9 minutes de lecture

Le Japon a été, si l’on peut dire, précurseur dans le domaine de certaines pathologies sociales au travail : bien avant les sociétés occidentales, il a « inventé » la mort par surmenage en ajoutant ce mot au vocabulaire japonais dans les années 80, puis la reconnaissance du suicide au travail comme faute de l’employeur.

 

Et pourtant, le Japon est une civilisation qui semblait vouloir ignorer la dépression tout en glorifiant le suicide : quand le groupe pharmaceutique Eli Lilly voulut promouvoir et vendre le Prozac au Japon, les psychiatres japonais le dissuadèrent faute de marché, car disaient-ils, les Japonais ne souffrent quasiment pas de dépression. Comment tout cela a-t-il basculé : tel est un des sujets du livre de Madame Junko Kitanaka. Sa démarche d’anthropologue, en grande partie centrée sur les milieux psychiatriques, permet de comprendre comment une société mobilise de multiples acteurs aux intérêts parfois contradictoires pour élaborer des solutions à ce nouveau défi.

 

1996 – date de la première victoire juridique dans le procès Dentsu

Avec la récession économique profonde qui frappe le Japon depuis les années 1990, ce pays a connu des nombres particulièrement élevés de suicide (environ 30 000 par an) ; la dépression, autrefois maladie rare, est devenue un problème national.

 

Dans ce contexte, la Cour Suprême a condamné en 2000 la plus grande agence publicitaire japonaise, Dentsu, à payer l’équivalent de 1,6 millions d’euros à la famille d’un employé décédé par suicide presque dix ans auparavant. Pour la première fois, une famille avait demandé aux tribunaux de reconnaître la responsabilité de l’entreprise. D’habitude, la famille s’excusait plutôt pour les dommages causés à cette dernière par le suicide de leur employé ! Un tabou était levé.

 

Bien sûr l’entreprise fit appel et ne fut condamnée que quatre ans plus tard mais ce premier jugement permit aux Japonais de prendre conscience qu’un suicide peut être la conséquence d’une dépression causée par des conditions de travail.

 

Tout cela n’allait pas de soi.

 

Une bataille juridique et politique

La bataille juridique s’est focalisée sur trois points: le niveau de stress, la présence d’une dépression, la nature du suicide, qui constituent aujourd’hui les pierres d’achoppement des débats juridiques :

La détermination du niveau de stress. Pas simple quand l’employé fait « des heures supplémentaires gratuites ». Pas simple quand on observe que le stress psychologique est subjectif.

La présence d’une dépression.  Point obligé de l’argumentaire juridique, c’est par ce biais que la médicalisation et la psychiatrie sont introduits. Les psychiatres sont convoqués pour dire si l’employé souffrait d’une dépression au moment de son suicide et si cette dépression a été causée par le stress accumulé.

Mais comment faire quand ce salarié n’est jamais allé voir un psychiatre ? Cette question a surtout posé un problème redoutable aux psychiatres : beaucoup pensaient que la dépression est un processus endogène dû à une fragilité individuelle de nature biologique engendrée par un désordre dans le cerveau (école allemande). Junko Kitanaka explique , dans les chapitres consacrés à l’histoire de la dépression au Japon, comment des fondements de la psychiatrie issus de l’école allemande ont été remis en cause par certains psychiatres japonais : en observant que souvent les hommes souffrant de dépression étaient des travailleurs modèles, enthousiastes, méticuleux, consciencieux, honnêtes…, ils ont développé l’idée que la dépression n’est pas seulement une affaire de déséquilibres neurochimiques individuels mais qu’elle posait avant tout la question des pathologies d’ordre social. C’est cette école psychiatrique que la justice japonaise a suivie.

– La nature du suicide.  Dans la culture japonaise, le suicide, mort volontaire, est une question intentionnelle et de libre arbitre. Si le salarié décide de se donner la mort, c’est son choix : l’entreprise ne peut en être tenue pour responsable. Ainsi les juristes ont pu soutenir que le fait d’avoir laissé une lettre prouve que le salarié était en pleine possession de ses moyens : il est donc responsable de sa mort. On voit bien que reconnaître l’état dépressif permet de combattre cet argumentaire et d’introduire une chaîne de causalité pour établir la responsabilité de l’employeur.

Autre argument développé : les travailleurs qui se suicident sont souvent des salariés modèles qui « en redemandent », manifestant une sorte d’acharnement au travail. Pourquoi le font-ils ? Parce que, disent des juristes, ils ont une prédisposition psychologique à cela, dont l’entreprise ne peut être tenue pour responsable. Cet argument a été retenu par la Haute Cour avant d’être rejeté in fine par la Cour suprême.

 

Presque 10 ans de combats juridiques, de débats portés sur la place publique, de mobilisations d’associations ont conduit à rendre possible la reconnaissance de la faute de l’employeur en cas de suicide ou de dépression d’un salarié.

 

Comment une société cherche-t-elle à trouver une parade à la montée des suicides au travail ( ou des dépressions)

C’était ouvrir la boîte de Pandore. Le nombre de cas de dépressions ou de suicides causés par le travail donnant lieu à une indemnisation des travailleurs passait de 26 ( dont 19 suicides) en 2000 à 269 (dont 66 suicides) en 2008.

 

Désormais, face à la détresse et à la souffrance de travailleurs dans un contexte de profonde crise économique et de durcissement des conditions de travail, de nombreux acteurs se sont mobilisés à la fois pour dénoncer cette situation, définir et caractériser ce qui relève de la dépression causée par le travail, soigner les personnes concernées, définir les responsabilités, indemniser, prévenir la montée de ces situations dans les entreprises. Vaste programme qui va générer des débats permanents entre médecins, juristes et politiques.

 

En 1999, le ministère du travail promulguait des standards pour accorder une indemnisation aux travailleurs en cas de maladie mentale provoquée par un stress psychologique au travail. Pour y prétendre, il faut démontrer 1) que l’employé souffrait d’une maladie mentale sous forme de dépression, 2) qu’il existait un stress psychologique fort au travail pendant les six mois précédant le déclenchement de sa maladie, 3) que la dite maladie mentale n’était pas due à un stress indépendant du travail ou à des raisons personnelles…

 

Le ministère du travail tranchait (au grand dam des psychiatres) en décidant que le stress était une notion objectivable en se référant à un travailleur « moyen ».

 

Des campagnes d’information ont été lancées par les médecins et par l’Etat pour promouvoir l’idée que le suicide est un problème psychiatrique.

 

En 2006, une loi fondamentale sur les contre-mesures à prendre en matière de suicide a été promulguée : elle introduit le principe des 4 niveaux de prise en charge, dont l’introduction de psychiatres sur les lieux de travail et dans les écoles, un certain nombre de dispositions visant à éviter l’accumulation de fatigues, dont la restriction des heures supplémentaires. Les autorités se sont engagées à réduire le taux de suicides de 20% d’ici 2016.

 

On observe que les entreprises adoptent trois stratégies :

• essayer de prendre en charge les dépressifs au sein de l’entreprise, en les confiant à des prestataires extérieurs , à des médecins, cliniques etc. mais cela est onéreux,

• faire partir les travailleurs qui ne guérissent pas facilement avec les risques juridiques que cela comporte,

• faire reconnaître le statut d’handicapés à ces travailleurs permettant ainsi de remplir leurs quotas de 1,8 % de travailleurs handicapés mais avec les risques de stigmatisation afférents.

 

Les psychiatres sont en première ligne

Les enjeux juridiques ( condamnation) et financiers ( préjudice à réparer) font que les psychiatres ont été mis en première ligne d’une part pour poser le diagnostic de dépression, et d’autre part pour soigner ces travailleurs.

 

Après avoir longuement observé leur pratique clinique, Junko Kitanaka se livre à une analyse fine des démarches suivies par les psychiatres.Elle montre comment ceux-ci ont développé un idiome psychiatrique médicalisant le suicide en passant par tout un processus au cours duquel ils s’efforcent de persuader les patients à considérer et admettre que leur passage à l’acte est l’effet d’une pathologie (maladie psychiatrique) qui affecte leur esprit.

 

Ils fournissent ainsi un discours, clef en main, reliant les causes (c’est-à-dire le surmenage dont le salarié devenu patient est victime) à la dépression (qui a pris une nature biologique conduisant aux pulsions de mort). Une fois que la médicalisation de la détresse psychique est opérée, la thérapie chimique coule de source : elle est devenue légitime.

 

Ce cheminement « marche bien » pour les hommes qui trouvent là un discours simple et conforme aux valeurs de la société. Par contre, Yoko Tanaka montre comment cet idiome psychiatrique fonctionne mal pour les femmes parce que leurs vies sont segmentées en fonction des différents rôles qu’elles sont amenées à tenir et parce que leur identité au travail n’est pas semblable, au Japon, à celle des hommes.

 

Il reste que la stratégie diagnostic de dépression – médicalisation (notamment par l’usage d’antidépresseurs) est doublement fragile :

– Comment fixer la limite entre les « vrais » dépressifs (qui relèvent de la psychiatrie) et les personnes très fatiguées, simplement déprimées ou simulatrices ?

– Le développement de l’usage des antidépresseurs conduit à une sur-médicalisation et peut multiplier les cas de dépressifs chroniques.

 

Face à cela, la psychiatrie est amenée à construire une science psychiatrique du travail.

 

Mais cette stratégie laisse de côté un vaste pan que Junko Kitanaka formule de la manière suivante :« Les témoignages des familles semblent souvent accepter la thèse des psychiatres selon laquelle la personne qui est morte souffrait cliniquement de dépression, mais expriment, en outre, l’idée que leurs proches « protestaient », en s’ôtant la vie, contre les entreprises qui avaient été injustes envers eux ».

 

Même si des psychiatres ont su faire le lien entre dépression biologique et dépression économique, agissant ainsi en agents de libération en leur proposant une issue acceptée par la société, il reste qu’en transformant le salarié en patient on ne fait que le sortir provisoirement de son enfer professionnel sans espoir de solution pérenne : si ses conditions de travail ne sont pas radicalement changées, la seule solution pour lui est de quitter son entreprise ; mais perdre son emploi à vie (un contrat social spécifique des grandes entreprises japonaises et fragilisé par la crise) est équivalent à une mort sociale.

 

Références du livre 

Junko Kitanaka. De la mort volontaire au suicide au travail – Histoire et anthropologie de la dépression au Japon – Ed. Ithaque – avril 2014

Junko Kitanaka enseigne l’anthropologie de la médecine de la psychiatrie à l’université de Keio à Tokyo.

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.