquête menée avec Christopher Lantenois sur la relation entre finance et direction dans les entreprises cotées de France et d’Allemagne.

 

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Cette enquête sur l’influence de la shareholder value sur les stratégies industrielle a été menée sur des données collectées entre 1999 et 2007. Les données sont extraites d’un panel de grandes entreprises du CAC40 pour la France, du DAX pour l’Allemagne. Il s’agit donc de grandes ou très grandes entreprises sur lesquelles on dispose de données relativement précises et détaillées.

 

Premier résultat : la structure de la propriété du capital s’est transformée de manière spectaculaire. On assiste à une déconcentration dans la structure de la propriété du capital. La part du premier actionnaire dans le pourcentage total baisse de 16,9 à 9,4% pour le DAX, de 21,5 à 13% pour le CAC. La part des cinq premiers actionnaires passe de 39,2 à 23,4% pour le Dax et 44,8, à 21,9% pour le CAC, impliquant une forte dilution de l’actionnariat

 

A cette dispersion de l’actionnariat, s’ajoute la montée des investisseurs institutionnels. En France, le mouvement s’amorce dès 1986 (avec les privatisations) et va se traduire finalement, notamment après la mise sur la marché des paquets d’action correspondant aux « noyaux durs » par une très grande ouverture du capital des entreprises françaises aux investisseurs non résident qui détiennent quelques 50 % du capital . En Allemagne, c’est une Loi du gouvernement Schmitt qui va déclencher le mouvement. Présentée au Parlement par le gouvernement Schröder en juillet 2000 afin de renforcer l’attractivité de l’économie allemande, la loi sur l’impôt sur les sociétés (Körperschaftsteuergesetz, entrée en application au 1ier janvier 2002) exonère d’impôt les plus-values de cession de participations capitalistiques détenues depuis au moins un an, quelque soit le niveau de participation, alors qu’elles étaient jusqu’à alors taxées à hauteur de 50%. L’effet de la loi est spectaculaire. Après le vote de la réforme, on a assisté à une vente massive d’actifs.

 

Quelle est l’influence de ces changements sur la gouvernance et les performances de l’entreprise ? Tout d’abord, on constate une évolution spectaculaire des profits. Sur la période, le profit médian augmentent de 140%, pour le CAC, de 200% pour le DAX. Ensuite, force est de constater que le ROE (return on equity – rentabilité des fonds propres) s’élève régulièrement pour atteindre (et dépasser en fin de période) la barre symbolique des 15%. Cette norme de 15% n’est dons pas un phantasme. Elle a bien été recherchée et elle a été obtenue, et ce tant en France qu’en Allemagne. Dans le même temps les dividendes par action ont été multipliés par 2 pour 60% des entreprises du DAX, pour 47,5% de celles du CAC. Les taux de distribution des dividendes sont aussi élevés en France qu’en Allemagne, mais ils ne convergent pas exactement au cours du temps. Ils sont plus volatiles en Allemagne.

 

Enfin, le rachat d’action, une des pratiques typiques de la shareholder value, et visant à racheter des actions pour les détruire et ainsi faire croître la valeur relative du stock d’actions en circulation n’est utilisé massivement que par un nombre limité d’entreprises. Il faut aussi signaler qu’en France, cette pratique a souvent été aussi utilisée pour racheter des actions destinées à être redistribués aux salariés dans le cadre des programmes d’intéressement

 

Au total il ressort des données que « créer de la valeur » est devenu pendant la période, synonyme de créer de la valeur pour l’actionnaire. Si on ajoute à ces données sur la performance des entreprises la pratique généralisée (mais confinée aux hauts dirigeants) des bonus, stocks options, parachutes dorés et autres douceurs… , il est clair que l’on assisté à un changement radical de période. C’est en effet la fin de l’idéologie visant à présenter l’entreprise comme  « une communauté de destin ». Longtemps on a en effet présenté l’entreprise comme un lieu partagé, une communauté. Au nom de quoi on demandait à tous, en cas de difficultés d’assumer sa part des problèmes, de se « serrer les coudes ». Les licenciements eux-mêmes étaient présentés comme un drame collectif, auquel il fallait se soumettre pour permettre à l’entreprise de survivre. Tout ceci est terminé.

 

A partir du moment où on installe dans les rémunérations entre les managers et salariés les écarts abyssaux qui sont aujourd’hui la norme, c’est la fin de cette idéologie… Le plus grave, peut être n’est pas tant les écarts et les inégalités de rémunérations elles-mêmes, mais le discours qui les accompagne et qui leur sert de justification. Car la justification avancée est : nous nous approprions la valeur créée par l’entreprise car c’est nous qui l’avons créée ! Vous (les salariés) n’êtes rien ! Au sens strict vous ne valez rien ! La valeur, c’est nous. Certains comportements déviants, chez les salariés, menaçant de mettre des produits toxiques dans les fleuves ou de faire exploser leur entreprise, sont clairement une réponse à cette position affichée par les managers et les actionnaires. L’idéologie de la valeur pour l’actionnaire a détruit le lien social dans l’entreprise. L’homme est un fusible. La nouvelle idéologie diffusée par le management est clairement de type « Prends l’oseille et tires toi ! … ». L’emploi et le travail sont devenus des variables d’ajustement, utilisées souvent de façon anticipée, alors que l’entreprise engrange des profits, pour garantir dans le futur non la survie de l’entreprise mais l’accroissement des taux de rentabilité (et par suite des niveaux encore accrus distribution des dividendes aux actionnaires et de rémunération des hauts managers).

 

Impact social

Le ROE à 15%, la distribution de cash aux actionnaires et la maximisation des bonus et stocks options aux hauts dirigeants sont les nouveaux points fixes de la gestion de l’entreprise. L’entreprise s’est transformée – pour le compte des actionnaires et hauts dirigeants – en un centre de mobilisation et de valorisation de ressources précaires que dans toute la mesure du possible on fait venir de l’extérieur. Ainsi des ressources financières (par recours aux investisseurs institutionnels et/ou à l’endettement en faisant jouer des effets de leviers multiples), des ressources et compétences techniques (par recours accéléré à la sous-traitance industrielle ou de service, et nous le verrons tout à l’heure, en externalisant des métiers hautement qualifiés et stratégiques) et des ressources humaines, travailleurs eux-mêmes (par multiplication des contrats temporaires de toutes natures : CDD, intérimaires, stagiaires … ). La firme proprement dite, n’existe plus sans un archipel de services et activités externalisés qui constituent une sorte de « firme externe » intimement reliée à elle et sur laquelle elle exerce son commandement, sans assumer les coûts fixes que cela représenterait si ces activités étaient internalisées. Comme le montre de façon spectaculaire la crise qui aujourd’hui frappe TOYOTA, ces pratiques ne sont pas sans risques pour les entreprises !

 

Quel est l’effet de ces mutations sur les stratégies industrielles ? On constate un très fort recentrage des entreprises sur un nombre restreint de métiers avec cession massive d’activités considérées comme insuffisamment rentables. Parallèlement on assiste à la multiplication des fusions entre semblables, avec recherche des effets de taille et de position de monopole.

 

Quant aux effets sur l’emploi et le travail la théorie de la « segmentation des marchés du travail » combinant la prise en compte de l’évolution du statut et celle des rémunérations, permet de distinguer quatre tendances de fonds que l’on peut associer à ces évolutions du corporate governance et de la gestion des entreprises.

 

Primo, on assiste à un fort développement de la flexibilité externe, illustrée par une large secondarisation des emplois. Soit on sous-traite dans des entreprises où les statuts sont plus faibles, soit on étend le recours à du travail intérimaire ou précaire. Souvent les deux techniques sont utilisées de conserve. La frontière entre l’emploi et le non-emploi devient alors très fluide.

 

Deuxio, on observe une certaine tendance à la flexibilité interne pour des groupes limités de salariés, dont les compétences sont stratégiques, même s’ils n’occupent pas dans la hiérarchie des positions spécialement élevées. Ces groupes voient alors leur statut s’améliorer. On les associe au bénéfice de la finance avec accès aux Plans d’Epargne Salariale, au partage du profit, à la redistribution d’actions… Cette orientation est cohérente avec la nécessité de stabiliser à l’intérieur de chaque entreprise un minimum de compétences et d’armature technique capable de faire face aux aléas et de garantir la qualité des produits.

 

Dans mon livre Made In France, je développe en détail ce point de vue. Pour des pays comme les nôtres, faire face à la concurrence des pays à bas salaires suppose qu’à chaque niveau de la gamme des produits (et en particulier pour les gammes basses), il faut se battre sur la qualité et construire une avantage qualité. Ce qui correspond à une stratégie que je désigne comme relevant de la compétitivité-qualité. Satisfaire à cette exigence requiert l’implication des collectifs de salariés. La flexibilité interne – telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui par les grandes firmes financiarisées – constitue ici une sorte de  « service minimum » eu égard aux exigences de la compétitivité-qualité. C’est le moins qu’elles peuvent faire, si elles veulent assurer la pérennité de leurs savoir faire de base…

 

Tertio, on voit le développement sur grande échelle de nouveaux marchés professionnels. Les métiers de la comptabilité, du droit, du design, du marketing,… autrefois largement internalisés sont aujourd’hui presque entièrement externalisés. Il s’agit d’un des aspects essentiels du développement de cette firme « externe » mise en place sous l’influence de la finance, même pour certaines des activités stratégiques de l’entreprise auxquels je faisais référence plus haut.

 

Enfin, quatrième tendance, les formes de rémunération sont surcodifiées par des formules financières qui individualisent les salariés et les font dépendre des performances de l’entreprise. Les anciennes formes de rémunération sont articulées à des formules d’essence financière : intéressement, partage des bénéfices, primes, accès aux plans d’épargne salariale et pour les plus hauts gradés : stock options… (Notez que si en France, les stock options sont encore limités aux hauts managers, aux USA, ils sont plus largement diffusés.)

 

Par rapport à la France, l’Allemagne a connu une moindre progression de la flexibilité externe, en partie du fait de la prégnance de la négociation collective (Mitbestimmung). Par contre, les entreprises allemandes ont énormément délocalisé dans les pays de l’Est, où elles ont investi massivement dans des installations neuves ou entièrement modernisées, avec des salariés bien formés, mais dont les salaires sont plus bas. Ce faisant les grandes entreprises allemandes ont comme étendu leurs frontières et leurs bases en investissant à l’Est. Les entreprises multinationales françaises ont quant à elles davantage procédé à des délocalisations « au long cours », vers les zones à bas salaire, sans que l’on puisse discerner des zones « cibles » privilégiées.

 

Au final, même dans la gestion industrielle et dans celle de l’emploi, la finance a obtenu ce qu’elle voulait : la liquidité. La flexibilité recherchée sur le marché du travail, fait écho à la liquidité obtenue sur le marché des actifs. Le travail est par elle traité comme un coût et non comme une ressource créatrice de valeur. En effet, le travail –lorsqu’il est constitué par de l’emploi stable – apparait comme un coût fixe. Il ne constitue finalement que de 30-40% du coût total (suivant les secteurs et les activités, quelquefois beaucoup moins…), mais pour la finance il constitue une rigidité qui va contre son idéal. Ce que recherche par-dessus tout la finance et ce qu’elle a obtenue pour elle-même c’est la liquidité. Son combat aujourd’hui vise à gagner des espaces supplémentaires de liquidité pour les facteurs « fixes » qui constituent l’entreprise, à commencer par le travail.

 

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Réinventer une relation de travail/emploi en réglementant

La finance, les marchés financiers ont des comptes à rendre. Il est incroyable que l’on ait à ce jour, si peu avancé dans la réglementation des marchés financiers et des métiers de la finance.

 

Obama a proposé de séparer banque de détail et banque d’affaires, les activités de spéculation des activités de dépôt et de prêt. Pendant un moment les banques ont été marginalisées par la montée de la finance. Puis elles ont changé de métier. Le prêt n’est plus leur métier principal. Elles se sont muées en « conseillères » et » gestionnaires de fonds », avec tous les travers et les excès qu’a révélée la crise des subprimes. D’une certaine on n est donc revenu à la case départ, celle d’avant 1929, quand l’absence de règlementation générait des crises financières et monétaires continues. Il faut désormais réformer en profondeur le système bancaire et financier.

 

Toute la dérèglementation financière a été vendue sous l’argument que la banque coûtait cher. L’argument était qu’en ouvrant les marché financiers, les taux d’intérêts baisseraient, les financements seraient plus aisés et plus abondants Mais derrière ces avantages (réels ou supposés) il y avait une série de problèmes, de dangers et de risques. Car l’investisseur (institutionnel ou non), l’actionnaire ne prête pas gratuitement. L’histoire a montré qu’il a su utilisé son pouvoir à plein. Jusque et y compris pour modifier en profondeur les modes de gouvernement et de gestion des entreprises., afin de capter à son bénéfice la valeur créée.

 

A mon sens il est urgent d’enregistrer tout cela et d’en tirer les conséquences. Il est indispensable de revenir à une réglementation stricte de la finance et de ses métiers. Sans cela il ne faut pas espérer et ne peut pas escompter une modification dans la gestion des entreprises.

 

Et qu’on ne me dise pas qu’il est « difficile » de règlementer efficacement ? Prenons le cas des paradis fiscaux. Comment mettre fin aux paradis fiscaux ? C’est fort simple : il suffirait de poser, ce qui serait le minimum, que plus aucune entreprise cotée, qui lève l’argent des épargnants, ne peut avoir le moindre compte dans un paradis fiscal, et que si on en découvre, elle sera sanctionnée, retirée de la cote. La contrepartie à être côté en bourse, du pouvoir donné de lever l’argent des épargnants, c’est la transparence. Or dès lors qu’une activité ne figure pas dans les rapports d’activité, elle est clandestine. On est en pleine hypocrisie. Si les paradis fiscaux ne sont pas supprimés, ce n’est pas qu’il est difficile d’y parvenir. C’est seulement qu’ils constituent l’arrière cour des grandes multinationales de la planète (à commencer par les banques et les établissements financiers) et que celles-ci sont (encore) suffisamment puissantes pour préserver du contrôle, une partie de leurs activités parmi les plus lucratives.

 

Si l’objectif est d’aller vers des relations de travail assainies, il faut limiter la liquidité des marchés. Il n’est pas possible que la finance puisse se balader, sans avoir de comptes à rendre des marchés les plus règlementés où elles lèvent l’argent des épargnants vers les marchés les plus étranges, les plus artificiels et les plus exotiques, mettant aux passages tous salariés du monde en compétition les uns avec les autres. Seules des limites imposées à la liquidité peuvent donner des nouvelles marges de manœuvre. Si les gestionnaires ne sont plus sous la menace permanente « d’exit » de leurs actionnaires, ils pourront envisager des stratégies différentes de celles développées dans le passé récent.

 

Bien sur il faut réaliser d’autres conditions pour aller vers des relations d’emploi et de travail assainies. Mais réglementer la finance et restreindre le pouvoir des actionnaires est la condition des conditions. C’est par là qu’il faut commencer, si l’on veut rendre possible d’autres évolutions.

 

 

 


 

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