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par Odile Chagny & Sabine Le Bayon

M. Sigmar Gabriel, président du SPD et ministre de l’économie du nouveau gouvernement de coalition « Merkel III » présente au Bundestag, le 13 février dernier, le rapport économique du gouvernement. Il déclare que l’importance du salaire minimum ne tient pas tant à son niveau ou à la date de son entrée en vigueur qu’au fait qu’il renvoie à cette question centrale de l’économie sociale de marché (sous l’auspice de laquelle l’ensemble du rapport économique du gouvernement est d’ailleurs placé), que « tout travail doit avoir sa valeur».

 

Allemagne salaire minimum

Si l’on peut légitimement s’interroger sur la portée qu’aura au final le salaire minimum et sur le risque qu’il se transforme en « fromage suisse » (pour reprendre la formule de la députée verte Brigitte Pothmer), il faut rendre hommage à M. Gabriel de pointer cette dimension fondamentale du débat qui renvoie à la tolérance contradictoire de l’économie sociale de marché pour certaines formes « marginales » de relation salariale.

 

Un accord de coalition plus subtil qu’il n’y parait

Si l’accord de coalition entérine en première analyse le ralliement de la CDU au projet porté par le SPD et une rupture historique avec le principe d’autonomie des partenaires sociaux, il y a loin du contrat de coalition à la perspective d’un salaire minimum interprofessionnel de 8,5€ par heure de portée générale.

 

Au cours de la campagne électorale pour les élections législatives du 22 septembre dernier, deux positions s’affrontaient. Le SPD souhaitait la mise en place d’un salaire minimum généralisé de 8,5€ de l’heure, la CDU/CSU plaidait plutôt pour réformer les procédures d’extension des conventions collectives existantes (pour qu’elles s’appliquent à l’ensemble des entreprises d’une branche) afin que les minima négociés par branche (et parfois par région) par les partenaires sociaux s’appliquent à un maximum de salariés (pour plus de détails, voir « Quel(s) SMIC pour l’Allemagne ? »).

 

Jusqu’à la phase finale de discussion du 26 novembre, les différents partis étaient parvenus à s’entendre sur un salaire minimum interprofessionnel de 8,5 € (ce niveau est revendiqué par le SPD depuis mai 2010) et sur le principe de laisser aux partenaires sociaux la prééminence dans la revalorisation ultérieure de ce salaire minimum (une commission dans laquelle ne siégerait aucun membre du gouvernement, dans le respect du principe d’autonomie des partenaires sociaux). En revanche, les points de vue divergeaient entre les parties sur les exceptions possibles à cette règle ou sur le calendrier, deux dimensions essentielles pour apprécier la portée du futur salaire minimum, ainsi que sur le rôle des partenaires sociaux qui font pression pour maintenir leur autonomie de fixation des grilles salariales. Le projet de contrat de coalition présenté le 27 novembre dernier et définitivement adopté après le vote des adhérents du SPD du 13 décembre a levé les ambiguïtés sur le calendrier, beaucoup moins sur la portée.

 

L’entrée en vigueur du salaire minimum s’étalera entre le premier janvier 2015 et le premier janvier 2017. Le principe est de permettre aux 10% des conventions collectives dans lesquels les minima conventionnels sont inférieurs à 8,5€ d’organiser leur convergence vers le seuil légal au travers d’accords dérogatoires. Le contrat de coalition vise également à faciliter l’extension des conventions collectives existantes en réformant les deux procédures (Loi sur les travailleurs détachés et procédure d’extension de la Loi sur les conventions collectives) par lesquelles une convention collective ou une partie de cette convention devient obligatoire pour toutes les entreprises de la branche. On retrouve ici la position défendue par la CDU de pallier aux « vides conventionnels » par la négociation. Cependant, la nécessité d’une réforme des mécanismes d’extension fait l’objet d’un large consensus au sein des forces politiques.

 

S’agissant de la portée du salaire minimum, le contrat de coalition prévoit qu’aucune différenciation ne sera possible entre les Länder. Il ne prévoit explicitement que très peu d’exceptions (les activités bénévoles ( ?) exercées dans le cadre de minijobs). En revanche, Il est prévu de tenir compte dans la préparation du projet de loi de problèmes éventuels dans le cadre d’échanges avec les partenaires sociaux des branches concernées.

 

Cette formulation a ouvert la brèche aux revendications. La liste des exceptions possibles au salaire minimum réclamée par des représentants politiques de la CDU et de la CSU et les organisations patronales ou professionnelles n’a cessé de s’allonger après la signature du contrat de coalition. Elle va des travailleurs saisonniers aux chauffeurs de taxi et aux vendeurs de journaux, en « passant » par les chômeurs de longue durée (réclamé par le nouveau président de la fédération des employeurs BDA), les étudiants, les élèves, les retraités… et certains minijobs (en particulier dans les clubs de sport).

 

A la mi février 2014, l’issue est loin d’être encore claire, ne serait-ce que parce que les enjeux sont aussi juridiques. Saisi par deux députés (Alliance 90-Les Verts et CDU) sur la compatibilité d’exemptions éventuelles avec le respect du principe d’égalité de traitement de la Loi fondamentale (Article 3), le service juridique du Bundestag a fait valoir dans sa réponse que le statut social et le fait qu’un travail constitue un revenu d’appoint ne pouvaient constituer en soi un motif suffisant pour fonder une exception au principe constitutionnel d’égalité de traitement. Il en découle que les retraités, les étudiants, les travailleurs saisonniers (etc.) ne pourraient être considérés du seul fait de leur statut comme exclus du champ d’application du futur salaire minimum. En revanche, rien ne s’opposerait juridiquement à ce que les apprentis, les stagiaires, voire l’ensemble des jeunes sans formation professionnelle soient exclus du champ d’application, les premiers au motif qu’ils ne peuvent être considérés comme des salariés, les seconds pour éviter qu’ils ne soient incités à renoncer à une formation professionnelle.

 

En résumé, rien ne s’opposerait juridiquement à un « SMIC jeune » en Allemagne, tout dépendra du rapport de force entre les partenaires sociaux et au sein de la coalition.


Quelle application concrète ?

Si le salaire minimum de 8,5€ s’était appliqué de manière « universelle » en 2012, il aurait représenté 60% du salaire médian (14,24€ par heure en 2012), ce qui aurait situé l’Allemagne plutôt dans la moyenne haute des 20 pays de l’UE dans lesquels existe déjà un salaire minimum interprofessionnel. Selon les dernières estimations du DIW, 5,2 millions de salariés auraient été concernés, soit 15% des effectifs. Ces personnes auraient bénéficié d’une revalorisation d’en moyenne 38% de leur salaire. Mais ce n’est qu’au premier janvier 2017 que toutes les branches seront effectivement concernées par le niveau de 8,5€. Si l’on fait l’hypothèse que la croissance des salaires observée au cours des deux dernières années se prolonge, le salaire minimum serait à l’horizon 2017 plus proche de de 53% du salaire médian. Selon les estimations du DIW, 700 000 personnes ne seraient déjà plus concernés par le salaire minimum en 2015 du fait de la revalorisation de leur salaire horaire.

 

La portée du salaire minimum se verrait réduite d’un million supplémentaire de personnes dans le cas où des exceptions seraient négociées pour les emplois occupés par les retraités, les étudiants et les chômeurs, pour la simple raison que ces derniers constituent un gros bataillon des salariés qui perçoivent une rémunération inférieure à 8,5€ (27% en 2012). Si l’on tient compte du fait que certaines revendications visent également les mini jobs, les effectifs concernés se réduiraient à peau de chagrin (32% des effectifs percevaient une rémunération inférieure à 8,5€ en 2012 en incluant retraités, étudiants et chômeurs, 20% en les excluant).

 

Si l’on se dirige au contraire vers une conception large de la couverture du salaire minimum, ce qui ne peut être exclu au regard des conclusions des deux rapports du Bundestag sur le respect du principe constitutionnel d’égalité, alors, il ne faudrait pas sous-estimer la portée de la rupture que représenterait, pour l’état social, la reconnaissance de la valeur salariale d’emplois historiquement admis comme des boulots d’appoint correspondant à une conception très peu individualiste de la famille et des droits sociaux.

 

A propos des auteurs: 

Odile Chagny (Ires) & Sabine Le Bayon (OFCE)

 

Crédit image: CC/Flickr/Denis Bocquet

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