par Interview réalisée par Claude Emmanuel Triomphe
Le cabinet Technologia a publié il y a quelques semaines une étude sur l’expertise et le dialogue social coordonnée par Henri Vacquin. Basée notamment sur de très nombreux entretiens menés avec des syndicalistes de toutes obédiences et de tous niveaux, l’étude montre comment le paysage français a évolué ces dernières années et insiste sur les pistes susceptibles de lui assurer une véritable légitimité tant auprès des directions que des salariés. Entretien avec Jean-Claude Delgènes, fondateur et directeur général de Technologia.
L’étude que vous avez conduite aborde essentiellement les rapports entre experts et syndicats. Mais comment réagissent les employeurs ?
Les esprits sont ouverts. Plusieurs organisations patronales nous ont fait savoir qu’elles étaient prêtes à discuter. Dans leurs entreprises, lorsqu’on arrive à présenter aux top managers, comme nous le faisons très régulièrement, la réalité du travail, ceux-ci sont alors plus à même de nous écouter et de s’approprier nos recommandations pour prévenir les risques et améliorer la qualité de vie au travail. La discussion peut s’avérer très riche. Dans ces conditions, tout le monde en sort gagnant y compris les élus et représentants syndicaux qui sont trop rarement dans un rapport de forces favorables leur permettant de proposer des solutions opérantes et qui en sont réduits alors à surfer sur le mal-être des salariés pour se faire entendre. Notre but est de générer une véritable prise de conscience chez les uns et les autres. Et ce qui fait sens pour tous, c’est le travail réel ! Une expertise utile éclaire toutes les parties prenantes, top management inclus. Nous plaidons en faveur d’une capitalisation des expertises par les organisations syndicales et avons vu à ce sujet les principales confédérations salariales, le Ministère, l’ANACT, l’ANDRH. Mais nous espérons aller au-delà et pouvoir rencontrer le MEDEF et l’UIMM. Nous avons aussi diffusé notre étude auprès des autres cabinets. L’accueil est bienveillant. Les premières discussions ouvrent la porte à plusieurs solutions : soit une appropriation exclusivement syndicale, soit une appropriation partagée entre les syndicats, les cabinets et le patronat. Nous serions heureux de la première ; nous participerons activement à la seconde.
Ce que vous dites sur l’expertise se rapporte surtout aux conditions de travail et aux CHSCT et moins à l’expertise économique des CE ?
Souvent les représentants du personnel ont les deux casquettes ! Mais surtout, c’est l’expertise CHSCT qui fait débat aujourd’hui et qui renvoie parfois à un rapport de forces entre les parties. L’expertise CE ne fait plus vraiment débat même si elle a été largement impactée par l’ Accord National Interprofessionnel puis la loi de sécurisation. Elle est entrée dans les mœurs et reste confinée à l’entreprise. Avec l’expertise CHSCT, les représentants du personnel ont le sentiment de retrouver un levier et un pouvoir d’agir. La discussion sur le travail s’est installée à partir de l’irruption des risques psycho sociaux dans les entreprises. La question du travail est transversale et les cas de France Telecom ou Renault dépassent largement les entreprises en question ! D’où la difficulté des organisations syndicales à maitriser cela : pour certaines d’entre elles, elles peuvent parfois se sentir mises en cause par les expertises du travail du fait de leur propre retard sur ce sujet. Il en va de même sur la question du burn out avec d’un côté nombre de ceux qui y sont confrontés qui nous suivent largement dans nos recommandations et de l’autre une sorte d’anathème qui quelquefois surgit, du type : « mais de quoi vous mêlez-vous ? ».
L’expertise n’est pas inversement proportionnelle à la présence syndicale ?
Il y a une réelle solitude du syndicaliste. Tant du point de vue de sa relation aux salariés que de celui de sa relation à ses propres instances. La voie de sortie, c’est la maîtrise de l’expertise de A à Z ! Et les syndicats capables de le faire remportent généralement les élections ! C’est en tout cas notre constat. Le vrai problème, c’est que certains cabinets, souvent les plus petits, tendent à prendre la place des syndicalistes et versent dès le départ de l’expertise dans un unilatéralisme dénonciateur quasi absolu qui confine à l’impuissance ! Beaucoup d’entre eux sont dans une logique très radicale. Ce n’est pas la nôtre.
Vous abordez aussi la question du rapport aux salariés…
Il est clair que c’est aujourd’hui un des points faibles de l’expertise. Et que les stratégies d’appropriation des expertises sont encore peu développées. Il faut rendre la parole aux salariés. L’expertise CHSCT nous apparaît comme un cadre institué d’expression qui permettrait de mettre en débat le travail auprès des salariés si les organisations syndicales savent là encore s’en emparer.
Faut-il mieux réguler l’expertise ?
Aujourd’hui le seul outil de régulation c’est l’agrément accordé par le Ministère du travail. Or il faudrait aussi favoriser la capitalisation comme l’appropriation et les plans d’actions : sur ce dernier point l’agrément impose des limites à la fois justifiées mais parfois rigides. Par ailleurs, les directions posent souvent la question du prix. C’est souvent une fausse question comme l’a montré un article récent de Métis ; en revanche, l’employeur a le droit de savoir où il met les pieds et ce qu’il va payer !
Pourquoi votre étude se limite-t-elle au seul cas français ?
On ne voulait pas couvrir le périmètre européen. Il nous fallait aborder cette exception sociale française qu’est l’expertise et voir si elle ne constitue pas, comme le dirait Henri Vacquin, une sorte de « prime de nuisance » accordée à un syndicalisme impuissant ! Chez nous, la place de l’expertise est due à la nature conflictuelle du système, avec l’influence historique du marxisme sur notre modèle et donc à la nécessité d’expliquer et de discuter dans un système moins coopératif. On pourrait dire d’ailleurs que les Français sont ici en avance sur les autres. Dans un mode devenu très complexe, la démocratie sociale ne peut pas se passer d’experts. On le voit d’ailleurs très bien avec les ONG dans les instances européennes : la connaissance d’un sujet suppose un investissement qui se compte en années ! Les outils disponibles en France depuis quelques années permettent d’interroger l’entreprise en profondeur qu’il s’agisse de son mode de management, de la relation vie personnelle /vie professionnelle etc…
Vous dites que la France est en avance mais pour quels effets concrets ?
Aujourd’hui ce qu’on peut faire en France sur le burn out, c’est plus que ce que je vois en Belgique ou en Allemagne ! Mais par ailleurs, là où nous sommes très en retard c’est sur la question des élites, sur le rapport entre Etat et entreprises. Quand je vois que même les Anglais ont réussi à faire de choses alors que chez nous rien n’a changé sur ce sujet depuis 25 ans, là je m’inquiète !
Lire : L’APPORT DE L’EXPERTISE AU TRAVAIL SYNDICAL ET AU DIALOGUE SOCIAL
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