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par Propos recueillis par Albane Flamant

C’est la rentrée, non seulement pour les élèves et étudiants de tout poil, mais aussi pour leurs professeurs ! Pour Maurice Tardif, un chercheur de l’Université de Montréal à l’origine de nombreuses recherches sur la condition des enseignants en Amérique du Nord, ces travailleurs font face à de nombreux changements : précarisation, complexification du métier, apparition de nouveaux agents dans l’école, rationalisation du système… Des phénomènes qui sont également présents, à des degrés variés, sur le continent européen.

 

Maurice Tardif

Quelles sont les grandes caractéristiques de l’évolution du métier d’enseignant en Amérique du Nord ? Quelles nouvelles exigences sont apparues au cours des dernières décennies ?

Dans les années 60, on assiste à une croissance faramineuse de la population scolaire, et
parallèlement, le nombre d’enseignants augmente fortement. A l’époque, ces derniers confortent leur position dans l’école par l’acquisition d’avantages sociaux : droit d’ancienneté, augmentation salariale, contrats permanents, égalité homme-femme en termes de rémunération au Québec…

 

Au Canada, cette décennie marque réellement un tournant dans la perception de l’enseignement au sens large. En 1964, l’Etat crée un ministère de l’éducation, qui était jusqu’alors le domaine réservé de l’Eglise. A cette époque, l’école est perçue par les parents comme un outil de mobilité pour leur progéniture. Le premier ministre de l’éducation Paul Gérin-Lajoie lance d’ailleurs le slogan suivant: « Qui s’instruit s’enrichit », qui démontre la confiance de la classe politique et de la population en l’école et ses enseignants, qui sont les principaux acteurs des grandes réformes de l’éducation.

 

Après cet âge d’or de l’enseignement, les premiers changements apparaissent dans les années 1980 : on voit s’alterner des phases de crise et de surproduction particulièrement fortes en Occident, et ces crises récurrentes ont un effet important sur les finances publiques : du fait de leur situation d’endettement, les Etats vont progressivement rationaliser l’éducation au nom des idéaux de l’économie de marché (new public management). On va demander aux enseignants d’être compétents, de devenir des experts de l’apprentissage, d’être souples, d’accueillir des élèves en difficulté et de faire de plus en plus de place aux enfants d’origines culturelles diverses. On leur demande donc de faire de plus en plus de choses, mais surtout d’en répondre : il y a réellement une obligation individuelle de performance.

 

Parallèlement s’est développée une précarisation du travail des enseignants, qui est un phénomène extrêmement important sur le continent nord-américain. Entre 1970 et la fin des années 2000, l’école publique québécoise va perdre près de 40% de ses élèves, d’une part à cause du vieillissement de la population, mais aussi du fait de la compétition que lui fait l’école privée. Et pourtant, les universités continuent à former un grand nombre d’enseignants, alors qu’il n’y a tout simplement plus assez de travail ! En Amérique du Nord, l’enseignement est un marché libre, et on assiste donc aujourd’hui à l’apparition d’une classe enseignante précaire.

 

Le travail des enseignants s’est aussi complexifié, non pas en termes de durée de travail ou de nombre d’élèves à gérer, ils travaillent moins d’heures, avec des classes plus petites qu’il y a 50 ans, mais dans leur rapport aux élèves, qui est devenu redoutablement plus difficile. Enseigner dans les années 2000 n’est plus la même chose qu’enseiigner dans les années 1960 : à l’origine, les enseignants québécois enseignaient à des populations blanches, francophones et catholiques qui venaient de familles « traditionnelles ». Aujourd’hui, la population scolaire est très largement cosmopolite, tout particulièrement au Canada, qui possède une des sociétés les plus multiculturelles au monde. Les enseignants font donc face à des enfants avec de grandes différences d’acquis, des origines sociales et culturelles diverses ainsi qu’à un taux de violence plus élevé et des troubles du comportement. De plus, les élèves en difficulté d’apprentissage représentent aujourd’hui aux alentours de 20% des classes…

 

Justement, vous parlez beaucoup dans vos travaux de l’instauration d’une école à deux vitesses. Que voulez-vous dire par là ?

Dès les années 1960, le gouvernement a voulu démocratiser l’école : tous les enfants devaient être intégrés dans le système scolaire, ce qui a eu des conséquences très concrètes. Du fait de l’appauvrissement des classes moyennes et de la privatisation d’une partie de l’enseignement, l’école publique hérite aujourd’hui de populations en difficulté et souvent réfractaires à l’enseignement scolaire, alors qu’une fraction minoritaire des écoles hérite quant à elle des élèves plus faciles, provenant de milieux embourgeoisés, si l’on peut dire. En principe, l’école est démocratique et donc ouverte à tous, mais dans la pratique, dans le traitement qui est réservé aux élèves, on s’aperçoit que l’école publique accepte un taux d’échec élevé, et que pour ces élèves, elle ne propose plus de mesures de soutien. Il existe donc deux réseaux distincts qui favorise les inégalités.

 

C’est aussi le cas de l’encadrement scolaire lui-même qui est littéralement divisé : on assiste à l’arrivée de nouveaux acteurs plus techniques pour suppléer au travail des enseignants. Ce personnel de soutien n’est habituellement pas formé à l’enseignement et est aussi moins formé que les autres acteurs de l’école. Il se caractérise notamment par de bas salaires et des effectifs majoritairement composés de femmes. En sociologie, on constate que ces agents se voient déléguer un travail plus technique, ce qu’on appelle le « sale boulot » : aide aux élèves handicapés, dossiers de présence, gestion des problèmes de drogues, des élèves en crises, de la violence… Ils ne cessent de gagner en nombre et en importance dans l’école.

 

Et quelles sont les relations de ces nouveaux acteurs avec les enseignants ?

Elles sont très ambigües ! D’une part, les enseignants sont demandeurs, car ces nouveaux agents les soulagent du « sale boulot » et les laissent se consacrer aux tâches plus « professionnelles ». Mais leurs relations sont aussi conflictuelles : non seulement les professeurs tendent à vouloir contrôler le personnel parascolaire, mais ces deux groupes ont également des conceptions de l’école totalement antagonistes. Les agents techniques ont une vision du système qu’on pourrait qualifier d’humaniste ou de naïve selon laquelle il faut « sauver » les élèves en dépit de l’école. Pour eux, la réussite scolaire n’est pas une priorité et beaucoup d’entre eux considèrent que la plupart des élèves ne pourront de toute façon pas réussir. Il faut donc leur apprendre d’autres compétences qui pourront les aider dans le futur…

 

Précarisation, complexification du travail, rationalisation du système éducatif… Avez-vous des données qui donnent une idée de la façon dont les enseignants vivent ces changements ?

En 2007, j’ai participé à une enquête très élaborée du gouvernement fédéral auprès de plus de 14.000 enseignants & dirigeants d’établissement canadiens auxquels on a posé la question suivante : « que pensez-vous des réformes éducatives qui ont été mises en place au cours des deux dernières décennies ? » Au terme de l’enquête, on s’est rendu compte que bon nombre d’entre eux étaient déçus : ils ne se reconnaissaient plus dans le pilotage du système éducatif actuel et 75% d’entre eux pensaient que les politiques éducatives canadiennes n’avaient pas eu et n’auraient pas un impact positif sur leurs élèves.

 

Pour les enseignants, la satisfaction procurée par leur métier est fondamentalement liée au rapport qu’ils entretiennent avec les élèves. Si ça ne fonctionne pas avec les collègues ou les parents, les enseignants peuvent conserver une bonne satisfaction au travail s’ils ont de bonnes relations avec leurs élèves. Mais comme je vous l’expliquais tout à l’heure, l’acte pédagogique s’est réellement complexifié : dans les quartiers populaires de Montréal, 15 à 20% des élèves arrivent à l’école sans avoir mangé. Une partie de la classe est composée d’élèves avec des troubles du comportement, une autre avec des troubles de l’apprentissage… Ce qui se traduit par un phénomène d’abandon professionnel. Aux Etats-Unis, où les inégalités sociales sont très fortes, 30% des enseignants abandonnent leur métier dans les trois premières années de leur carrière. On passe à 50% d’abandon après cinq ans ! Il est plus dur de documenter ce phénomène au Canada du fait de l’organisation de l’éducation, mais on estime qu’après trois ans, le taux d’abandon avoisine les 25%.

 

Dans la même optique de complexification du travail pédagogique, les nouvelles technologies entrent tout doucement elles aussi dans les classes. Quel effet pensez-vous qu’elles auront sur les enseignants ?

Dès qu’il y a des cours en ligne, on engage moins d’enseignants, ce qui peut être très dangereux d’un point de vue syndical. Mais cela concerne pour l’instant principalement l’enseignement supérieur. Dans le primaire et en début de secondaire, l’école est un lieu d’acquisition de connaissances mais aussi surtout un lieu de socialisation : les élèves apprennent à respecter l’autorité, à lever la main pour poser une question, à interagir avec leurs camarades, etc. Cet apprentissage-là ne peut pas être fait par Internet : il faut que des personnes adultes interagissent quotidiennement avec les enfants. A mon sens, tous les enseignements qui peuvent se réduire à la transmission d’informations seront par contre plus sensibles, au fil du temps, à l’apparition de ces nouvelles technologies. Au Canada, certaines écoles secondaires ont commencé à mettre en place des programmes de classe numérique où un ou deux enseignants enseignent à douze classes en même temps, mais c’est surtout le cas dans les régions éloignées.

 

Encore une fois, ce sont surtout les universités qui sont concernées par ce phénomène. J’enseigne par exemple depuis les années 1990 un cours sur l’histoire de la pensée occidentale. A l’origine, je donnais deux cours au premier semestre, pour un total d’environ 200 étudiants. Cette année, mon cours se donnera en ligne à plus de 700 étudiants. Je ne les verrai jamais : ils feront leurs travaux où ils veulent et passeront leurs examens en ligne. Dans 20 à 25 ans, on peut donc facilement imaginer que pour certains cours, on pourra remplacer 200 profs par un seul.

A propos de l’intervenant

Maurice Tardif est professeur à la Faculté des sciences de l’education de l’Université de Montréal, ainsi que directeur de son Centre de Recherche Interuniversitaire sur la Formation & la Profession Enseignante (CRIPFE). Il est également l’auteur de nombreux ouvrages sur la profession enseignante en Amérique du Nord & ailleurs. Le plus récent s’intitule La condition enseignante au Québec du XIXe siècle au XXIe siècle: une histoire cousue de fils rouges: précarité, injustice et déclin de l’école publique (2013).

 

Pour aller plus loin

Tardif, M. & LeVasseur, L. (2010). La division du travail éducatif. Une perspective nord-américaine. Paris : Les Presses Universitaires de France.

 

Tardif, M. et Lessard, C. (2000). Le travail enseignant au quotidien. Contribution à l’étude du travail dans les métiers et les professions d’interactions humaines. Préface de François Dubet. Europe : De Boeck, 569.

 

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