par Clotilde de Gastines, Claude Emmanuel Triomphe
Double actualité pour relire cet entretien de Metis avec Michel Rocard.
En hommage tout d’abord à celui qui fut à la fois un militant et un homme d’Etat, un homme d’action et un intellectuel à la curiosité jamais satisfaite. Un homme politique qui savait que la place et la vie des partis est importante en démocratie. Il en a pris sa part avec le PSU, puis avec le Parti socialiste. Mais il savait aussi que la vie politique ne se résume pas aux partis.
Et parce que le sujet est dans l’actualité. Michel Rocard critique la prédominance au niveau de la Commission européenne et du gouvernement allemand d’une pensée monétariste dogmatique, l’indifférence à la réapparition de la pauvreté alors que pour lui, l’Europe peut faire face.
Est-ce que l’Union européenne a sciemment ou non encouragé le mouvement de précarisation des actifs notamment en réclamant la flexibilisation des marchés du travail ?
On peut le dire, ce ne serait pas tout à fait faux, mais c’est aussi le fruit d’une évolution complètement différente. Depuis la fin des années 70, l’économie s’est financiarisée avec la montée des organisations d’actionnaires dans les entreprises. Avant cela, ils n’étaient pas organisés, ce qui permettait aux patrons d’avoir une gestion managériale des entreprises.
Ces organisations d’actionnaires ont d’abord pris la forme de pachydermes : les fonds de pension dans toute la Triade : USA, Europe occidentale, Japon. Puis sont apparus les fonds d’investissements plus petits, plus agressifs, et enfin les fonds d’arbitrage que l’on continue à appeler « hedges funds » en France.
Ensemble, ils forment souvent des minorités de blocage, qui poussent à externaliser et à licencier. Vous avez moins de 10% des nouveaux chômeurs, qui sont inscrits pour cause de délocalisation. Le reste vient des licenciements sous la pression actionnariale et par l’effet du ralentissement de la croissance.
Ce système est arrivé à maturité avec la pensée monétariste qu’on a appelé aussi néolibérale, alors qu’au fond elle n’est pas libérale. Le libéralisme conserve la norme, alors que le monétarisme veut s’affranchir de toute règle. Il mise sur deux axiomes : l’auto-équilibre des marchés démontré par des formules très mathématisées et le postulat que cet équilibre est optimal.
Cela a pour conséquences de mettre à bas le keynesianisme qui voyait dans le salaire, un manière d’assurer le pouvoir d’achat, la consommation et la croissance. À l’inverse, le monétarisme met au pinacle le profit. Si la croissance baisse, les individus auront recours au prêt. Aujourd’hui, la consommation des ménages aux Etats-Unis est financée à 40% par le crédit ! Le monétarisme envisage même de soumettre la culture, la santé et l’éducation aux forces du marché. Cette pensée a été formalisée par Hayek (prix Nobel 1974) puis Milton Friedmann (Nobel 1976) et de nombreux autres.
Dans cette pensée, le travail a perdu toute importance. On voit ainsi monter la précarité, la pression des donneurs d’ordres sur les sous-traitants. Pire ! Les pauvres réapparaissent, c’est à dire des adultes valides, ni chômeurs, ni précaires, mais sans ressources qui avaient disparu dans les années 70.
Au début, l’Union Européenne avait une pensée organisatrice issue du keynésianisme. La PAC est un bon exemple, même si elle est hors catégorie. L’Europe va être cueillie par cette pensée intellectuelle monétariste défendue par le patronat, les grands financiers et enfin par la classe politique. Ces dernières n’ont pas encore produit de logiciel de remplacement, donc l’Union Européenne est incapable de créer un outil pour y résister. Surtout qu’il faut 20 ans pour penser différemment. L’acceptation du keynésianisme n’avait été complète qu’en 1946. En 1997, le jury du prix Nobel d’économie a changé d’orientation en récompensant Amartya Sen, économiste de la pauvreté, puis des régulateurs comme Joseph Stieglitz.
2008 accélère beaucoup les choses. Nous entrons dans une nouvelle phase du débat. Le monétarisme interdit à l’État de jouer le rôle de régulateur. Et l’un des points majeurs est de payer ses dettes. Ce que l’on a pu voir dans les injonctions sur les Etats européens pour qu’ils remboursent leurs dettes, et la mise en place des programmes d’austérité. Sauf que les monétaristes oublient qu’un Etat n’est pas une entreprise. Des individus vivent en Grèce. Ils ont besoin d’une police, d’hôpitaux, etc. Et enfin, cette doxa impose de préserver la croissance. Or l’excès d’austérité en Grèce, en Espagne et même en Grande-Bretagne aggrave la récession et retarde le remboursement des dettes.
Etes-vous confiant dans la capacité de l’Europe à faire face ? Et notamment à créer une véritable Union politique ?
Non. Et ce n’est pas nouveau, je le répète depuis au moins cinq ans. L’Union européenne faisait consensus sur son rôle et sa nature. Les pères fondateurs avaient en tête de créer une entité politique polyvalente. La création de la CECA puis de la CEE ont permis aux 6 Etats fondateurs d’avoir une croissance plus rapide que la croissance mondiale. Mais tout le monde oublie le poids des difficultés d’une gestion liée aux questions qui requièrent l’unanimité.
Tous les pays voisins ont regardé la communauté européenne avec envie et ont souhaité l’intégrer. Les Britanniques sont restés indifférents et silencieux. C’est au moment de la création du marché commun en 1957 qu’ils ont tempêté. Ils ont même essayé de créer une zone de libre échange concurrente. Puis finalement ils ont posé leur candidature en 1963, rejetée par de Gaulle. En 1969, ils ont déposé une nouvelle demande. De Gaulle a refusé verbalement, et a dû quitter le pouvoir. L’arrivée de Georges Pompidou a tout changé. L’adhésion a été négociée en 6 mois, très vite et sans régler bon nombre de questions qui posent toujours problème aujourd’hui. Ça a été l’élargissement le moins bien négocié de toute l’histoire européenne.
Et l’intégration de la Grande-Bretagne rend impossible toute avancée à cause de leur veto. Si les Britanniques sortent de l’UE, je titrerais « Hourra ». Ce ne sera pas le sentiment général, du fait de l’hypocrisie ou de l’impuissance à comprendre. C’est en partie à cause d’eux, que le social et la justice sont hors des compétences de l’UE. Et jamais il n’y aura en Europe de décision politique pour répondre rapidement en cas de crise. Même la Commission ne peut pas prendre de décision pour la relance. On gagne le conflit financier si on peut mettre 300 milliards sur la table en quelques jours. Or on a mis trois semaines pour se décider à sauver la Grèce. On a laissé le temps aux marchés de parier sur l’impossibilité des Européens à le faire, et pire, sur l’impossibilité d’autres Etats membres à rembourser leur dette.
Selon vous, François Hollande est-il compétent pour contribuer à ce que l‘Union Européenne change d‘orientation ?
En principe oui. Le problème est que l’incapacité de décision de la Commission a détruit la capacité de gouvernement de cet exécutif. Après Delors, les Britanniques n’ont pas voulu de Dehaene à la tête de la Commission. Ils ont exigé la candidature de quelqu’un de moins agressif, Jacques Santer, un homme charmant au demeurant. Plus tard ils ont récusé le luxembourgeois Jean-Claude Juncker, pour placer l’aimable Barroso. Le leadership politique a donc été assumé par les grands Etats.
L’Euro est la grande victime de cette décision, car l’Europe n’a pas assez de personnalité pour garantir la solidarité entre les Etats. Mais le sens du projet initial apparait derrière la crise financière. Le vrai problème sera la négociation des parts de marché de la Chine et de l’Inde. Il faut renégocier l’accord multifibre (qui protégeait les filières textiles). Et les Européens savent qu’ils ne peuvent pas négocier un à un à Pékin. Même le gouvernement allemand le comprend.
La pression des angoisses d’avenir est telle que cela pourrait bien permettre que plus aucun pays de l’intérieur ne puisse bloquer la marche commune. Le débat va évoluer. L’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et la Finlande sont les seuls pays à avoir une balance du commerce extérieure positive. Ceci dit, l’Allemagne est pour la première fois en stagnation ce trimestre car elle n’exporte plus.
Dans ce débat, la France a un rôle à jouer. François Hollande prend la parole au nom de tous les demandeurs d’une régulation plus nette concernant les marchés du travail. L’idée de laisser traiter la question des salaires par la concurrence est effroyable. Il faut retrouver le travail.
Mais François Hollande a-t-il une chance d’être entendu ?
Oui, mais ce sera long. On change de perception des faits bien plus vite qu’on ne change d’idée. La classe politique allemande reste monétariste. Les sociaux-démocrates allemands mesurent mieux les risques.
Il faudra créer un nouveau dispositif de droit. Je crois en la propension des autres Européens à redémarrer sur un projet fédéraliste. Pour le moment, les Français hésitent un peu. Mais ils devront se décider. Car paradoxalement, ce sont les marchés qui veulent du fédéralisme.
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