7 minutes de lecture

par Jean-Emmanuel RAY

Le numérique au travail se développe et se transforme en permanence et à grande vitesse. Droits des salariés, droits des entreprises : ce que disent les lois, les jurisprudences ou les accords collectifs en France et en Europe. La subordination salariale est aussi remise en cause.

 

loi numerique

La récente jurisprudence

Les questions posées aux juges ont beaucoup évolué depuis 15 ans. Entre 2001 et 2011, c’était le contrôle des courriels ou des dossiels des salariés, avec beaucoup d’incertitudes. Aujourd’hui, le principe est simple et bien fixé : une présomption de caractère professionnel car, au temps et lieu de travail, le collaborateur est censé travailler pour son employeur. Donc ce dernier a accès à toute sa production (courriels, dossiels, connections internet) sans avoir à lui demander son accord, ni même son avis, même si en amont le comité d’entreprise doit avoir été informé de tous les contrôles pouvant être effectués.
Exactement comme les lettres papier arrivant avec « M. le directeur Marketing », ou le dossier carton vert avec le nom du client.
Cette présomption simple de caractère professionnel tombe, lorsque le salarié l’inverse en titrant son mail « Privé », ou son dossiel « Mes Bouts de choux » : l’employeur doit avoir alors son accord (mail privé / secret des correspondances) ou obtenir sa présence (dossiel privé) pour ouvrir.

 

Ce débat renvoie au problème plus général de la dissolution des frontières vie professionnelle / vie personnelle facilitée par les portables et autres smart phones : que deviennent « les 35h » avec ce don d’ubiquité du travail intellectuel assisté par les TIC ? Les forfaits-jours doivent-ils devenir des forfaits-nuits et week-ends ? Les juges sont très attentifs au respect des temps communautaires de repos, et les partenaires sociaux commencent à réguler cette nouveauté, ce qui est évidemment la meilleure solution. Ainsi du Groupe Areva le 31 mai 2012, dans son bel accord « Développement de la qualité de vie au travail ». Article 20 : « Pour une utilisation maîtrisée des NTIC » : « Les parties soulignent la nécessité de veiller à ce que leur usage respecte le temps de vie privé. A cet effet, chaque salarié, quel que soit son niveau hiérarchique, veillera à se déconnecter du réseau et à ne pas envoyer de courriel en dehors des heures de travail. A ce titre il dispose d’un « droit de déconnection ». La hiérarchie s’assurera par son exemplarité au respect de cette mesure. En cas de circonstances particulières nées de l’urgence et de l’importance des sujets traités, des exceptions à ce principe seront évidemment mises en œuvre. »

 

En 2013, les questions posées au juge sont plutôt liées au Web 2.0, en externe puis en interne. Avec un beau conflit des logiques car, en nos temps de guerre économique et de nécessaire confidentialité, la très large liberté d’expression des jeunes collaborateurs sur les réseaux sociaux posent quelques problèmes.
Sur les réseaux sociaux externes, la Cour de cassation s’est prononcée le 10 avril dernier sur la délicate question du caractère public (délit / 12.000 euros d’amende) ou privé (contravention / 38 euros) des injures ou diffamations fleurissant sur Facebook. Elle a retenu le critère classique de la « communauté d’intérêts » : des contacts sélectionnés, « en nombre très restreint » : l’essentiel des profils sont donc publics. Quant à d’éventuelles sanctions disciplinaires, elles sont a priori exclues, s’agissant d’activités hors lien de subordination, à moins qu’elles révèlent une violation évidente d’obligations contractuelles (secrets de fabrication, données confidentielles, loyauté minimum…).
Le rapides développement des réseaux sociaux internes, donc privés, a fait craindre les mêmes dérapages. Cela n’a évidemment pas été le cas : l’anonymat ou les pseudos y sont interdits, et le collaborateur ne sait pas exactement qui va prendre connaissance de ce qu’il écrit : le risque est donc aujourd’hui moins ces dérapages qu’un discours très prudent. Les réseaux sociaux internes comme lieux de libre expression (la renaissance du droit d’expression direct et collectif de 1982) et de partage du savoir ? C’est extrêmement optimiste ; mais ils servent aussi à ré-internaliser les débats et vives polémiques fleurissant sur les réseaux sociaux externes.

 

Disparités européennes

Au sein de l’UE, les règles ne sont pas unifiées malgré un avant-projet de directive remontant à dix ans. Mais dans tous les pays, ces questions posent problème, a fortiori quand elles sont liées plus généralement à des questions de sécurité : ainsi en Allemagne, un projet de loi sur le respect des données personnelles au bureau n’a toujours pas été voté depuis deux ans.
Le droit américain est lui très carré : depuis une dizaine d’années, des Cours d’Etat ont décidé que « le salarié n’a aucun espoir raisonnable de penser que l’employeur, propriétaire des systèmes d’informations et qui le rémunère pour son travail, ne prendra pas connaissance des messages envoyés ou reçus par le salarié ». Une loi californienne applicable au 1° janvier 2013 indique qu’il est désormais interdit à l’employeur d’exiger d’un candidat ses codes d’accès aux réseaux sociaux publics …

 

Les TIC et le Web 2.0 remettent en cause des fondements de la subordination salariale

Notre droit du travail conçu pour la manu-facture « militaro-industrielle » avec son unité de lieu de temps et d’action, par ailleurs reflet de l’autorité structurant alors la Famille, l’École comme la Société, est-il adapté au monde d’aujourd’hui ? A fortiori au monde qui vient ?
Ce modèle hiérarchique, que l’on retrouvait dans le système juridique avec la suprématie naturelle de l’incontestable Loi, a permis une croissance économique qui fait aujourd’hui rêver. Mais il est contreproductif dans le secteur quaternaire : on ne fait ni travailler, ni reposer les neurones comme des bras. Cela tombe bien car les jeunes collaborateurs se sentent aujourd’hui pleinement citoyens : leur « N+1 » ne devient leur « supérieur » que lorsqu’il a fait la preuve de son expertise et de son exemplarité.

Un siècle après la révolution industrielle, la révolution numérique et l’irruption du Web 2 horizontal déstabilisent les corps intermédiaires : managers, mais aussi syndicats et représentants du personnel littéralement court-circuités. Et génèrent deux mondes du travail aux exigences opposées.
Autonomie et pro-activité pour les travailleurs du savoir. Exemple : l’obligation de résultat confiée au « leader » d’une équipe-projet internationale, où c’est la co-labeuration hors rang hiérarchique et fuseaux horaires qui est source de productivité. Avec des problématiques nouvelles : sub/organisation au collectif parfois très contraignante, surcharge communicationnelle et cognitive dont la mesure et le suivi sont plus délicats que les « 40 kgs maximum, brouette comprise » (R. 4541-9 du Code du Travail).

Sur-subordination. L’informatique et ses dérives en forme d’autisme quantitatif, si répandu aujourd’hui, permettent de tout contrôler en direct et à distance.
Mais aussi d’imposer une division du travail que Taylor n’aurait même pas imaginée : ainsi de ces méga-projets découpés en centaines de micro-tâches effectuées de façon répétitive par des travailleurs, plus ou moins indépendants, dans le monde entier.
Sans parler de la géolocalisation ou des puces RFID permettant de surveiller en permanence les faits et gestes des routiers ou de commerciaux se trouvant à 560 kms du siège.
Dans le monde qui vient, ni un très long règlement intérieur, ni la peur d’un blâme ne feront fonctionner à 150 % les neurones du travailleur du quaternaire sur son cerveau perché. Dur, dur pour un droit du travail manuel, fondé sur une subordination façon « Les temps modernes ».

 

Jean-Emmanuel Ray est professeur de droit privé à Paris I – Sorbonne et à Sciences Po
Titulaire de la chronique « TIC et droit du travail », revue Droit Social
Auteur de « Droit du travail, droit vivant », Ed. Liaisons 2013

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts