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« Quand la période de transition dure plus longtemps que la dictature, c’est que quelque chose ne tourne pas rond », prévient le sociologue chilien Oscar Dávila León quand on l’interroge sur un probable changement politique au Chili. Il doute que les chefs de file du mouvement étudiant de 2011 qui se lancent en politique puissent « changer les choses », et remettre en cause le modèle libéral.

 

chili

La dictature d’Augusto Pinochet s’est achevée en 1988, suite à un référendum et un pacte avec la dictature qui a autorisé la transition démocratique. La constitution a été délestée de ses éléments les plus autoritaires, mais le général Pinochet est resté sénateur à vie et commandant en chef des armées. Depuis lors, tout changement législatif majeur nécessite une majorité des 2/3 à l’assemblée et toutes les réformes sociales sont bloquées par l’opposition, qu’elle soit de droite (1990-2008) ou de gauche (2008-2012).

En 1980, la constitution a imposé un nouveau cadre économique néo-libéral à travers des vagues de privatisation : entreprises d’Etat, système de santé, de retraite et même scolaire et universitaire. Les Chicago Boys, un groupe de jeunes économistes chiliens formés à l’Université de Chicago avançaient le principe que « le privé fait mieux que l’Etat ». Milton Friedman aurait même reconnu que « l’élève avait dépassé le maître » et salué le « miracle chilien ».

 

La vie à crédit
Les Chiliens connaissent le plein emploi (avec un taux chômage de 5,6%) dans une économie dynamique (affichant une croissance de 6% par an). Cependant, son modèle économique est avant tout extractif (cuivre, saumon, bois) créant peu d’emplois et peu de valeur ajoutée sur ceux-ci. « Ce taux de chômage est très loin de refléter la réalité, assure l’économiste Marco Kremerman de la Fondation Sol proche des syndicats, tant la part de l’économie informelle est importante (30% du PIB) ».

 

Historiquement, les milieux conservateurs sont réticents à sortir du modèle d’une main d’œuvre de masse à bas salaire, qui selon eux assure la compétitivité chilienne auprès des investisseurs étrangers. Mais l’augmentation générale du niveau d’éducation n’est plus en adéquation avec les emplois offerts par le système économique. Pourtant, le débat sur l’évolution des structures productives vers une économie de la connaissance n’a pas vraiment pris racine.

 

Les Chiliens cumulent en général plusieurs emplois mal rémunérés. Et surtout, ajoute Marco Kremerman « le taux de sous-emploi est important », notamment chez les femmes en l’absence de structures d’accueil de la petite enfance et de véritable politique de santé publique, notamment de contraception. Ainsi, le revenu médian s’élève à seulement 420€ par mois, alors que le PIB par habitant est de 1300€ mensuel, preuve d’inégalités économiques et sociales fortes. Les revenus des 10% les plus riches sont 34 fois plus élevés que celui des 10% les plus pauvres.

 

Selon plusieurs observateurs, la pauvreté est le curseur d’intervention de l’Etat. « Le poids de l’Opus Dei est très fort » avertit prudemment Célia Delgado, consultante et ancienne responsable de l’OTIC (Organisme Technique de gestion de la formation) de la Chambre de Commerce franco-chilienne. L’Opus « ne souhaite pas que l’accès à une bonne éducation pour tous se généralise, afin de garantir une main d’œuvre peu qualifiée, et surtout peu chère ». L’organisation catholique, qui prône la sanctification par le travail, tolère néanmoins l’action charitable de l’Etat sur les critères de pauvreté qui permet d’avoir une action de « soulagement ».

 

Ainsi, la vie de tous les jours, la santé, l’éducation se paient à crédit ! Au Centre de formation Franco-Chilien de Valparaiso, une jeune mère espère qu’elle « touchera le salaire minimum de 300€ » quand elle obtiendra un poste en logistique, « pour pouvoir avoir des cartes de crédit de grands magasins ». La Banque centrale du Chili indiquait en 2009 que l’endettement chronique moyen des foyers était d’environ 4000€, tout crédits hypothécaires et à la consommation confondus. Depuis, il augmente de 7% par an.

 

Les dépenses pour l’éducation sont les plus coûteuses au monde après la Corée du Sud (6,8% du PIB), soit trois fois plus par rapport aux autres pays de l’OCDE. 77% des frais de fonctionnement de l’éducation sont couverts par le financement des familles (en proportion inverse OCDE). Depuis 1993, les établissements ont le droit de fixer le montant des droits d’inscription et de réaliser des bénéfices. L’accès aux établissements supérieurs, publics ou privés a un prix exhorbitant : 10 000$ par an. Et surtout, business is business, des facilités de crédit sont aménagées pour leurs étudiants.

 

Difficile jonction des mouvements sociaux et syndicaux

chili cut

Suite aux manifestations massives de 2011, l’Etat, les banques et le secteur éducatif se sont mis d’accord pour que les taux d’emprunt soient partagés entre l’Etat et les étudiants. Les taux d’emprunt oscillaient entre 4 et 6%, il reste désormais 2% à la charge des étudiants et de leurs familles. Selon la CUT, les revendications des jeunes vont au-delà d’une éducation moins chère voire gratuite. Ils réclament que l’Etat reprenne la main sur le système éducatif et universitaire et contrôle la qualité des enseignements et la concordance des diplômes entre les différentes universités.

 

Certains observateurs sentent les prémices d’un printemps andin. D’autres, comme le sociologue Oscar Dávila León assurent que « le modèle libéral est encore peu contesté en dehors du mouvement étudiant et syndical (la CUT, côté employés et la CONUPIA, pour les TPE-PME). Le débat sur notre modèle de société sera probablement porté aux élections de novembre, mais les grands partis se prononceront en faveur de l’ordre établi ».

 

Etonnamment, la CUT et la CONUPIA font souvent front commun contre la confédération patronale des grandes entreprises (CTC). « Nous travaillons main dans la main avec la CUT pour tenter de créer un dialogue avec l’Etat sur la formation ou encore le salaire minimum, explique José Luis Ramirez, secrétaire général de la CONUPIA. Les grandes entreprises qui monopolisent l’accès au marché et la main d’œuvre ne cherchent pas à initier du dialogue social. Elles veulent éviter les augmentations de salaire. L’Etat devrait imposer le dialogue social par voie législative, mais les parlementaires y sont réticents, parce qu’ils perdraient de leur pouvoir ».

 

25 ans après la fin de la dictature, le syndicalisme est dans un piètre état. « Nous n’avons toujours pas récupéré les droits et les libertés syndicales que nous avions autrefois », déplore Jorge Murúa, jeune dirigeant de la CUT. Son démantèlement remonte à la répression qui a suivi le coup d’état d’Augusto Pinochet et à la grande réforme du code du travail de 1979. Le ministre du travail de l’époque, José Piñera est un des Chicago Boys et frère de l’actuel président conservateur Sebastian Piñera (2010-2014). Cette réforme limite fortement le droit de grève. Tout travailleur en grève peut être remplacé sur le champ contre une simple amende.

 

Toute négociation collective nationale et de branche est interdite. Elle est autorisée au niveau de l’entreprise et dans l’entreprise par métier. La négociation interentreprises est possible sur autorisation de l’employeur. Par conséquent, les syndicats se retrouvent atomisés. En 2012, le taux de syndicalisation est de 12% au sein de 14 000 syndicats ! 7% des salariés seulement ont des contrats qui leurs donnent le droit de négocier collectivement. Un syndicat compte en moyenne 85 affiliés. Les dix entreprises qui gèrent le système des transports à Santiago comportent 500 syndicats et 2500 dirigeants syndicaux. Enfin, le code du travail interdit la négociation pour les salariés du secteur public (et dans les entreprises où l’Etat détient plus de 50% du capital).

 

Ces derniers jours, l’assassinat de Juan Pablo Jiménez, dirigeant syndical de 35 ans secoue le Chili. Les espoirs se portent sur les élections de novembre. Après un premier mandat de 2006, la socialiste Michelle Bachelet ménage le suspense sur sa candidature. D’ici là, il faudra commémorer le 11 septembre le cinquantenaire du coup d’état de Pinochet. Et se souvenir que la devise du pays est : « par la raison ou par la force », ce que Ricardo Lagos (2002-2006) avait tenté de transformer en « par la force de la raison ». Sans succès.

 

Ces rencontres ont eu lieu au Chili en janvier 2013 dans le cadre de la 32ème session nationale de l’INTEFP qui porte sur le thème des jeunes générations face aux transformations du travail et de l’emploi.

 

Photos Clotilde de Gastines et Audrey Gouvovitch

 

Pour aller plus loin :

Voir le film No de Pablo Larrain sur le référendum de 1988

 

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