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par Pierre Tartakowsky

Le « vrai travail » aura sans doute été une vraie fausse bonne idée. Mais il aura permis une séquence médiatique instructive, durant laquelle on a pu voir Nicolas Sarkozy nier avoir jamais utilisé ces termes pour finalement admettre que l’expression « n’était pas heureuse ». Dont acte. Faut-il pour autant verser l’affaire au rayon des anecdotes ?

 

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Le « vrai travail », c’est d’abord un cri de rage, un crachat rageur au vu des résultats du premier tour, un appel à la revanche et donc à la mobilisation. Une contre mobilisation en fait, puisqu’il s’agit d’occuper la symbolique du 1er mai, fête du travail, en l’inscrivant dans l’espace du Champ de Mars. L’ombre de Pétain plane évidemment sur ce cri du cœur et les commentateurs, malicieux ou non, vont le souligner à plaisir. Comment éviter le parallèle, sinon le rappel ? Le contexte s’y prête, les excès inquiétants du président candidat y poussent. Il faut, pourtant résister à la tentation polémique ou, plus exactement, tenter de la dépasser. Tentons.

 

Que nous apprend l’épisode ? Sur son acteur principal, ses emportements langagiers, son absence de limites, tout a déjà été dit. L’homme arbore un estomac de lessiveuse et s’apprête, difficultés électorales obligent, à recycler les thèmes du FN à la puissance dix. Le « vrai travail » est l’un des symptômes de cette suractivité, mais pas que… Si tel était le cas, on pourrait tranquillement tourner la page, au motif que l’excessif, toujours, est négligeable.

 

Malheureusement, ce retour du refoulé présidentiel s’inscrit dans une vision tactique, stratégique, et même si le mot est un peu fort, philosophique. Ne nous attardons pas trop sur la tactique. Elle consiste, classiquement, à passer des alliances et à désigner des adversaires, des ennemis. Au rang desquels Nicolas Sarkozy a rangé les corps intermédiaires, singulièrement les organisations syndicales CGT et CFDT, aimablement qualifiées de bureaucraties trahissant les travailleurs. Des propos d’une violence extrême et sans précédents dans l’histoire de la V° République qui, a posteriori, éclairent la pauvreté du dialogue social en France et peuvent, incidemment, amener un électeur du FN à considérer que quelqu’un qui déteste à ce point les syndicats ne peut pas être totalement mauvais.

Ces considérants tactiques ne sont eux mêmes que l’expression d’une vision stratégique, laquelle, depuis la campagne de 2007, consiste à ne pas laisser aux forces de gauche – politiques et sociales – le moindre monopole et surtout pas celui du travail. En passant de la « valeur travail » au « vrai travail », on glisse d’une approche encore quantifiée à une autre, par définition inquantifiable. De question encore sociale en 2007, le travail, en devenant « vrai », est réifié en vertu. On renoue ici avec les maximes moralisatrices qui tentaient d’encadrer l’émergence de la question ouvrière, telles « c’est le travail et l’honnêteté qui font la dignité de l’homme »… C’est cette vision à la fois moralisatrice et sulpicienne qui structure le « vrai » travail, celui qui s’oppose au monde du faux. Un monde hanté par les faux chômeurs, les faux malades, les faux jeunes et les vrais assistés. Un pays parfaitement binaire dans lequel Nicolas Sarkozy évolue à l’aise, un univers déchiré entre « eux » et « nous ».

 

« Nous », c’est le vrai et « eux », ce n’est pas nous. A partir de quoi, tout est dit ; ne reste plus qu’à distinguer le vrai du faux, comme un exercice essentiel, sorte de tri vital.

 

Largage en catastrophe
Comment opérer ? Avant de juger l’expression « pas très heureuse » Nicolas Sarkozy a livré quelques clés sur le « vrai travail ». Le vrai travail Sarkozien s’apparente aux riscophiles popularisés en son temps par l’ex-responsable du Medef Denis Kessler ; il s’oppose au « statut », terme que Nicolas Sarkozy semble considérer comme hautement dépréciatif ; plus encore, il se mène sous les feux croisés de la concurrence mondialisée et de l’incompréhension des bobos et autres élites microcosmiques et par définition, parisiennes. Bref, le « vrai travail » serait – si l’on ose cet emprunt au président Mao -l’apanage de ceux qui ne peuvent « compter que sur leurs propres forces. » Cette vision des choses renvoie à trois difficultés majeures, lesquelles combinées, expliquent sans doute le largage en catastrophe de l’expression, même si le projet de contre rassemblement du 1er mai demeure.

La première de ces difficultés s’appelle : réel. Le travail, plus encore aujourd’hui qu’hier est une complexité collective, une mise en organisation de plusieurs niveaux, plusieurs champs. C’est vrai pour l’aéronautique mais aussi pour les marins pêcheurs, les chauffeurs de taxis et les manutentionnaires d’Amazon. La seconde difficulté, issue en droite ligne de la première, se résume par la définition caustique bien connue de l’égoïste : « quelqu’un qui ne pense pas à moi ». Appliquée au travail, cela donne une foule de gens persuadés que leur travail est vrai et que celui des autres ne l’est pas. Cela fonctionne sur un mode de peloton d’exécution circulaire : au final, il n’y a plus grand monde pour répondre à l’appel. Mais c’est aussi réversible, ce qui renvoie à la troisième difficulté, laquelle évoque l’erreur fatale de Robespierre annonçant que des têtes allaient tomber, sans préciser lesquelles. De fait, même les salariés enclins à trouver des mérites à Nicolas Sarkozy ne peuvent que s’inquiéter lorsqu’ils l’entendent dire qu’il existerait ici et là, du « faux travail » car… l’actualité leur répète chaque jour avec insistance que ce pourrait fort bien être le leur.

 

Voilà pourquoi on est passé, en quelques jours, d’une « fête du vrai travail » à une « vraie fête du travail ». Ce qui au fond, revient au même : la charge anti-syndicale est toujours aussi présente, l’appel à la mobilisation toujours aussi ciblé, l’écart entre la dignité présidentielle et la polémique sociale toujours aussi inquiétant.

Inscrit dans une phase de repositionnement politique agressivement droitier, le « vrai travail » et ses avatars sémantiques renouent avec une vision verticale de la société, épurée de ses corps intermédiaires, de ses complexités juridiques, et de ceux qui les incarnent, pire encore, les expriment. Facteur de clivage avec une kyrielle de « eux », il allonge la liste déjà riche des boucs émissaires stigmatisés par ce gouvernement et s’annonce comme un mauvais augure de la période qui s’ouvre, quel que soient les résultats électoraux à venir.

 

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