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Craints au 19ème, puissants au 20ème, les patrons français se sont dotés de structures puissantes, rompues à la confrontation, raconte Danièle Fraboulet, professeur d’histoire économique à l’Université de Paris 13. Entretien

 

Consensus

Pourquoi les groupements d’employeurs ont-ils été interdit aussi longtemps. Entre 1789 et avant la loi de 1884 qui autorise les coalitions, les employeurs se sont-ils malgré tout organisés et comment ?

Lorsque la IIIème République entérine la loi de 1884, elle ne part pas de rien. Un régime de fait s’est juxtaposé au régime légal qui interdit les corporations (en 1791), complété par le Code pénal de 1810 (article 419), puis la loi du 10 avril 1834 qui étend l‘interdiction aux associations professionnelles et aux ententes. L’Etat entretient avec eux des rapports complexes tout au long du 19ème, car il refuse qu’un autre pouvoir se constitue, il redoute les coalitions ouvrières et l’organisation d’un pouvoir patronal qui pourrait contester ses décisions.

 

Malgré interdiction, les regroupements d’employeurs ont pris diverses formes tant dans leur formation, leur développement géographique (prédominance d’organisations à Paris), leur organisation interne, leurs objets que dans leurs stratégies. Leurs dénominations variées (alliance, union, comité, association, consortium, centre, ligue, chambre syndicale, chambre de commerce, etc.) et leurs différents statuts juridiques en témoignent. Sur le plan national, des comités apparaissent dès 1828 pour défendre les intérêts généraux de leur branche, avant tout les questions douanières, et faire pression sur les pouvoirs publics par des démarches auprès des parlementaires et des ministres. Par exemple le Comité des Forges (constitué en 1864) dénonce le traité de libre échange franco britannique de janvier 1860. Elles s’intéressent aux questions économiques et aux problèmes sociaux. Ces premières tentatives sont souvent vouées à l’échec car le regroupement est hétérogène, les patrons très individualistes, les intérêts divergents.

 

Il a fallu tout un cheminement socio-économique, et intellectuel pour aller vers une législation qui permette à des associations patronales d’avoir de l’importance. En 1848, la Seconde République autorise les coalitions patronales et ouvrières. Elles sont aussitôt remises en cause sous le Second Empire (1852) par Napoléon III. En 1864, celui-ci reconnaît néanmoins la liberté de coalition et, en 1868, les chambres syndicales ouvrières sont tolérées administrativement.

 

Napoléon III sait qu’à partir du moment où il autorise les coalitions, des associations ouvrières se formeront, ce qui est le premier problème. Mais, il s’aperçoit que les associations professionnelles peuvent être utiles, lors de l’Exposition Universelle de 1867. Elles présentent l’unité et la puissance économique de la France aux autres voisins européens.

 

Mais il faut attendre la Troisième République pour voir autoriser les regroupements en général, pas seulement patronaux. La loi du 21 mars 1884 permet la formation de syndicats « entre personnes exerçant la même profession, des métiers similaires ou des professions connexes concourant à l’établissement de produits déterminés » et entraîne une forte augmentation de leur nombre. Ce n’est pas évident pour les ouvriers qui sont d’abord très réticents, car la loi implique de déposer les statuts avec le nom des affiliés. Les ouvriers s’inquiètent de savoir si ce n’est pas pour les arrêter. Cela explique que la CGT n’est créée que tardivement (1895)

 

 

Au début du 20ème siècle, les patrons s’inspirent des exemples étrangers, particulièrement allemand pour régler les questions économiques et sociales. Vous évoquez des « laboratoires » de recherche comme le Musée social (1894), qui accompagne le bouleversement législatif et va structurer le monde patronal. Quelle vision impose-t-il ?

Le Musée social est un vivier d’étude très actif, il s’inspire des théories leplaysiennes. Il va fournir des permanents  notamment des secrétaires généraux et des délégués, aux organisations patronales, car celles-ci ont vite compris la nécessité d’avoir un personnel permanent salarié. Robert Pinot sera ainsi premier secrétaire général de l’UIMM dans la mouvance catholique, sociale, leplaysienne.

 

Les patrons qui s’impliquent dans le syndicalisme patronal ont une vision du rôle social du patronat. Ils prônent un dialogue social paternaliste pour contrer le mouvement ouvrier. Ces patrons allient souvent une solide formation scientifique, une bonne connaissance du monde politique, mais le patronat n’est pas uni. Les intérêts sont déjà souvent contradictoires entre producteurs de métaux et utilisateurs de métaux par exemple. Aussi l’UIMM qui s’intéresse aux questions économiques et sociales, abandonne en 1919 le volet économique aux fédérations pour se concentrer sur le social et éviter les conflits d’intérêts. Ainsi, si le monde patronal est plein de divergences, il se met au moins d’accord sur le social.

 

 

Les rapports conflictuels entre syndicats et patronat en France sont-ils fondés historiquement ? Pourquoi sont-ils moins dans la négociation que leurs homologues allemands ?

Il faut nuancer selon les époques. La culture du consensus n‘est pas vraiment française, mais le dialogue existe. Entre 1900-1950, les patrons (UIMM, Union textile par exemple) se sont réjouis de la naissance de syndicats chrétiens, contre une CGT trop puissante, qui pouvait selon eux diviser le mouvement ouvrier.

Mais les mouvements ont été tellement contestataires qu’on peut lire dans les archives patronales (notamment celles de l’UIMM) : « vous ne pouvez pas tenir vos curés » ! A contrario, la CGT est un adversaire moins imprévisible ,dont on connait les méthodes et la rhétorique.

 

 

Danièle Fraboulet intervenait lors du colloque sur les organisations patronales organisés par l’Université de Paris 13 le 11 juin dernier.

 

 

Danièle Fraboulet, Quand les patrons s’organisent. Stratégies et pratiques de l’Union des industries métallurgiques et minières 1901-1950, 2007.

Jean-Claude Daumas, Danièle Fraboulet, Hervé Joly, Dictionnaire des Patrons Français. À paraître en octobre 2010

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