7 minutes de lecture

La collection « Raconter la vie » est bien plus que le regroupement circonstanciel de livres dont le destin serait d’abord et avant tout individuel. Après le succès de « La république des idées », Pierre Rosanvallon, avec Pauline Peretz et toujours au Seuil, a lancé cette nouvelle collection au début de cette année 2014. Elle est forte déjà d’une dizaine de titres sans compter les textes publiés sur le site éponyme (www.raconterlavie.fr).

 

parlement des invisibles

Danielle Kaisergruber encourage la lecture de ces « petits livres jaunes, oranges ou rouges » dans un article récent de METIS et notamment celle de deux récits « racontant la vie » de la nouvelle classe ouvrière, celle des « bataillons de conducteurs, livreurs, manutentionnaires, magasiniers, réparateurs de commande ou réparateurs à domicile », bien loin « des forteresses ouvrières du capitalisme industriel, encore assez fortement syndicalisé » et des usines géantes.

 

L’invention du quotidien
Il faudrait citer tous les titres. Sans emphase ni misérabilisme, Sébastien Balibar raconte sa vie de « Chercheur au quotidien », entre bricolage, budgets et coopérations internationales, Guillaume le Blanc celle d’une contrôleuse des impôts qui mène une double vie (professionnelle) depuis qu’elle a créé son élevage de chats -des sacrés de Birmanie- près de Bordeaux, Annie Ernaux épilogue avec sagacité sur ses visites régulières à l’hypermarché proche de chez elle et en général sur notre activité de consommateur, celle qui fait dire à une jeune femme venue peu avant Noël avec sa fille « Regarde les lumières, mon amour », Jules Naudet raconte l’étonnante et rare trajectoire de Franck « Grand patron, fils d’ouvrier », Rachid Santaki, entrepreneur en Seine Saint Denis nous fait ressentir la difficulté d’abandonner le commerce de la drogue pour créer sa boîte et faire légalement du « Business dans la cité » dans une fiction qui a valeur de témoignage.

 

Il faut ajouter les textes publiés sur le site qui relatent le travail d’un conducteur de métro, celui d’une employée d’un fast-food, celle de Diouma Magassa qui découvre la distance qui sépare la banlieue d’une hypokhâgne parisienne, etc. Il y en a plus de 250 d’une durée de lecture estimée allant de 44 à 2 minutes….

 

Le texte de Pierre Rosanvallon, « Le Parlement des invisibles », sorte de préface générale, mérite aussi qu’on s’y arrête. Dans le même format, une soixantaine de pages pour 5,90 euros, l’ambition de la collection y est exposée.

 

Les voies plurielles de la connaissance

Au cœur du projet, il y a une ambition méthodologique. Il nous faut retourner à la multiplicité des existences et des expériences, les saisir dans leur vitalité et leur consistance et pour cela il faut abattre les frontières et les hiérarchies entre toutes les manières de « raconter » et ne pas céder aux « démons de la théorie ». Le « parlement des invisibles », la prise de parole de ceux dont la vie est dans l’ombre parce que leur voix est de trop faible ampleur exige la prise en compte simultanée « du témoignage qui restitue le langage immédiat du vécu ; … de l’analyse sociologique qui rend le monde lisible …. ; … de l’enquête journalistique, fondée sur la curiosité d’un regard libre qui révèle des situations méconnues ; … de l’enquête ethnographique, avec son attention au grain des choses, … ; …de la littérature, qui apporte un supplément d’intelligibilité grâce aux ressorts de la mise en scène du récit, …. de la poésie et de la chanson encore…. ».

 

Pierre Rosanvallon rappelle opportunément que ces « voies plurielles de la connaissance du monde » ont été vivantes et bénéfiques lors d’autres grandes mutations socio-économiques. Les romans du 19e siècle, ceux de Balzac, de Zola, de Dickens, Orwell, Steinbeck, les enquêtes journalistiques dont celles de Studs Terkel aux Etats-Unis, qui enregistra et diffusa à la radio à partir de 1952 les témoignages de centaines d’anonymes pour constituer une véritable histoire orale du pays, ou plus récemment celle de Florence Aubenas à Ouistreham, ne peuvent pas être cantonnés à la seule histoire de la littérature ou du journalisme. Ils ont sensibilisé aux conséquences concrètes des bouleversements ceux qui étaient aux responsabilités et véritablement irrigué leur pensée.

 

Pour ma modeste part, c’est cette préoccupation qui me conduit à chroniquer régulièrement pour METIS les films à l’affiche et à organiser des débats sur des films documentaires ou de fiction dans le cadre de l’Association « Travail et Politique » en collaboration avec la Médiathèque Marguerite Duras (Paris 20e arrondissement).

 

Une crise de la compréhension

Cette ambition affirmée sur la forme ou la méthode est le moyen d’une ambition plus fondamentale. Il s’agit de « refonder la démocratie », non seulement comme régime politique mais comme forme de société. Pierre Rosanvallon part du constat que le langage politique est « saturé d’abstractions » et n’a plus de prise sur le réel – un premier ministre français ne disait-il pas récemment que la langue politique est pour beaucoup d’entre nous une langue morte ? Cela ne témoigne pas seulement d’une crise de la représentation, réelle, mais aussi d’une crise de la « compréhension » dont on ne pourra pas sortir sans la contribution de ce « parlement des invisibles ».

 

Les préjugés et les fantasmes doivent cesser de « gouverner les imaginations » et d’alimenter la défiance et les peurs. Nous devons sortir des slogans, des catégories des instituts de sondage et des représentations idéologiques et pour cela il est crucial de mettre en valeur les vies ordinaires dans leur diversité. Cette « reconquête du sensible » ne se limite pas à raconter « le malheur social ». Elle conduit aussi à valoriser les « fiertés au travail, les réussites, les capacités latentes d’action et de création ». Elle permet la rencontre des deux sens du verbe « représenter » : d’un côté exercer un mandat, être désigné pour gouverner en fonction d’une délégation de pouvoir, et de l’autre restituer une image, exprimer les besoins et les attentes d’une société.

 

C’est cet écart entre la réalité vécue et la réalité pensée qui constitue désormais « un verrou majeur à la transformation de la société autant qu’à la reconquête de la dignité des individus ». Des vies non racontées et qui ne se reconnaissent pas dans les catégories générales utilisées pour penser ce monde en mutation sont en effet des « vies diminuées, niées, implicitement méprisées ». En racontant sa vie dans le cadre d’une collection, d’un projet collectif, et quelle que soit la forme choisie, il devient possible de faire de son destin singulier une question sociale. En liant son « je » à un « nous », il devient possible de retrouver « en même temps dignité et capacité d’action ».

 

Trois ensembles de textes sont suggérés. Les récits et trajectoires de vie, les lieux producteurs ou expressions du social, les moments de vie. Il s’agit à chaque fois de comprendre la société à partir de ses zones d’ambiguïté ou de basculement, « à partir des dynamiques régressives qui la minent ou encore des modes d’équilibre singuliers que bricolent les individus ».

 

Le Parlement des invisibles

L’abondance des textes publiés incite à l’optimisme en dépit des difficultés qui s’y expriment. Loin des slogans, de la passivité et des peurs, nous sommes peut-être plus nombreux que nous l’imaginons à vouloir passer d’une démocratie intermittente, celle des élections périodiques et des promesses faites pour la conquête du pouvoir, à une démocratie permanente, une démocratie d’implication, une démocratie qui ne soit pas seulement un régime politique mais une forme de société et de sociabilité. La « démocratie narrative » que propose Pierre Rosanvallon nous y aidera.

 

Tous ceux qui inventent leur vie au quotidien, entre bricolage et utopies, et qui trouvent le moyen de la raconter pour se l’approprier et l’inscrire dans une histoire collective, font plus pour « rendre la société mieux gouvernable et mieux réformable » que la répétition lancinante des appels à l’autorité et aux valeurs, que les mécanos institutionnels et que les injonctions d’une élite qui n’y comprend plus rien. Il faut souhaiter qu’il y ait beaucoup d’élus au Parlement des invisibles.

 

Pour aller plus loin

Le Parlement des Invisibles, par Pierre Rosanvallon (Seuil 2014)

Raconter le travail

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.