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La coupe du monde de football jouée au Qatar a été le théâtre de tous les superlatifs et la finale aurait été « historique », le spectacle « extraordinaire », les joueurs « sublimes »… En France, en dépit des menaces de boycott, jusqu’à 29,4 millions de téléspectateurs ont regardé le match entre l’équipe de France et celle d’Argentine retransmis en direct à la télévision, record absolu.

Manuel Schotté, professeur de sociologie à l’Université de Lille s’est attaché à comprendre comment la valeur des footballeurs, leur prix qui se chiffre en millions, est aujourd’hui construite.

Des salaires mirobolants pour de travailleurs immigrés

Manuel Schotté met en tête de son ouvrage la phrase ironique d’un chroniqueur de France Inter :

« le PSG est un club de gauche. Un employeur qui donne des salaires mirobolants pour des travailleurs immigrés qui n’ont pas fait d’études, si ça, ce n’est pas la gauche qu’on aime ».

Il montre que le « système football » qui, au début, n’était qu’un jeu de compétition, aux règles plus ou moins stabilisées, entre élèves des collèges anglais a progressivement muté sous différentes formes : d’une pratique organisée pour des amateurs ou de spectacles nécessitant une professionnalisation des joueurs pour devenir le « monstre » qu’il est aujourd’hui. Des acteurs, de plus en plus nombreux, aux enjeux spécifiques de plus en plus puissants, s’en sont emparés. Le système produit une hiérarchisation des joueurs dont la valeur (le prix) est démultipliée par la force des enjeux liés à la symbolique du football.

Pratiquer le football, est-ce un sport, un jeu, un travail ? Cette polysémie contribue à élargir ses domaines de déploiement. Pour les joueurs professionnels, c’est essentiellement un travail de salarié c’est-à-dire un travail subordonné. Metis a déjà traité cette question en rendant compte du livre de Frédéric Rasera — Des footballeurs au travail. Dans cette étude ethnographique, l’auteur montre comment le mode de domination des joueurs s’exerce dans l’entrainement quotidien, une discipline de vie imposée et sur le marché des joueurs. Ils sont des salariés d’exécution.

De nombreux acteurs se sont successivement emparés du football

Pour comprendre comment s’est construite la valeur du footballeur, Manuel Schotté étudie tous ces acteurs qui contribuent et ont contribué, chacun selon leurs propres logiques et intérêts, à développer la pratique du football. C’est cet ensemble qui détermine la valeur des footballeurs et non pas leurs talents intrinsèques.

Avant d’être un sport populaire, au début du XXe siècle, le football a été une pratique sportive d’importation portée par une immigration qualifiée travaillant pour des entreprises étrangères. C’est le cas de la France avec la venue de Britanniques, c’est le cas du Maroc avec un peuplement de Français et d’Espagnols. Cet apport de classe moyenne est un trait du football par opposition aux sports pratiqués par des aristocrates. Il s’agit là d’initiatives individuelles.

Mais au début du XXe siècle, ce sport devient populaire quand il est identifié comme un moyen d’encadrer la jeunesse pour la faire adhérer aux grands courants idéologiques qui s’affrontent. D’abord les patronages catholiques s’en emparent pour mobiliser dans leur camp les jeunes garçons, puis en réaction les mouvements socialistes et ouvriers. Mais le moyen devient une fin : « alors qu’il s’agit pour eux d’utiliser le football pour enrôler et convertir la jeunesse, une large partie de cette dernière se montre largement indifférente à ces visées et s’intéresse avant tout au jeu ».

Parallèlement, des matchs de football sont organisés par des entrepreneurs de compétition/spectacle. Les fédérations nationales de football ont stabilisé et uniformisé les règles du jeu, ont mis en place les formes de compétitions (championnat, ligue) permettant d’assurer un spectacle permanent renouvelé chaque année. Ces fédérations nationales et internationales se sont assuré le monopole de cette organisation pour développer à la fois ce sport et ses compétitions et être les interlocuteurs uniques des pouvoirs publics et acteurs économiques impliqués.

Même si la pratique en amateur reste prégnante pour justifier la valeur éducative de ce sport, les enjeux de la compétition conduisent à développer progressivement le professionnalisme, sujet tabou dans un certain nombre de disciplines sportives. Ceci est rendu possible par l’émergence d’un nouvel acteur, le président de club qui n’est pas en général un pratiquant, mais un entrepreneur local qui décide d’investir et de s’investir dans une équipe de football dont il attend un retour en termes d’image et de statut social. Le football est pour eux une voie d’accès à la notabilité et à ses réseaux. « La fonction de président constitue un moyen de convertir du capital économique en capital symbolique et en capital social ».

Les supporters

Pour justifier le spectacle, pour ajouter la dimension passionnelle et émotionnelle générée par la compétition, il faut des spectateurs — acteurs dans les stades pour la mise en scène du jeu ; ce sont les supporters, ingrédients indispensables pour assurer une visibilité renforcée par les médias locaux et nationaux. Ils sont le plus souvent des pratiquants ou d’anciens pratiquants qui prolongent leur pratique juvénile. C’est aussi un lieu de construction de la masculinité, d’une identité locale, bref un support d’identité plurielle.

Cela fait du football un sport populaire. En effet, il concerne tous les groupes sociaux. L’auteur montre qu’il existe, dans les stades, une certaine mixité sociale ; même si l’on observe une tendance à l’embourgeoisement.

Il est un thème que l’on retrouve plusieurs fois sans que l’auteur le reprenne pour le théoriser, celui d’un espace concentrant des personnes bénéficiant d’une promotion sociale hors système scolaire, les joueurs et les présidents de clubs, mais aussi les supporters. Ils ont le plus souvent des origines sociales modestes. D’une manière générale, l’appétence pour le spectacle du football se construit précocement dans un entre-soi masculin familial ou amical et certainement pas dans un système scolaire peu favorable au foot. Celui-ci, d’une manière générale, jouit d’un statut particulièrement dégradé chez les enseignants d’Education Physique et Sportive (EPS).

À cela on peut ajouter la coupure irréconciliable entre le football et la culture dite « légitime ».

Derniers acteurs de la promotion du football : les municipalités et les gouvernements qui voient là un moyen de canaliser la jeunesse et renforcer le prestige d’une ville ou d’un pays. L’exemple du Maroc est éloquent à cet égard. Dans un article, Benoit Hopquin, grand reporter au Monde, explique comment le football a, dans ce pays, rang d’intérêt national supérieur ; le souverain a compris comment le foot peut fonder une fierté et aussi calmer les colères ; « Contrôler le sport, c’est contrôler les jeunes ».

La mutation vers un sport d’image

Les enjeux d’image sont devenus l’ingrédient dominant du système football par la montée en puissance des acteurs de spectacle. Ce que montre clairement l’évolution des sources de financement des clubs de la première division : en 1970, la billetterie représentait 81 % des ressources, les subventions des collectivités 18 % et les droits de télé 0 %, en 2010, ces chiffres étaient respectivement de 13 %, 2 % et 58 %. Les médias ont pris le dessus.

Sport d’image parce que le spectacle est de plus en plus vu sur des écrans de télévision, image de prestige pour ceux qui organisent sa mise en scène. Ainsi les pays cherchent-ils la plus-value symbolique liée à l’organisation des rencontres sportives mondiales ; on l’a bien vu avec le Qatar.

Cela s’est fait progressivement, non sans mal. Pour les premiers matchs télévisés, la crainte était de voir les spectateurs déserter les tribunes ; les clubs alors demandaient aux chaines des indemnités de compensation.

Le tournant s’est opéré avec la création progressive des droits de transmission dans le contexte nouveau de concurrence entre les chaines de télévision. Les droits de transmission sont devenus une marchandise que les chaines de télévision s’arrachent au prix fort, tout cela négocié par les fédérations qui ont la main dessus en position monopolistique.

Le deuxième phénomène est l’apparition d’un nouveau type de présidents de club. Désormais les clubs sont rachetés par de nouveaux acteurs économiques, par de grands groupes qui ont une importante puissance financière, entreprises des médias ou du divertissement qui cherchent une valorisation de leurs audiences, ou gros investisseurs mus par une stratégie de légitimation, achetant ainsi du prestige et l’entrée dans le monde des élites. Les présidents sont de plus en plus souvent issus des écoles du pouvoir et du management de ces groupes.

Ils ont adopté une logique particulière : pour acquérir de la visibilité et du prestige, il faut participer aux championnats les plus prestigieux (coupe d’Europe par exemple) donc dominer dans les championnats nationaux. Pour cela, ils partent du principe qu’ils gagneront s’ils ont les meilleurs joueurs, les « grands joueurs » désignés par la « rumeur footballistique » alimentée par les médias, les sélectionneurs. Ainsi une lecture du jeu comme une succession d’actions individuelles s’impose et justifie que les attaquants aient, par exemple, plus de valeur que les défenseurs.

Une relation d’emploi favorable aux joueurs ?

Incontestablement, l’évolution du système football a nettement profité aux footballeurs comme en témoigne l’évolution de leurs gains par rapport aux autres catégories sociales : dans les années 60, le salaire moyen d’un footballeur professionnel était semblable à celui d’un cadre moyen, aujourd’hui il dépasse celui d’un cadre supérieur. Avec des disparités accrues entre les joueurs ; les écarts entre les plus faibles et les plus élevés dans les clubs de l’élite sont passés de 1/36 à 1/600 depuis les années 80.

Cela peut apparaitre comme un juste partage de la manne. En réalité cette situation est le résultat de victoires du syndicat des joueurs qui ont pu peu à peu desserrer des règles léonines de leur contrat et surtout à la forte concurrence entre les clubs sur le marché mondial des joueurs.

Les clubs dominants ont toujours essayé de façonner la relation d’emploi à leur avantage, c’est-à-dire en restreignant la liberté des joueurs-travailleurs de choisir leur club, de le quitter, etc. Les clubs ont toujours peur de ne pas disposer de leurs joueurs à leur avantage et ont organisé — avec leurs fédérations — des règles pour façonner un marché des joueurs à leur convenance.

Manuel Schotté rappelle comment les joueurs, qui ont réussi à s’organiser en syndicat grâce au courage de joueurs prestigieux comme Just Fontaine, ont pu gagner plusieurs batailles pour accroitre leur liberté de mouvement : la première a été la transformation du contrat à vie par lequel le joueur était « prisonnier » de son club pour obtenir le contrat à temps c’est-à-dire à durée limitée, la deuxième pour avoir la possibilité de jouer dans un pays étranger (arrêt Bosman de 1995) ; il n’en reste pas moins que la relation d’emploi peut encore être qualifiée d’esclavage par la mise en œuvre des transferts.

Le transfert de joueur est une modalité qui permet aux clubs de décider une mobilité de joueur pendant leur durée de contrat. C’est une décision entre les clubs qui s’impose au joueur qui, dans ces conditions, devient une marchandise ; on n’est plus dans le cadre d’un marché du travail, mais dans un marché de biens. D’où le terme « d’esclavage doré » employé par certains, doré parce que le joueur en profite pour obtenir un salaire plus élevé.

Cette pratique est profitable aux deux parties (les clubs) pour des raisons différentes : le club acheteur a ainsi la possibilité de se doter des joueurs les plus prestigieux considérés comme les meilleurs ; le club vendeur lui reçoit le produit de la cession qui est une forme de ruissellement des clubs les plus riches vers les moins fortunés, car ces derniers en profitent pour améliorer ou consolider leur budget (avec le risque de spéculer sur des produits futurs en considérant des joueurs comme des « actifs » au sens comptable du terme).

Au final, au marché du travail classique de joueurs salariés s’est superposé un marché de joueurs considérés comme des biens avec des logiques économiques paradoxales comme le résume l’auteur :

«  À la différence de ce qui s’observe dans la plupart des espaces économiques où la concurrence entre les entreprises conduit à une politique de réduction des frais (notamment salariaux), elle passe ici par une augmentation des coûts. L’enjeu premier de l’espace footballistique n’est pas la rentabilité, mais la conquête de titres. L’argent des clubs est mis au service des résultats : c’est dans le but de conquérir des titres sportifs que les dirigeants déboursent des sommes toujours plus conséquentes pour attirer (ou conserver) des joueurs. » Certains joueurs en profitent largement au détriment des comptes des clubs.

Un édifice fragile

Cette configuration d’ensemble œuvre pour procurer une puissance symbolique à des acteurs qui en tirent des avantages particuliers dans des mondes extra-sportifs.

Les joueurs en bénéficient largement, mais d’une manière très inégalitaire au prix de conditions d’emploi spécifiques qui déterminent leur valeur quand ils sont « marchandisés ». Leur salaire qui rémunère leur travail de footballeur est corrélé avec leur valeur marchande dont le montant est déterminé par les capacités financières des clubs.

Cet édifice est cependant fragile. La position de monopole des fédérations est-elle soutenable alors qu’elle contredit les principes de libre concurrence ? La pratique des transferts est-elle compatible avec le droit du travail ? Assiste-t-on à une bulle dans le marché des transferts ? Les télévisions trouveront-elles toujours justifié le montant des droits de transmission ? Les spectateurs viendront-ils dans les stades alors qu’« on assiste à une dissolution croissante des liens unissant le supporter à l’équipe locale » ? (Voir Christian Bromberger, « Le football, entre fierté urbaine et déterritorialisation. Quelques réflexions à partir du cas marseillais », Métropolitiques)

Que certains joueurs gagnent des sommes folles est une chose connue. Tout l’intérêt du travail de Manuel Schotté est d’avoir établi comment cette situation est le résultat de faits où des acteurs ont introduit des éléments nouveaux susceptibles de modifier, parfois radicalement, les conditions d’emploi des joueurs. Pour comprendre la situation actuelle, il montre pourquoi il est nécessaire d’avoir cette profondeur historique. Cela lui permet, au passage, par une démarche conceptuelle rigoureuse, de déconstruire un certain nombre d’idées reçues.

Pour en savoir plus

Manuel Schotté, La valeur du footballeur, Cnrs-éditions 2022

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.