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par Robert Salais, Danielle Kaisergruber

Le livre de Robert Salais « Le viol d’Europe » est au cœur des débats (ou de l’absence de débats) sur l’Europe que veulent les citoyens. Il revient sur les conditions économiques, politiques, géostratégiques dans lesquelles est née l’idée d’Europe pour analyser comment ces conditions ont influé sur son histoire depuis 1945. Son sous-titre, « Enquête sur la disparition d’une idée » souligne que nous avons aujourd’hui le marché unique, la circulation des capitaux, une certaine circulation des personnes mais nous avons perdu en chemin l’idée, l’âme.

le viol de l'europe

Ton livre est à la fois celui d’un économiste et celui d’un historien : pourquoi, économiste, t’es tu fait historien ?

Je suis parti d’un constat formulé au cours de longues années de travail pour des programmes européens de recherche qui m’ont amené à « fréquenter » les institutions de la Commission européenne. J’ai observé les impasses de la méthode de pilotage par les indicateurs, j’ai vu des politiques conçues pour produire les résultats attendus par une institution « hors sol ». Alors j’ai pensé qu’il fallait revenir à l’histoire en étudiant les positions, les hésitations et les évolutions des pays européens, spécialement les trois grands : la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France tout en pistant les influences américaines qui ont beaucoup compté dans l’affaire.

 

Ce que j’ai aimé particulièrement dans ton livre, c’est la manière de travailler à partir d’une conception non linéaire de l’histoire qui n’est pas vue comme un enchainement des causes et des effets. C’est la conception de Walter Benjamin : « un ensemble de cristallisations imprévues, refoulements, mais aussi de survivances et retour d’un passé originel enfoui ». Vue de cette manière, l’histoire est tragique, comme les mythes de l’Antiquité : des acteurs, ceux que le grand récit de la « construction de l’Europe » met en scène (les « Pères fondateurs ») ont fait une certaine Europe en croyant faire autre chose. Peut-on revenir sur ce malentendu ? Peux-tu détailler cette enfance d’Europe, juste après la guerre de 1939-45, moment où se mêlent le désir des stabiliser la paix, le « plus jamais ça », et le besoin des Etats-Unis d’avoir une Europe économiquement forte et commercialement libre pour favoriser la nécessaire reprise
mondiale ?

C’est une histoire avec de très nombreux personnages, et « personne n’a été maître du processus » comme je l’écris dans le livre. Avec Benjamin et Georges Didi-Huberman, j’ai vite compris que l’origine est partout et se retrouve tout le temps. Et aujourd’hui encore. Il faut aller chercher dans les PV de réunions (le Congrès des mouvements européens en mai 1948 par exemple), dans les échanges de notes diplomatiques, de courriers. Il faut réactualiser tous ces textes et mettre au jour les déterminations de longue durée, faute de quoi on ne comprend pas le présent.

 

On y voit clairement comment les protagonistes du drame ont cherché des intérêts communs aux différents pays pour faire une Europe puissante sans nuire aux intérêts nationaux de chaque pays, et accessoirement de chaque parti politique au sein des différents pays. C’est ainsi qu’on en est arrivé à une Europe des transferts de souveraineté, une sorte de vision négative de l’Europe puisque chaque fois on retire quelque chose aux Etats. La « bonne » approche aurait dû être celle d’une union rassemblant pour les multiplier, les potentialités des peuples et des économies dans leur diversité ; ce que prônait la Déclaration Universelle des Droits de l’homme en 1948 : « une coopération des peuples dans laquelle chacun prend en compte l’intérêt des autres ».

 

Je poursuis avec la métaphore du titre du livre qui est fort : les Etats-Unis ont « violé » Europe en lui imposant leur désir d’Europe, avec et sans son consentement ? Pour quelles raisons les Américains avaient-ils, au lendemain de la guerre, si fort besoin d’une Europe intégrée ? On oublie trop souvent que la « construction européenne » s’est faite parallèlement à la décolonisation qui a joué un rôle si important pour la Grande Bretagne et la France. Peut-on parler du passage d’une économie de rente coloniale à une économie de marché intégré ? Qu’est-ce que cela a impliqué ?

Les Américains après la fin de la guerre veulent une Europe commerciale productivement intégrée pour favoriser la reprise mondiale et un accès aux ressources en matières premières des colonies des pays européens, en particulier celles de la Grande-Bretagne et celles de la France. Et ils veulent aussi à partir de 1948 un glacis en Europe apte à contenir le communisme. C’est l’European Recovery Program, plus connu sous le nom de Plan Marshall de 1948 à 1951. Rappelons que l’administration qui en était chargée en Europe était directement rattachée au Département du commerce à Washington, et au State Department (en charge des affaires extérieures). Ce que refusent les Anglais désireux d’une relation privilégiée avec les Etats-Unis et, avant tout, d’une préservation de leurs intérêts mondiaux, mais aussi les Français inquiets du retour de l’Allemagne. D’un projet d’Europe politique et économique à 16, ne survécut que le Marché commun à 6, en vérité une union douanière, dont on voudra par la suite, contre toute vraisemblance, faire la matrice d’un Etat supranational.

 

La place de l’Allemagne, de sa propre reconquête, est tout au long de cette histoire au cœur d’une vision « industrialiste », l’Europe du charbon et de l’acier (la CECA) si emblématique de ce monde industriel que tu as analysé et formalisé comme modèle dans le livre écrit avec Michael Storper, Les mondes de production . Histoire de rapports de force là aussi : l’Europe doit se construire avec en son cœur l’Allemagne, mais en même temps contre l’Allemagne, pour se protéger de sa puissance et peut-être (le Reich n’est pas loin) de ses désirs de puissance. Cette manière de voir les choses est riche d’enseignements pour parler des impuissances actuelles.

La construction européenne est le résultat, inattendu, d’une convergence des planistes et des partisans du marché autour d’une conception de l’économie fondée sur la production de masse et la concurrence par les prix. Tout au long de son histoire, la stratégie des élites françaises a été déterminée par la crainte, justifiée, de la domination économique de l’Allemagne et la recherche des moyens de la contenir. On voit se dessiner une alliance France-Allemagne (De Gaulle-Adenauer) qui troque la direction politique de l’Europe par la France, plus la PAC contre l’acceptation d’un marché commun qui sera dominé par l’Allemagne. En fait un jeu de dupes. L’Allemagne est vite redevenue forte, bien avant la réunification, l’Allemagne de l’ordo-libéralisme, cherchant à peser de tout son poids pour le respect de ses convictions économiques : la monnaie forte, la lutte contre l’inflation, l’orthodoxie budgétaire… Il y aurait pourtant d’autres spécificités qui conviendraient à la construction européenne, un fédéralisme démocratique, la place du travail, que ses dirigeants ne promeuvent pas.

 

N’oublions pas que l’Europe s’est faite pour une bonne part pour réintégrer l’Allemagne dans le concert des nations civilisées. Ses dirigeants se sont enfin décidés à prendre la tête de l’Europe, mais d’une Europe à leur image. Qu’en résultera-t-il ? C’est une des inconnues de l’avenir.

 

Tu évoques souvent la figure de Keynes et consacres un chapitre à ses idées. Sa clairvoyance tragique : il a sa première attaque cardiaque lors de la Conférence de Versailles après la Première guerre mondiale où il s’oppose à pénaliser économiquement trop fort l’Allemagne. Et l’attaque qui l’emportera peu de temps après les accords de Bretton Woods où il représentait le gouvernement anglais. Que penserait-il aujourd’hui de cet échafaudage institutionnel qu’est devenu l’Europe ? Est-elle devenue une institution internationale comme une autre, en fait non pas supra-nationale mais extra-territoriale ?

Ses idées des années 1940 sont vraiment prophétiques, que ce soit sur les failles à venir du néolibéralisme économique ou sur les principes d’un ordre mondial marchand plus juste et plus démocratique. Keynes préconisait un ordre mondial fondé sur la coopération des Etats pour maintenir l’équilibre de leurs balances des paiements. Pays excédentaire et débiteur auraient été co-responsables, ce qui implique le souci d’un développement équilibré, avec une monnaie commune le favorisant. Si l’Europe avait adopté ces principes, elle ne serait pas plongée dans la crise financière et institutionnelle actuelle. Je plaide dans mon livre pour que l’Europe, pour son salut de long terme, prenne la tête d’un mouvement pour un nouvel ordre marchand fondé sur ces principes. Pour l’instant la Commission européenne en lançant un projet d’Accord de Libre Echange avec les Etats-Unis a pris le chemin inverse. Cela revient à revenir à la case départ, comme si soixante ans d’efforts pour bâtir l’Europe n’avaient servi à rien !

 

Tu critiques fortement l’Europe du grand marché, des capitaux comme des personnes, qui s’est ouverte à tous vents aux puissances de la financiarisation globalisée. Elle s’est offerte (et là ce n’est pas un « viol ») au monde marchand au point de s’y réduire et de n’avoir pas d’autre identité. Elle s’y est offerte avec la naïveté des croyances au « marché parfait » qu’aucun Etat-Nation n’a jamais réalisé. Pourquoi ?

La conjonction originelle des années 1950 entre planistes et partisans du marché a fait des institutions de Bruxelles des intégristes avant l’heure de la libéralisation financière. Qui affirmait : « Il va de soi que la libération des mouvements de capitaux […] suscite une meilleure utilisation de la capacité de formation d’épargnes et une création plus rapide de moyens de production » ? C’est le rapport Spaak de 1956, à une époque où les Accords de Bretton Woods avaient autorisé le contrôle des mouvements de capitaux. Il restait à la Présidence Delors de 1985 à 1994 à mettre en place l’union économique et monétaire (UEM), c’est-à-dire la plongée sans gilet de sauvetage des pays européens dans la globalisation financière. Sur l’UEM, je me contenterai de rappeler la prédiction de Maurice Allais, seul prix Nobel d’économie qu’ait eu la France, en 1992 s’agissant du Traité de Maastricht ; « des institutions anti-démocratiques, une monnaie unique non viable et prématurée, un libre échangisme générateur d’instabilité et de chômage, l’urgente nécessité d’une nouvelle réflexion sur la construction européenne ». Tout cela s’est vérifié, nous y sommes. Libertés et initiatives sont étouffées. Et pourtant les mesures en préparation à Bruxelles avec l’accord des gouvernements entendent durcir encore le filet.

 

Pour moi, le problème d’aujourd’hui n’est pas tellement de « rajouter »du social (comme l’a fait à sa manière Jacques Delors lorsqu’il était Président de la Commission) que de travailler à « l’esprit des lois » communes que nous voulons nous donner, ou pour le dire autrement à ce que peut être l’état social (au sens de Tocqueville) européen.

On utilise beaucoup dans le grand récit fondateur l’image de la « construction » : c’est celle du Rapport Spaak (1956) qui prône la construction du bâtiment, puis la construction de la monnaie. On y ajoute parfois un peu de démocratie comme un parement extérieur. Mais la démocratie n’a jamais été au cœur, sauf au tout début lorsque des « Européistes » ont proposé en 1948 une Assemblée constituante européenne sur le modèle de la Révolution française ou ont préconisé un mouvement fédérant les peuples à partir d’en bas. Du coup il n’y a pas dans les fonctionnements actuels de recherche de ce qui nous est commun et il n’y a pas d’association des peuples européens. L’Europe est une affaire d’élites éclairées qui, aujourd’hui, sont devenues autistes et ont perdu la boussole.

 

L’important serait maintenant de ménager des « moments européens », qui favorisent une vraie connaissance par des enjeux, de ce qu’il y a derrière les décisions techniques, des positions défendues par les uns et autres. Les parlementaires européens devraient être à l’initiative en la matière. Ce que, avec Robert Villeneuve, nous avions appelé « mettre en capacités » le citoyen européen, en particulier en travaillant sur les échelles territoriales, l’emboîtement des différents univers, des différents collectifs auxquels chacun de nous appartient. Ce que je dis là renvoie à une conception de la démocratie comme « espace de délibération » et pas à une simple définition par les élections.

 

En quoi le fait de prendre en compte dès le départ une « Europe du travail » aurait-il pu changer les choses ?

Les syndicalistes présents au Congrès de La Haye en 1948 revendiquèrent « la participation nécessaire des travailleurs à la gestion de l’entreprise et de tous les organismes de coordination ». Ils entendaient dessiner une Europe des droits du travail, et pas simplement une Europe sociale humanisant le marché. Ils n’eurent pas gain de cause ; les syndicats ont été impliqués dans une construction institutionnelle dont ils ne maîtrisaient, ni les aboutissants, ni les moyens. Ils essaient aujourd’hui de réagir : on voit la CES chercher à se positionner sur des choix d’investissement et sur des choix industriels. C’est bien ; il faudrait pouvoir descendre au niveau du terrain, des choix des collectivités locales, des choix d’innovation ou d’investissement des entreprises : fabriquer européen et fabriquer autrement en direction d’un nouveau modèle de développement humain, démocratique, solidaire et durable.

 

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.