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« Autrefois, l’entreprise était perçue comme un lieu d’exploitation. Aujourd’hui en France et en Europe, c’est un lieu où l’on doit s’épanouir, remarque Michel Lemaire, ancien dirigeant de Nexans. Ce n’est pas du tout le cas aux USA ou en Chine ». Par conséquent, les salariés attendent beaucoup de l’organisation du travail.

 

Le 23 juin dernier à Paris, l’association ASTREES (Association Travail Emploi Europe Société) mettait en débat son rapport intitulé « Crise du travail : pour un changement des modes de gestion ». Le florilège des 40 idées et observations sur les matrices organisationnelles et leurs dysfonctionnements, ainsi que la salve de recommandations ont été passés au crible au cours de tables-rondes qui réunissaient entre autres Henri Lachmann (Président du conseil de surveillance de Schneider), Hervé Juvin (consultant), Jean-Luc Placet (consultant et membre de la Commission exécutive du MEDEF), Joël Decaillon (secrétaire adjoint de la Confédération Européenne des Syndicats).

 

 

A l’injonction d’accroître la maîtrise de chacun sur son travail

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Le manque d’autonomie s’avère parfois une source de mal être professionnel. Mais comment gérer la « contradiction entre ceux qui disent que les salariés perdent de l’autonomie, et ceux qui affirment qu’ils en gagnent. Quelle est la réalité ? » demande Jean-Paul Bouchet, secrétaire général de la CFDT Cadres.

 

Pour Pierre Veltz, socio-économiste et ancien directeur de l’Ecole des Ponts et Chaussées, la proposition de retrouver la maîtrise du travail est « un peu platonique ». Elle entretient « l’utopie de l’artisanat ». Au contraire, les systèmes informatiques aujourd’hui permettent de créer de vrais réseaux et de supplanter la division du travail, « les salariés travaillent en étoile les uns avec les autres ». Pour un intervenant dans la salle, « c’est un drame, chacun est derrière son écran à envoyer des mails toute la journée ».

 

« On a plaqué des systèmes ! ajoute Michel Lemaire. On a remplacé un management direct, par objectif et motivation, par un management par outil, par pilotage technocentralisé, à partir des systèmes d’information. L’implantation de SAP, ça peut-être une formidable opportunité, si vous impliquez la majorité des salariés, dans une révision de leur façon de travailler, dans une réappropriation de leur poste de travail, et du contenu de leur travail. Or ce n’est pas ce qu’il s’est passé, ces systèmes ont pour objectif de pomper le réel au profit des équipes dirigeantes. SAP résout tout, sort des chiffres de reporting, à une vitesse accélérée. L’aspect le plus grave, c’est qu’il fige les process de travail, les organisations. Alors que la demande des clients est de plus en plus diverse, changeante, tout le monde utilise le même SAP ».

 

Créer un « droit d’interpellation ?

Faut-il créer un « droit d’interpellation constructive », qui permette de suspendre le temps ? Propose le rapport. Ce ne serait pas un énième droit d’alerte. Il faut expérimenter des formes de discussion sur la pertinence d’une décision organisationnelle et sa mise en oeuvre aussi bien sur les questions quotidiennes que stratégiques. L’existence de ce type de dispositif redonnerait la maîtrise à l’ensemble des salariés.

 

Philippe Crouzet, PDG de Vallourec est très critique, regrette la « judiciarisation des relations de travail ». La résolution de ces conflits se heurte à « l’incompétence des tribunaux du travail ». De manière générale, la « restructuration est un processus beaucoup trop lourd, car elle ne se fait pas en interne comme en Allemagne ».

 

Concernant les risques d’abus, les partenaires sociaux ont un rôle à jouer. « Les procédures d’élaboration de confiance et de contrôle sont beaucoup plus fortes dans les pays du Nord de l’Europe qu’en France », note Joël Decaillon de la Confédération Européenne des Syndicats.

 

 

Organiser le travail en vue de développer et mobiliser les compétences individuelles,

Edicter qu’un organigramme soit lisible et compréhensible avec une ligne hiérarchique claire qui définisse les responsabilités de chacun, peut paraître basique. En période de restructuration, c’est essentiel. Alcatel-Lucent possède par exemple un organigramme interactif en ligne, en accès immédiat sur son intranet, où chacun peut voir sa position.

 

Marie José Kotlicki (UGICT-CGT) déplore ainsi que les responsabilités ne soient pas toujours bien définies dans certaines organisations matricielles : « qui décide ? Qui fait quoi, quand, comment ? Quel est le responsable et l’étendue de ses responsabilités ? Quelles sont les contreparties de ces responsabilités en cascade ? » L’entreprise peut mieux organiser « la reconnaissance des compétences acquises, pas seulement individuellement, mais dans le collectif de travail »

 

Henri Lachmann propose de penser l’entreprise « en terme d’espace de responsabilité, et non de pouvoir », ce qui oblige à donner de l’autonomie et à valoriser les individus. « Car, dit-il, deux éléments sont fondamentaux dans une communauté : l’appartenance et la reconnaissance. On ne peut pas se reconnaître bêtement dans un process, donc il faut réhabiliter l’autonomie, la responsabilité et la solidarité du collectif ».

 

A cela s’ajoutent les aspirations de la nouvelle génération. Un intervenant, directeur d’une entreprise de communication où la moyenne d’âge est de 29 ans se déclare « sidéré par les attentes de (s)es nouvelles recrues ». Ils imaginent un épanouissement, voire « une libération par le travail ». Aussi la gestion des compétences est un élément-clé.

 

Par un contrat de compétence ? Michel Lemaire profile une « évolution menaçante, des salariés qui deviennent des auto-entrepreneurs. On fait appel à eux quand on en a besoin, ou on externalise les problèmes internes. C’est terrifiant ». Face à cette menace de moins en moins théorique, il faut « réfléchir à un contrat de compétences ».

 

« L’idée du contrat de compétences, symétrique du contrat de travail, me paraît bien vue : le travail change en permanence, et va changer de plus en plus vite. Il est donc intéressant d’embaucher quelqu’un non pas pour une liste de tâches précises, mais pour des compétences dont il aura à faire preuve », selon Philippe Crouzet, PDG de Vallourec. Pour l’économiste Pierre Veltz, « ce concept n’est pas nouveau, la compétence très formalisée est vouée à l’échec ».

 

 

Equilibrer les pouvoirs dans l’entreprise, capital/travail

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Cela pourrait signifier de trouver un équilibre entre l’enfer du salarié et l’enfer du manager. D’une part, « il existe un fossé entre ce qui se rémunère et ce qui ne se rémunère pas : la reconnaissance du client, du chef, la cohérence du collectif. Entre les deux se trouve l’enfer du salarié » pour Hervé Juvin (Eurogroup, Agipi)

 

D’autre part, on demande aussi beaucoup au manager. Un « bouc-émissaire, selon Marie José Kotlicki, qui est soit exécutant de directives très verticales, pour lesquels il n’est pas consulté, et n’a pas la possibilité de discuter ni les moyens, ni les objectifs ». Parfois, il apprend par la presse, l’OPA sur telle ou telle filiale. Sinon, il est « collaboratif, sous prétexte qu’on l’écoute 15 min en réunion, mais il n’est pas contributif. Aujourd’hui, les managers sont contestés sur les lieux de travail, car on a un management de renoncement, de gestion de risque et non de prévention des risques. On leur demande de gérer les difficultés, mais pas de répondre aux problèmes ».

 

Equilibrer les rémunérations ?

Le rapport propose de « privilégier la performance collective lorsque la rémunération des salariés comporte une part variable » et de « lier les rémunérations variables des dirigeants, en fonction des performances sociales et performances économiques à moyen terme ». Ce qui fait consensus au cours des deux tables rondes.

 

et conduire les hommes ?

On met trop en avant les qualifications et pas assez les comportements, estime Henri Lachmann. Un cadre doit avoir une qualité à conduire les hommes, c’est fondamental, et cela s’apprend.

 

La « clé managériale » est essentielle dans l’organisation, confirme Jean-Luc Placet (Syntec et Medef). Il reproche aux entreprises de passer du temps à bâtir des organisations complexes, et d’en passer trop peu à expliquer « le social » : les modes de faire et de fonctionnement, car la compétitivité et le social sont liés. « La complexité des modes de faire est notre seul avantage, par rapport à des pays nouveaux qui sont plus brutaux dans leur management, mais plus leurs services se complexifieront, plus ils auront besoin de dialogue et d’explication, c’est là où curieusement, nous avons un temps d’avance ».

 

 

Mettre fin aux dérives injustifiables et desserrer l’étau du court terme

Il s’avère difficile de redonner la parole à ses salariés, quand le manager lui-même passe de plus en plus de temps à plaider la cause de son entreprise devant ses financiers et actionnaires. Michel Lemaire évoque des ratio qui sont passés en 20 ans, de 5% à 25% de temps avec les financiers, contre 20% à 5% en communication interne. Ajoutant, « aujourd’hui, le banquier ne vient plus, c’est le chef d’entreprise qui se déplace ».

 

Agir à moyen terme

Le rôle des cadres et des managers est percuté par ce mode de fonctionnement. « Les conseils de surveillance sont trop court-termistes, trop conservateurs et pas assez offensifs ; ils acceptent la financiarisation » constate Henri Lachmann. C’est être en quelque sorte le jouet de banques d’investissement. Mais qu’on se rassure, « les entreprises ont une stratégie. Elles ont peut-être un problème de communication de cette stratégie, concède-t-il. Dû à trop de communication, et pas assez de parler vrai ».

 

Faut-il réhabiliter l’entreprise comme communauté de travail et/ou d’actionnaires ? Jean-Luc Placet répond que si la satisfaction tient à la place de chacun dans l’organisation, elle perd son sens dans la financiarisation. Mais prévient-il, qu’on ne se trompe pas, une entreprise n’est pas un club qui va s’organiser pour être sympathique. Elle a une finalité et une profitabilité. Une entreprise n’existe que si elle a sa place sur un marché. Aussi, il faut trouver un système mouvant dans lequel chacun trouve sa place, le marché, le manager, le salarié ».

 

Joël Decaillon a ajouté « on peut accepter d’être dans un monde en évolution permanente. Ceci exige une organisation un peu plus complexe que des réponses très rapides, exigée par le temps financier, car la réflexion prend du temps. Le temps court est peu compatible avec la démocratie. Nos démocraties complexes sont une chance en Europe, car elles intiment une exigence de dialogue social ».

 

Lire

Télécharger le rapport « Crise du travail : pour un changement des modes de gestion » (PDF – 528 Ko)

L’article des Echos (24 Juin 2010) (PDF – 256 Ko)

 

Les futurs chantiers d’ASTREES

 

Le premier portera sur le « contrat de compétences », c’est-à-dire, au-delà des aspects formels, sur tout ce qui dans le travail lui-même concoure au développement continu de l’employabilité des salariés. Il ne s’agit pas seulement de formation permanente ni d’accompagnement des parcours professionnels mais de la construction même d’une plus grande maîtrise de son travail, de son métier et de son histoire professionnelle. Le deuxième portera sur l’expression individuelle et collective des salariés sur leur travail, sur la possibilité à tout moment « d’interpeler » les directions pour stopper un processus néfaste pour l’entreprise comme pour ses parties prenantes. Chantier particulièrement important au moment où les conditions de la représentativité syndicale, et donc du dialogue social et des pratiques syndicales, changent. Enfin troisième chantier, celui de la transformation des relations donneurs d’ordre-sous-traitants, pour l’instauration de règles équitables et durables d’échange. Sur ce thème, particulièrement d’actualité avec les travaux des organisations patronales et l’instauration par l’Etat des « médiateurs des relations interentreprises industrielles et de la sous-traitance » des comparaisons européennes enrichiront le travail.

 

 

 

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