À propos du livre de Pavlina R. Tcherneva, La Garantie d’emploi — L’arme sociale du Green New Deal.
Le plein-emploi apparait toujours comme un impératif pour une « bonne » société. En réalité, depuis trop longtemps, inégalités, pauvreté, chômage ou exclusion du marché du travail gangrènent nos sociétés. Ce livre est un livre de résistance, fondé sur le refus de se résigner devant un chômage endémique trop souvent considéré comme dommage collatéral de l’économie de marché. N’est-il pas temps de penser et de mettre en œuvre un nouveau droit, le droit à l’emploi ?
Pavlina R. Tcherneva, économiste américaine, apporte une contribution stimulante, nourrie des débats américains, mais pas seulement : produit d’une longue quête sur la garantie de l’emploi, elle s’appuie sur un inventaire des tentatives existantes dans des pays très divers.
L’histoire économique et sociale des États-Unis est parcourue par cette question du plein-emploi. Ne disait-on pas que l’économie américaine était une « job machine » ? Mais cette machine a perdu de son efficacité, laissant de côté des pans entiers de la société. La proposition est de remettre en haut de l’agenda politique cette question, en instaurant une garantie d’emploi capable de donner un contenu à ce droit à l’emploi.
Comment concevoir et mettre en œuvre la garantie d’emploi ?
Le livre, paru aux USA en 2020, est un plaidoyer pour que le droit à l’emploi se traduise par une politique des États qui le garantissent. Plus qu’un plaidoyer, l’auteure dessine les principes et les modalités de mise en œuvre de programmes destinés à éradiquer la lèpre contagieuse du chômage de longue durée.
Il a été écrit avant la pandémie de Covid, tirant les leçons notamment de la Grande Récession, mais également de l’incapacité des politiques à concevoir et à mettre en œuvre les moyens pour que les mutations économiques ne se traduisent pas par des souffrances sociales inacceptables. Les défis à venir sont nombreux : transition écologique, impacts des nouvelles technologies, choc du fonctionnement du commerce mondial… Le contrat social hérité du 20e siècle, mis à mal par des années de libéralisme, n’apporte plus de réponses. Les vieilles « recettes » issues du fordisme et du keynésianisme ne marchent plus. La pensée dominante est dans une impasse : elle s’appuie sur des concepts, des certitudes stériles.
Il faut un nouveau contrat social fondé sur une garantie d’emploi (la GE) pour affronter tous les bouleversements et inverser les tendances d’accroissement des inégalités qui affaiblissent les démocraties.
Il est clair que ces propositions sont audacieuses et proposent de rompre avec beaucoup de schémas mentaux dominants. L’auteure s’inscrit dans un courant de réflexion dénonçant la croyance que la croissance (fondée sur la dynamique entrepreneuriale) et un bon fonctionnement du marché du travail suffisent à apporter le plein-emploi et éradiquer la pauvreté… en réalité, les choses empirent. Errare humanum est, perseverare diabolicum.
Sa proposition s’appuie sur plusieurs idées-forces que l’on peut résumer de la manière suivante :
- Nos sociétés peuvent progresser par le déploiement de nombreuses activités utiles qui constituent un gisement d’emplois identifié par les acteurs locaux,
- Ces emplois doivent être mis en œuvre dans le cadre d’un contrat social reposant sur la GE,
- La possibilité de ce contrat social dépend des facteurs politiques, sociaux et historiques propres à chaque pays.
Un gisement d’emplois au niveau local
Le monde de l’emploi, classiquement, est divisé en deux grands secteurs :
- Le secteur marchand qui est le plus important pourvoyeur d’emplois et qui le restera. La croissance de ce secteur et la redistribution des gains de productivité lui ont permis d’être à la source des bons emplois et du « plein emploi ». Le caractère cyclique de son activité et les risques de tension inflationniste étaient régulés par le chômage, effet collatéral « naturel » de l’économie de marché amorti par un système de protection plus ou moins généreux avec des indemnités chômage et d’allocations pauvreté.
Mais il n’a pas vocation à embaucher tout le monde. Bien plus, par son mode de fonctionnement, il est facteur d’une marginalisation accrue d’une partie de la population active, notamment par la mise en concurrence des travailleurs sur un marché mondial du travail et par l’externalisation systématique de nombreuses fonctions. Les multinationales ne jouent plus de rôle de création de bons emplois pour une classe moyenne nombreuse.
Les politiques contracycliques de relance de l’activité, toujours à la recherche de la croissance de ce secteur, misent essentiellement sur le soutien à l’investissement, les réductions d’impôts, mobilisant ainsi des moyens financiers importants pour des résultats peu probants en termes de réduction des inégalités. Et la concurrence fait que les salaires restent bas…
Mais ce secteur reste une référence dogmatique pour les questions d’emploi.
- Le secteur des emplois publics: fonctionnaires de l’État et des collectivités territoriales qui assurent les fonctions régaliennes et permettent l’organisation et le fonctionnement de la société. Ces emplois répondent à des règles spécifiques en termes de recrutement, de qualification et leur volume, soumis à des contraintes budgétaires, fait toujours débat.
Ce secteur n’a pas vocation à apporter une solution au chômage et aux dysfonctionnements du marché du travail.
Cette organisation de l’emploi en deux secteurs ne permet plus d’apporter une réponse à des phénomènes lourds et récurrents de marginalisation sociale. Ni secteur lucratif ni secteur public, un tiers secteur existe déjà : il est porté notamment par les associations qui interviennent dans de multiples champs ayant un potentiel de développement important. Il est aujourd’hui bridé par le manque de ressources en termes de moyens financiers et humains.
Le défi est de susciter des activités utiles à la collectivité, utilité mesurée à l’aune de leur impact environnemental et social, de proposer à ceux qui veulent travailler des missions utiles et gratifiantes susceptibles de leur apporter autonomie et reconnaissance sociale. Pour le développement de ce tiers secteur, le rôle et l’engagement des acteurs locaux sont déterminants.
Pavliva R. Tcherneva les définit comme des emplois du « care », c’est-à-dire des emplois du secteur des services ayant pour objet le développement et la reproduction, donnant la priorité à l’environnement (soutenir les projets écologiques), aux personnes (par exemple les personnes âgées, les familles monoparentales…) et à la collectivité (reconstruire le tissu social local).
Comme tout emploi, ces activités doivent être intégrées et gérées dans des structures spécifiques.
Un point important souligné par l’auteure est que la capacité de développer ces activités dépend des hommes (donc des savoir-faire) qui les réaliseront. Des activités qui ne trouveront pas les ressources humaines indispensables ne seront pas porteuses d’emploi.
Une politique publique appuyée sur les personnes
Pour l’auteure, il faut définir la garantie d’emploi comme « une politique publique dont le but est de donner une possibilité d’emploi à toute personne qui recherche un travail, quelle que soit sa situation personnelle ou celle de l’économie ».
Il s’agit donc, pour mettre en œuvre ce droit à l’emploi, de concevoir un système qui garantisse des possibilités d’emploi à toute personne désireuse de travailler, quelles que soient son expérience, sa formation et sa situation personnelle.
La GE proposée comporte trois caractéristiques :
- C’est à la puissance publique de générer des emplois adaptés aux personnes concernées qui sont prioritairement celles exclues du marché du travail ou marginalisées ou vivant dans un contexte local déprimé ; c’est une politique d’offre d’emploi garantie.
- La demande résulte d’une démarche volontaire (une personne désireuse de travailler), ce qui est différent des politiques de workfare ; ce n’est ni une œuvre caritative, ni une subvention (les gens travaillent), ni un dispositif de travail obligatoire sous condition de ressources.
- Ceci doit être fait quel que soit le contexte économique ; plus la situation économique est mauvaise, plus les offres doivent être nombreuses et inversement une bonne conjoncture économique doit voir se ralentir ou restreindre le nombre d’offres proposées. Cela veut dire notamment qu’il ne s’agit pas d’enfermer les gens dans des emplois, mais d’organiser des transitions vers les marchés du travail classiques.
D’où trois questions :
- Concrètement, comment générer cette offre d’emplois ?
- Comment ces emplois vont-ils être rémunérés ?
- Comment financer ce dispositif ?
C’est le niveau local qui a la responsabilité de mettre en œuvre cette politique : les « Job centers » doivent faire office de banques d’emplois de proximité et solliciter des projets auprès des organisations locales (municipalités, associations…). Ces emplois sont mis en place en coopération avec les collectivités locales, les associations à but non lucratif. Ils ne doivent pas concurrencer les secteurs privés et publics (pour éviter les effets de substitution), mais permettre de développer des activités utiles aux sociétés locales.
Les emplois créés doivent être de « bons emplois » comportant un paquet rémunération-prestations permettant de vivre dignement : une rémunération correspondant au salaire minimum revalorisé (15 $ de l’heure) complété par une couverture sociale et retraite satisfaisante. Ce socle doit permettre de servir de référence à l’ensemble des emplois, ce qui signifie que le secteur privé devra proposer des conditions plus avantageuses à leurs salariés (l’auteure admet que cela induira un bref choc inflationniste). On mesure l’audace de la proposition qui vise à inverser la tendance de réduction du coût du travail.
Dans la mesure où il ne s’agit pas pour l’essentiel d’activités marchandes, la question du financement de tels emplois et de leur mise en œuvre est primordiale : le financement doit être assuré par l’État fédéral (et non par les collectivités territoriales) ce qui implique une capacité à avoir la possibilité budgétaire de mener une politique contracyclique et de création monétaire. Il s’agit d’un profond changement de logique : au lieu de distribuer des indemnités de chômage ou des programmes de lutte contre la pauvreté, de payer pour les conséquences des mauvaises conditions de vie (en termes de santé, de délinquance…), l’objectif est de sortir de la pauvreté et de la marginalisation le maximum de personnes en leur donnant les possibilités d’avoir une vie digne.
Les emplois liés à la Garantie d’emploi ne seront pas assimilables à des emplois de l’État (de type agents de l’État).
Leur pérennité dépendra de la conjoncture économique : si elle est favorable aux secteurs lucratifs, la réduction des financements alloués au tiers secteur et les meilleurs salaires proposés par le secteur privé devraient se traduire par une meilleure allocation des ressources en main-d’œuvre et une mobilité éventuellement soutenue par des programmes de formation ad hoc.
Il ne s’agit donc pas d’enfermer les gens dans une sorte de sas, mais d’organiser une régulation entre trois marchés du travail. La politique de l’emploi, ainsi conçue, devient alors l’instrument principal de régulation des conjonctures économiques. Le raisonnement bien sûr fait penser aux concepts de base de « Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée », mais il est aussi très marqué par le contexte américain.
Une Garantie d’emploi adaptée aux États-Unis
L’auteure s’est attachée à mesurer les obstacles à la mise en œuvre d’un tel projet et consacre un chapitre à lister les critiques le plus souvent formulées, et à y répondre.
Destiné au public américain, publié comme contribution à la campagne présidentielle de 2020, ce projet est fortement marqué par un certain nombre de spécificités des États-Unis :
- La référence à la Grande Dépression, période qui amena le Président Roosevelt à prendre des mesures considérées alors comme iconoclastes (conception et mise en œuvre du Great New Deal), mais qui n’a pas permis d’instaurer réellement le droit à l’emploi : on n’est pas allé jusqu’au bout.
- L’économie américaine est tout particulièrement marquée par des cycles d’ampleur avec une capacité de réaction importante, dans les deux sens. Les politiques de régulation — dont les actions de la Réserve Fédérale — sont une composante essentielle de l’économie américaine. L’auteure s’attache à spécifier comment la GE peut s’articuler et soutenir ces politiques monétaires et budgétaires,
- Rôle de l’État fédéral et des États. Les enjeux sont doubles : d’une part, donner à l’État fédéral le rôle juridique et financier de garant, ce qui implique de surmonter les oppositions farouches d’une classe politique qui n’a de cesse de réduire le rôle des États, et d’autre part, définir l’articulation des rôles entre l’État fédéral et les territoires responsables de la mise en œuvre (principe de subsidiarité),
- La GE implique un effort budgétaire de l’État fédéral (évalué à 1,5 % du PIB). Pour cela, il faut que l’État dispose des marges de manœuvre nécessaires pour financer les programmes élaborés. Pour cela, l’auteure montre que cela n’est possible que si l’État dispose de la souveraineté monétaire : cette démonstration s’appuie sur une analyse singulière de la nature de la création de monnaie et de l’inflation.
- Le contexte dans lequel se sont déroulées les élections présidentielles et la volonté de contribuer aux programmes des candidats démocrates se sont notamment traduits par l’inscription de la GE dans un « Green New Deal ».
Ce rappel permet de toucher du doigt les multiples défis à surmonter pour le succès d’une Garantie d’emploi dont l’ambition est de définir un nouveau contrat social répondant aux défis à venir.
Pour en savoir plus
- Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi — l’arme sociale du Green New Deal. Ed La Découverte — Economie politique — 2021
- La dernière newsletter de Territoires zéro chômeur de longue durée (#49, septembre 2021)
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