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par Isabelle Chapellière

S’inspirer des principes de la finance islamique pour réformer la finance mondiale ? Isabelle Chapellière, professeur d’économie à l’Université d’Aix en Provence analyse les enjeux dans le secteur financier.

 

Dubai fiance islamique

A l’horizon 2010, la finance islamique est estimée à près de 1000 milliards de $ (700 millards d’€) d’actifs, mais surtout, sa croissance dans les 5 prochaines années est annoncée comme 2 fois plus rapide que celle de la finance conventionnelle (environ 15 % par an). Les banques occidentales multiplient l’offre de fonds gérés « islamiquement », n’hésitant pas à s’installer directement dans les pays musulmans. Ainsi, U.B.S. (Union des Banques Suisses) a ouvert, en 2002, après Citigroup, une succursale à Bahreïn, Noriba Bank. Citibank et Barclays Bank ont à la fois des succursales d’opérations islamiques et comptent des clients non musulmans tels que IBM, Xerox, General Motors et Daewoo. BNP Paribas et la Société Générale ont créé des filiales bancaires islamiques opérant, pour l’instant, hors du territoire de la métropole.

 

Actuellement, la banque islamique (environ 300 dans le monde) comprend deux modes d’implantation : les banques totalement islamiques (80 % sont dans les Etats du Golfe (principalement E.A.U, Bahreïn principale place), 10% en Asie du Sud (Malaisie) et 10% en Afrique et Europe) et les guichets islamiques de banques conventionnelles (BNP-Paribas, Société Générale, Crédit Agricole qui opèrent depuis des filiales hors territoire français (et à la Réunion)).

 

On assiste actuellement, dans les pays musulmans en premier lieu, mais également de plus en plus fréquemment dans les pays occidentaux, à une interpénétration croissante entre finance conventionnelle et finance islamique, la frontière entre les deux étant de moins en moins étanche. La finance islamique s’implantera donc en France en 2010. A l’ouverture du G20, Christine Lagarde avait dit qu’ « il serait opportun de s’inspirer des principes de la finance islamique pour réformer la finance mondiale ».

 

Principe d’investissement responsable

La finance islamique est basée sur trois principes essentiels. Primo, la prohibition de l’intérêt, le ribâ, remplacé par un partage des profits et des pertes, qui réduit l’antagonisme entre les apporteurs de capitaux et ceux qui les font fructifier par leur travail et leur savoir-faire. Loin de représenter une alternative au capitalisme financier actuel, elle correspond davantage à une réponse des banques conventionnelles pour mobiliser, dans l’avenir l’épargne de musulmans tant au niveau national, – on compte environ 5 millions de musulmans en France – que pour attirer les fonds souverains issus des excédents pétroliers des pays du Golfe.

 

Secundo, l’interdiction du garhar, du maysir, de l’incertitude et du hasard, qui donnent lieu à la spéculation. Le risque calculé d’un investissement est autorisé, mais pas la spéculation, d’où la contrainte d’adosser tout financement à un actif tangible (principe de l’asset-backing) exemple : un investissement peut se faire financer par une obligation islamique adossée à un immeuble, qui donnera lieu à un flux monétaire de loyers générant une rémunération du créancier, mais la titrisation est interdite.

 

Tertio, l’interdiction du financement d’activités considérées comme illicites, haram, par la loi islamique, comme les jeux de hasard (pas de casinos), la prostitution, la production d’armes ou d’alcool, l’industrie porcine… On retrouve ce principe d’exclusion dans la finance éthique en faveur du développement durable et dans l’investissement socialement responsable.

 

Il existe environ une quinzaine de types de placements dans la banque islamique, difficilement standardisables. Néanmoins, on peut distinguer deux grandes catégories de produits islamiques : les techniques de financement participatif (Mudhâraba, Musharaka) et celles basées sur un actif (Murabaha, Ijara et Ijara wa Iktina).

 

Des critères extra financiers s’associent au filtrage financier, ce qui aboutit souvent à effectuer des rapprochements entre finance islamique, épargne solidaire et investissement socialement responsable. L’enjeu est donc ici d’ordre éthique : la finance islamique est-elle capable de « civiliser » le capitalisme ? De réduire les risques systémiques ? De redonner à la banque son rôle premier d’intermédiation et de partage des risques ? La réponse réside dans sa spécificité réelle par rapport au système bancaire conventionnel, quant à la suppression de l’intérêt.

 

La banque islamique, pour poursuivre son expansion, doit résoudre une contradiction importante : la nécessité de proposer des produits d’épargne innovants et performants tout en restant conforme à ses objectifs premiers.

 

Dans la crise

Face à la grave crise financière de 2008, dite « crise des subprimes », la finance islamique pourrait permettre de lutter contre la crise de confiance des banques entre elles et des banques envers ménages et entreprises pour plusieurs raisons. Elles sélectionnent davantage les projets, car le risque étant plus présent par le système de partage de profits et pertes, elles investissent sur des projets moins risqués. Elles interviennent dans une relation de partenariat avec un entrepreneur : en ayant une responsabilité importante dans la gestion des fonds, elles ont tout intérêt à maximiser la rentabilité économique du projet productif, contrairement aux banques conventionnelles, qui n’ont aucun engagement dans la sphère productive, une fois le prêt accordé. Tout crédit est adossé à un actif réel. La titrisation, pratique qui consiste à transférer le risque d’une créance sur un autre investisseur, similaire à une vente de dette, est interdite par le Coran : les banques islamiques seraient donc exclues de ce marché interbancaire de créances qui se sont révélées défaillantes.

 

Les banques islamiques n’ont toutefois pas été totalement épargnées par la crise financière. La nature de la finance islamique n’en est pas pour autant remise en cause dans la réduction du risque, les institutions financières islamiques du Golfe subissant également la baisse des prix du pétrole et le retournement du marché immobilier dans lequel elles sont très engagées. Le cas de Dubaï est lié à cette forte concentration des investissements sur le secteur immobilier qui a connu une bulle spéculative et une forte dépréciation des biens immobiliers (hôtels, bureaux…), engendrant une crise de solvabilité.

 

Les arguments affirmant la supériorité de la finance islamique à garantir une stabilité du système financier global ne sont bien évidemment valides que si le respect de ses principes est réellement présent dans toutes opérations de financement islamique et si la finance islamique n’avait pas tendance à se rapprocher parfois excessivement de la finance conventionnelle dans son fonctionnement réel (titrisation possible une seule fois, en théorie).

 

Promesse d’investissement… durable

L’intérêt de la finance islamique en France consiste également à bénéficier, comme d’autres pays européens comme la Grande Bretagne ou l’Allemagne, des capacités de financement des pays du Golfe pour financer les projets d’investissements des grandes entreprises françaises, particulièrement dans les pays du Golfe en passant par les banques françaises installées là-bas ou attirer les capitaux du Golfe : la France est le seul pays noté AAA avec le R.U. et Singapour à développer des produits islamiques. Mais il s’agirait également de financer des PME en France par le système de participation pour des entrepreneurs musulmans (alternative au crédit peu accessible pour les PME) et l’investissement immobilier des ménages musulmans (5 millions de musulmans en France) et de financer les dépenses des collectivités territoriales par l’émission de sukuks (obligations islamiques).

 

Au-delà des débats politiques liés au respect de la laïcité et au développement du communautarisme, les enjeux économiques sont de taille : il s’agit pour la France de financer à long terme son économie, le déficit de sa balance des paiements, et éventuellement les déficits publics, dans un contexte récent de raréfaction de l’épargne mondiale à cause de la crise financière et néanmoins d’abondance des capitaux en provenance du Golfe et de pays émergents, qui cherchent des opportunités d’investissement.

 

Cet article est paru dans Prospective.fr – Février 2010 – Rubrique : Rencontres SICS

Isabelle Chapellière est professeur d’économie à l’Université d’Aix en Provence, auteur de Ethique et Finance en Islam, Ed. Koutoubia, Paris 2009


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