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par Bernard Gomel & Évelyne Serverin

Le débat ouvert par la Commission Sirugue sur la réforme des dispositifs de soutien aux revenus d’activité modestes s’est fondé sur un consensus fort : compléter les revenus des ménages aux faibles revenus d’activité par une prestation non contributive. Quelques mois plus tard, le Groupe d’experts sur le SMIC notait comme une évidence que le salaire minimum n’était pas le seul instrument de lutte contre la pauvreté et relevait que la « PPE et le RSA sont des éléments prépondérants de soutien au revenu des travailleurs au niveau du SMIC ».

 

Aujourd’hui, le consensus semble s’établir. La fixation des salaires doit répondre à des impératifs économiques (coût du travail, création d’emploi), et c’est aux politiques sociales qu’il incombe d’assurer un éventuel complément de revenus. Ce consensus revient à dissocier les politiques salariales et les politiques sociales, en éloignant le débat sur les salaires de toute considération sur la pauvreté. C’est ce consensus que nous voudrions discuter, en rétablissant le lien rompu entre salaire et pauvreté. Nous rappellerons d’abord que l’assistance aux pauvres est passée du statut d’alternative au salaire à son complément (I) ; nous verrons ensuite que les compléments de revenus imaginés depuis plus de vingt ans ont été fondés non sur un principe de redistribution mais sur l’incitation au travail (II) ; nous proposerons enfin de fonder la légitimité des compléments de revenus sur l’existence d’une dette sociale de redistribution, distincte de la dette d’assistance, contractée par les États en raison de leurs politiques de modération salariale (III).

 

I- Assistance et salaire, de l’alternative au complément

Le passage de la logique d’un salaire comme alternative à l’assistance, à une assistance complément de salaire, est lisible dans l’histoire sociale. Les débats du 19ème siècle ont été vifs sur le thème des rapports entre salaire et assistance, notamment à partir du cas anglais. Les poor laws anglaises qui apportaient des compléments de ressources aux ouvriers pauvres en-dehors des workhouse étaient critiquées comme facteurs d’avilissement des salaires, conduisant à une loi de 1834 réservant les secours aux pauvres sans travail. En même temps, du côté du salariat, c’est l’instauration d’un revenu minimum qui était en débat, le consensus international étant que le travail devait permettre de vivre, sans avoir à recourir à des secours. Revenus d’assistance et revenus minimum tendaient à s’établir à des niveaux différents, le premier lié à la notion de besoin, le second déterminé en référence à un principe de « retour » de la contribution du travail à la richesse.
La réflexion sur la fixation d’un niveau de salaire minimum est aujourd’hui surdéterminée par la logique du coût de l’emploi et de la compétitivité des entreprises. Le SMIC est vu comme se situant à mi-chemin entre : « empêcher la fixation de salaires individuels à un niveau jugé socialement insuffisant » et participer à « la lutte contre l’inégalité et la pauvreté, sans en être, bien entendu, le seul instrument » Autrement dit, c’est à ce complément de revenu, et non au salaire, qu’est attribuée la charge d’assurer la redistribution des richesses produites par le travail.

 

Les revendications d’un SMIC qui remplisse cette double fonction s’expriment encore, et avec force, à la fois au plan interne, et international. Cependant, elles pèsent peu face des injonctions européennes de modération salariale, qui favorisent les mesures étatiques de complément non-salarial des revenus d’activité.

 

II- Des compléments de revenu fondés sur l’incitation au travail

Au cours des années 1990, des dispositifs ont été mis en place (en France comme dans tous les pays européens) pour venir au soutien des revenus des travailleurs pauvres, sous les formes les plus diverses. Le slogan making work pay s’est répandu, sans cependant commander des formes juridiques spécifiques pour sa mise en œuvre. En France, la loi n°2001-458 du 30 mai 2001 portant création d’une prime pour l’emploi (PPE) donnait au soutien la forme d’un allègement fiscal. La PPE se présente alors comme un droit à récupération fiscale, accordé à deux conditions : le revenu fiscal de référence (RFR) du foyer fiscal doit être inférieur à un plafond ; les revenus d’activité professionnelle d’au moins un des membres doivent être supérieurs à un plancher. La justification de ce dispositif était cherchée dans l’incitation au travail, exprimée au début de l’article 200 sexies du Code général des impôts: « Afin d’inciter au retour à l’emploi ou au maintien de l’activité, il est institué un droit à récupération fiscale, dénommé prime pour l’emploi (…) ». Pour autant, l’incitation reste « proclamatoire », dans la mesure où elle n’implique aucune démarche de la part du contribuable. C’est précisément cette absence de « visibilité » de l’incitation qui va conduire à réexaminer le régime du soutien aux revenus des travailleurs pauvres, en « doublant » la PPE par un dispositif, le RSA-activité, clairement orienté vers l’incitation au travail.

 

En 2008, les rapporteurs du projet de loi généralisant le revenu de solidarité active argumentaient en faveur d’une modification des modalités d’attribution de la prime, afin de la rendre incitative. En mettant le travailleur pauvre en position de demandeur, on estime qu’il prendra conscience de l’avantage accordé et qu’il se convaincra de l’intérêt de poursuivre son activité. L’argumentaire n’est pas de pure rhétorique : il soutient l’architecture du nouveau dispositif, qui va réunir dans un même espace, bénéficiaires de minima sociaux et travailleurs pauvres.

 

A l’expérience, la logique purement incitative est apparue en complet décalage avec l’objectif de diminution de la pauvreté. S’il n’est plus question d’incitation, il faut chercher ailleurs le fondement de l’intervention de l’Etat dans la détermination des revenus.

 

III- Pour la reconnaissance d’une dette sociale de redistribution

Le RSA-activité a été conçu comme une incitation à passer de l’assistance au travail, sans véritable projet redistributif. Noyé parmi les prestations d’aide sociale, le dispositif est tout empreint de la logique des « dépenses actives », orientées vers les personnes plus que vers les systèmes. La prime pour l’emploi, seule voie efficace de soutien aux revenus, est dénoncée comme « dépense passive ». Avec la proposition de prime d’activité prônée par le rapport Sirugue, les débats restent concentrés sur l’effet incitatif d’un complément de revenus sur la reprise d’un travail. Ces choix de dispositifs « incitatifs » de compléments de revenus sont revendiqués par la France, comme le montrent les Programmes nationaux de réforme successivement présentés par la France à la Commission. Pour la période 2011-2014 : « Le gouvernement a privilégié des dispositifs alternatifs (RSA, prime pour l’emploi) qui présentent l’intérêt de soutenir le pouvoir d’achat des ménages modestes et de rendre attractif l’exercice d’emplois faiblement rémunérés, tout en étant davantage ciblés et en ne pesant pas sur le coût du travail. », ajoutant que « les gouvernements successifs ont fait le choix d’une modération du SMIC » et se félicitant que le gouvernement s’en tienne « aux règles minimales de revalorisation, pour la 5ème année consécutive ». Le PNR présenté en avril 2013 ne déroge pas au modèle, en annonçant les pistes de réforme du revenu de solidarité active (RSA activité) en articulation avec la prime pour l’emploi (PPE) « afin de mieux soutenir le pouvoir d’achat des travailleurs modestes et de mieux accompagner le retour à l’emploi ».

 

Il est temps de sortir de l’alternative artificielle entre dépenses actives et passives, pour chercher un autre fondement à une politique de soutien des revenus.

 

Ce fondement nous paraît pouvoir être la reconnaissance de l’existence, à la charge des États, d’une dette sociale de redistribution. Cette dette a été contractée par les États à l’égard des actifs, en faisant pendant vingt ans un choix d’une modération salariale, les privant ainsi du bénéfice des richesses qu’ils ont contribué à créer. Parce qu’elle est fondée sur une obligation redistributive, cette dette est distincte de la dette d’assistance, fondée sur le besoin, consistant en la fourniture des moyens convenables d’existence à ceux qui ne peuvent pas travailler (Constitution).

 

S’il ne souhaite pas revenir sur ces choix de modération, le gouvernement doit adopter un mécanisme de réparation de ce préjudice, par l’octroi aux actifs d’une prestation spécifique. Parce qu’elle correspond à une dette envers les actifs, cette prestation devrait être à la fois portable (être versée sans démarche de la part des créanciers), et calculée en référence à un revenu médian formé des seuls revenus d’activité, hors prestations sociales et avant impôt.

 

Quelque forme qu’elle revête (prime, complément versé sur la feuille de paie, crédit d’impôt), cette prestation devrait être de nature à rétablir dans leurs droits des salariés lésés par vingt ans d’austérité salariale.

A propos des auteurs :

Bernard Gomel, chargé de recherches au Centre d’études de l’emploi

 

Evelyne Serverin, directrice de recherche au CNRS

 

Pour en savoir plus

Evelyne Serverin et Bernard Gomel « Le revenu de solidarité active ou l’avènement des droits incitatifs », Document de travail du CEE, n° 154, mars 2012. »

 

Bernard Gomel, Dominique Méda, Évelyne Serverin « Le pari perdu de la réduction de la pauvreté par le RSA », Connaissance de l’emploi n°105, juin 2013.

 

 

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