Qu’ont en commun 868 Congolais devant les Prud’hommes de Paris et un importateur de bois accusé de financer la guerre civile au Liberia ? Ces dossiers sont portés par l’association Sherpa, qui instruit depuis 2001 une dizaine de « crimes économiques » par an. Les juristes de Sherpa conseillent les victimes de l’activité économique de firmes françaises ou plus souvent de leurs filiales. Entretien avec Maud Perdriel-Vaissière, juriste, déléguée générale de Sherpa.
Comment en êtes-vous venu à la notion de « crime économique » ?
C’est une notion anglo-saxonne, nous utilisons aussi le terme de « crime du marché », qui englobe non seulement les dommages sociaux et environnementaux, mais aussi la fraude et la corruption.
Quels sont le rayon et le mode d’action de Sherpa ? Ont-ils évolués au cours de ces 10 années d’exercice ?
Sherpa s’appuyait au départ sur l’idée que la mondialisation avait créé de nouvelles formes d’impunité. William Bourdon, (ancien secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l’homme et avocat au Barreau de Paris) était animé par cet esprit. Persuadé que certaines entreprises transnationales commettent l’équivalent de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité en toute impunité. Pour sa première affaire, Sherpa s’est attaqué à Total en Birmanie. William Bourdon a permis à deux personnes qui avaient été soumise au travail forcé de porter plainte. Cela entrainé l’ouverture d’une information judiciaire, qui a aboutit à une transaction avec la population.
Nous travaillons actuellement sur le rôle joué par DLH, marchand de bois européen, qui importait du bois précieux du Liberia à l’époque, où Charles Taylor finançait la guerre civile (1989-2003) avec l’argent du bois. C’est la même logique que les diamants du sang. Quand le diamant a été frappé d’embargo, le bois à prix le relais.
Comment choisissez-vous affaires, qui sont souvent des dossiers très politiques ?
Nous sommes d’abord tombés sur ces affaires au gré de rencontres. Maintenant que nous sommes un peu connus, ce sont parfois des représentants de la société civile locale, ou des membres de la diaspora qui nous alertent. Quand une affaire éclate, comme celle du Probo Koala par exemple, dès que nous en avons entendu parlé, nous avons dépêché un observateur sur place, en lien avec le cabinet britannique de Martyn Day (Leigh Day & Co). (Plus de 200m3 du chargement du Probo Koala : pétrole, sulfure d’hydrogène, phénols et soude caustique ont été épandu dans une dizaine de zones habitées d’Abidjan, provoquant la mort d’une dizaine de personnes et 30 000 intoxications).
Quel bilan tirez-vous de ces 10 premières années d’activité engagée ? Il semble que les ONG s’impliquent davantage dans la coopération avec les Etats et les entreprises à présent.
En effet, cette évolution ne faisait pas partie de notre stratégie au départ. Aujourd’hui, les crimes sociaux et environnementaux font débat. Le débat sur la responsabilité sociétale n’existait pas il y a 10 ans. On observe un peu partout une recrudescence des engagements, de groupe volontaire, de groupe de travail. Encore faut-il rester vigilant sur des chiffres ou des formules qui sont de la communication fallacieuse.
Le droit tel qu’il est aujourd’hui ne permet pas d’appréhender toutes les situations. Il faut faire preuve d’ingéniosité en s’appuyant sur les droits nationaux, et jusqu’à présent nous n’avons jamais utilisé le même mandement pour permettre aux victimes d’obtenir réparation.
Dans le cas de Comilog (Compagnie Minière de l’Ogoué), nous avons déposé une demande de réparation devant le Conseil des Prud’hommes de Paris pour indemniser le licenciement sans justification et sans indemnisation de 868 salariés congolais en 2007. Ces Congolais était salariés d’une société gabonaise appartenant depuis 1995 au groupe ERAMET, dont l’Etat Français est actionnaire à 30% via Areva. La plainte a été déposé à l’encontre de Comilog France et Comilog international. C’est la première fois que Sherpa engage la responsabilité d’une société mère pour les violations du droit du travail de l’une de ses filiales à l’étranger. La prochaine audience se tient le 17 juin prochain.
L’association travaille actuellement sur un projet de financement controversé de la Banque Mondiale en République Démocratique du Congo. Nous avons donc plutôt recours au judiciaire (devant les juridictions civiles, pénales ou administratives), mais nous n’excluons pas les recours extra-judiciaires (Mécanisme des points de contacts nationaux de l’OCDE, systèmes d’alerte, médiation etc.). Sauf, lorsqu’il s’agit d’indemniser des personnes, ces recours n’ont pas d’effets. Au-delà des affaires, du soutien juridique, nous menons des travaux de recherche, de plaidoyer sur la responsabilité sociétale pour faire avancer le droit.
Le programme 2010-2011 de l’association entend créer un groupe de travail sur les dérives de la finance internationale. Il s’agit de réfléchir aux moyens juridique pour combattre les attaques spéculatives qui permettent à un petit nombre d’individus de s’enrichir au détriment de populations entières.
Repère
Sherpa travaille également en collaboration avec diverses coalitions de la société civile afin de sensibiliser les pouvoirs publics à ces problématiques, et n’hésite pas à être une force de proposition législative. En France par exemple, au sein du Forum Citoyen pour la RSE. « C’est une coalition informelle de représentants de la société civile : d’associations, de journalistes (Alternatives Economiques), syndicats (CGT-CFdT), universitaires et d’agence de notation, précise Marie-Caroline Caillet, juriste à Sherpa. Nous avons été très actifs lors du Grenelle de l’environnement, et suivons le Grenelle II. Nous ciblons également ensemble les actions à mener au niveau communautaire ».
Le Forum Citoyen intervient au niveau européen dans un groupe plus formel à Bruxelles : l’European Coalition for corporate Justice, (ECCJ) en français : la Coalition Européenne pour la Responsabilité Sociale et environnementale des Entreprises. Sherpa utilise plus volontiers le terme de « Corporate Justice », car il s’agit de renforcer la responsabilité juridique des firmes. « D’élaborer un cadre juridique international contraignant pour les entreprises transnationales, afin que la RSE soit une obligation légale et ne relève plus seulement de l’initiative de l’entreprise.
« Nous sommes convaincus que si l’UE joue un rôle leader sur la RSE, elle peut avoir un effet extrêmement bénéfique sur les discussions au niveau international, annonce le site de l’ECCJ. L’adoption de règles internationales afin de rendre les entreprises responsables de leurs opérations à travers le monde représente un potentiel important en terme de Justice Sociale, d’allègement de la pauvreté et de préservation de l’environnement ».
Sherpa a réalisé une série de 9 fiches pédagogiques sur diverses problématiques liées à la RSE. Financées par l’organisation internationale de la francophonie, ces publications serviront de support à des ateliers de sensibilisation sur le même thème organisées en Afrique francophone.
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