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En lisant le livre de Marie-Anne Dujarier Troubles dans le travail – Sociologie d’une catégorie de pensée, est-ce que j’ai travaillé ? Je le lis pour mon plaisir, pour satisfaire ma curiosité, alors ce n’est pas du travail. Mais pour rédiger un texte (celui-ci) je fais un effort. Cela pourrait être du travail. Je le fais bénévolement, gratuitement, ce n’est donc pas du travail. Mais si j’étais rémunéré…

Le travail est un terme polysémique, d’une certaine manière indéfinissable. Pour parodier Saint-Augustin qui écrivait à propos du temps, « si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus ». À la suite de ses nombreux travaux sur le travail, dont celui sur le travail du consommateur, Marie-Anne Dujarier propose ici une vaste synthèse sur la question du travail en ce début du XXIe siècle.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les troubles dans le travail annoncés par l’auteure ne proviennent pas de cette difficulté à circonscrire ce qu’est le travail, mais dans le fait qu’à la suite d’un long processus historique, dans nos sociétés développées, il s’est constitué en une catégorie de pensée « travail ». Cette notion structure nos manières de penser, fournit un outillage mental à nos sociétés. Or aujourd’hui, cette catégorie de pensée « travail » est en train de perdre de sa consistance. Telle la thèse présentée dans ce livre.

Ce constat est important car les catégories de pensée sont, dit-elle, indispensables à la vie commune et à la solidarité. Elles nous équipent individuellement et collectivement pour penser le monde et agir sur lui ; à la différence du concept qui s’inscrit dans une démarche logique et cohérente, les catégories de pensée s’imposent à l’esprit sans être accompagnées d’aucune preuve.

Le livre comporte une première partie qui retrace la généalogie de la catégorie de pensée « travail » et une seconde qui explicite en quoi les troubles s’installent. Ce point de vue sociologique, restreint par nature, ouvre des débats stimulants qui nous ont suggéré quelques commentaires.

Généalogie de la catégorie de pensée « travail »

En élaborant cette généalogie, l’auteure veut contribuer à « désessentialiser » et « dénaturaliser » le mot travail du sens commun. Elle montre comment cette catégorie s’est construite progressivement dans des contextes évolutifs de rapports sociaux et économiques.

À partir d’une périodisation classique (Antiquité, Moyen-Age, puis les différentes étapes du capitalisme), elle s’attache, pour chaque période, à analyser le contenu du terme « travail ». Exercice qui oblige à s’appuyer sur les étymologies, sur les textes anciens disponibles dans lesquels le terme travail n’a pas d’équivalent, sur les systèmes philosophiques élaborés par des auteurs dont il faut comprendre la position sociale et sur les interprétations modernes.

Ainsi, le chapitre consacré à l’Antiquité s’intitule « Lorsque le “travail” n’existait pas », démontant au passage la fable du mépris de l’activité manuelle ou technique souvent vulgarisée.

Le « travail » apparait au XIe siècle sans que son étymologie soit clairement établie (trois hypothèses s’affrontent). Ses usages vernaculaires vont petit à petit s’élargir dans des domaines variés pour traduire les réalités de l’organisation de la société d’alors. Progressivement, trois significations sociales du « travail » ont émergé, avec l’essor du capitalisme marchand : l’activité, l’ouvrage, le revenu.

Dans une société essentiellement agraire, l’homme dit au travail est d’abord « un homme qui gagne sa vie par le travail de son corps sans aucun métier particulier ». D’où un rapport incertain du « travail » avec la notion de profession. Le « travail » devient également un outil de police urbaine. Ceux qui errent, les oisifs, les fainéants, les paresseux, sources de désordre, doivent être encadrés par des « travaux d’utilité publique ». Une morale du travail portée par la nouvelle bourgeoise urbaine s’inscrit ainsi dans des institutions.

Avec le capitalisme industriel et le développement du salariat, le « travail » va s’institutionnaliser en devenant un objet de droit ; il va côtoyer de plus en plus le terme « emploi », faire l’objet d’approches scientifiques, de discours philosophiques ou psychanalytiques, de travaux sociologiques et autres.

En lisant cette généalogie, on ne peut manquer de saluer la puissance de l’œuvre de Karl Marx qui, en mettant en avant les concepts de mode de production (que l’auteure ne reprend pas), de travail abstrait, d’aliénation, avait déjà apporté une contribution fondamentale.

Quand le travail se réduit à l’emploi

Finalement, en dépit de la polysémie permanente du terme « travail », une catégorie de pensée « travail » a progressivement émergé et s’est imposée pour se centrer sur la condition du salarié employé à temps plein. Dans l’emploi elle lie et superpose sous même terme activité, production et rémunération avec tous leurs enjeux et valeurs. L’activité a une valeur intrinsèque : elle est porteuse d’enjeux d’efficacité, de sens, de santé comme de régulations politiques. La production comporte des enjeux de subsistance et de perpétuation de la vie, dans ses aspects matériels et symboliques. L’emploi est un opérateur de distribution de richesses hiérarchise et donne une identité.

Ainsi, à la fin des trente glorieuses, on peut dire que le « travail » est équivalent à un emploi (salarié) dans lequel une activité socialisée produit des utilités sociales. Ceux qui n’ont pas accès à l’emploi sont des « inutiles au monde » (voir dans Metis, « Mettre l’homme inutile au cœur de la politique économique », janvier 2016).

En ce sens, le travail est devenu omniprésent comme catégorie de pensée dans le droit, les politiques publiques, les discours et pratiques syndicales… Sous son emprise, le plein emploi est devenu le Graal à conquérir, promesse d’une croissance mythifiée.

Cette catégorie de pensée du « travail » a mis sous le boisseau d’autres formes de travail, pensées comme marginales, invisibilisées.

Quand arrivent les troubles

Plusieurs faits économiques et sociaux vont contribuer à introduire le trouble dans la mesure où la combinaison « vertueuse » activité, production, rémunération s’avère de plus en plus illisible voir défaillante ou inacceptable dans un nombre croissant de situations. Il se produit une dissociation empirique des significations.

Marie-Anne Dujarier identifie six faits sociaux principaux qui contribuent à ébranler, à troubler et finalement à menacer d’obsolescence la catégorie de pensée « travail ». Ces ébranlements proviennent de l’affaiblissement, voire de la rupture des liens entre au moins deux termes de la trilogie activité, production, rémunération.

Nous sommes entrés dans l’ère du capitalocène (1) qui amène à prendre acte du fait que des productions sont désormais nuisibles et dangereuses. Dans ces industries, le couple activité, rémunération fonctionne toujours bien, mais pour produire des désutilités. « Comment ne pas être troublé par un travail enkysté dans des institutions qui conduisent à des pratiques inutiles et nocives », dit-elle.

Un nombre croissant de revenus sont obtenus hors activité (où l’on compte aussi les revenus grandissants des rentiers ou des investissements financiers, en somme des revenus sans rien faire). Le couple activité/revenu est singulièrement affaibli par exemple par la dévalorisation du travail du « care » : des activités utiles pour la société ne permettent pas de vivre, ou mal.

La quête d’un emploi en CDI conduit à l’extension de pratiques dénaturant la forme emploi comme l’apport de travail quasi gratuit et précaire (stages) ou par des formations-reconversions (à propos, se former est-ce du travail ?). Tout ceci conduit à la multiplication d’investissements personnels dans des formes de travail hors norme dans l’espoir d’accéder à un emploi.

Cet affaiblissement de la catégorie de pensée « travail » rend visible de multiples activités qui avaient été ou sont exclues de l’univers du travail. Pax exemple le travail domestique, le travail des bénévoles… ensemble d’activités essentielles pour contribuer réellement au fonctionnement de la société, mais qui ont été occultées par une pensée dominante (façonnée par une vision économique). De nouveaux modèles économiques apparaissent fonctionner sans « travail ».

Dans certains domaines l’emploi recule (par exemple, les caissières) et une partie des tâches nécessaires est transférée à l’usager, au consommateur. C’est ainsi que de nouvelles catégories d’activité sont identifiées et nommées sous des termes comme le travail des malades, le travail du consommateur. Au passage, on peut noter que tout se passe comme si la réduction du temps de travail avait dégagé du temps disponible pour effectuer des tâches (par exemple remplir un formulaire pour acheter un billet en ligne), passer du temps sur les écrans et procurer des ressources gratuites à des entreprises qui peuvent ainsi… supprimer des emplois.

Il n’est pas innocent de nommer ce qui est travail. En désignant une activité comme du travail, implicitement, l’enjeu est d’en obtenir une rémunération.

Les débats sur le travail du clic résultent du fait que le clic contribue à fournir gratuitement des gisements de données qui sont valorisées par des entreprises sous forme de profil.

Qui dit travail dit tentative d’en obtenir une contrepartie sous forme de rémunération…

Les places de marché issues des plateformes numériques remettent en cause l’emploi en développant le travail à la tâche, forme de travail qui, selon la catégorie de pensée « travail », apparaissait comme archaïque. La requalification en contrat de travail montre la rémanence de la forme contractuelle, mais ceci doit être acquis de haute lutte : une nouvelle brèche est ouverte.

« Si la révolution numérique ne signifie pas la fin du travail, elle signe la fin des catégories de pensée que la révolution industrielle a projetées sur l’agir humain ».

La question des robots est intéressante à ce titre. Les robots vont-ils faire disparaitre le travail humain ? C’est une perspective annoncée par certains. Mais les robots travaillent-ils ? On peut dire qu’ils fonctionnent, qu’ils sont employés par leurs propriétaires. Si on dit qu’ils travaillent, cela pourrait conduire à les considérer comme des quasi-travailleurs et par analogie pourraient se voir attribuer certaines qualités sociales et économiques : par convention, le robot aurait un quasi-salaire virtuel sur lequel pourraient être assis des impôts et cotisations sociales, autant de ressources pour financer les pertes d’emplois qui, autrement, seraient inacceptables. Utopie ?

La conclusion de cette analyse est que nous abordons une nouvelle ère dans laquelle la question du travail va devoir trouver des voies nouvelles en articulant différemment activités (toujours nécessaires), production (mais lesquelles ?) et rémunération (comment partager ?).

L’auteure propose de déplier « le mot (travail) pour nous aider à penser les enjeux contemporains ». Par ce dépliage, elle propose de se libérer de l’obligation de penser avec la catégorie de pensée normative et d’outiller différemment la pensée et l’action. Il s’agit de révéler les différentes valeurs qui sont en jeu, de considérer le rapport entre ses différentes significations. Cette démarche, dit-elle, sera porteuse de transformations. Cela conduira-t-il, par exemple, à une « révolution épistémologique » visant à prendre acte que la révolution numérique rend indispensable de reconsidérer « les définitions que nous donnons aux notions d’emploi, de travail et d’activité » ?

 Quelques commentaires

  1. La question des institutions

En déclarant que le travail est une institution contemporaine (le travail est-il une institution ?), l’auteure fait l’impasse sur le rôle des différentes formes d’institution qui portent les activités et finalement façonnent l’articulation activités, produit, revenus.

L’entreprise en est l’exemple le plus évident, mais il existe d’autres formes comme la famille et si l’on veut reprendre une démarche généalogique, le monastère du Moyen Âge comme l’a montré Pierre Musso dans sa généalogie de l’entreprise (Pierre Musso- La Religion Industrielle- Monastère, manufacture, usine- Une généalogie de l’entreprise. Fayard 2017).

Ne pas prendre en compte les institutions c’est occulter une partie de la relation activité/revenu.

Car placer le travail dans une institution est une manière puissante de traiter la question du partage des ressources (et au passage le prélèvement de l’impôt…).

L’auteure montre qu’il existe de nombreuses situations dans lesquelles activité, production, utilité et emploi sont déliés et qui concernent la majorité de la population. Par exemple, ceux que l’on qualifierait un peu rapidement d’inutiles sont, en réalité, très actifs (voir dans Metis : « Le travail confiné : Les Inutiles et les autres ? », avril 2020).

Plus généralement on peut ainsi dire que la société « tient » grâce à l’apport de ces activités rendues invisibles par le monopole mental de la catégorie de pensée « travail ».

De cela, on peut tirer deux observations :

  • On voit en quoi restreindre la production humaine à une combinaison du travail/emploi et du capital est restrictif, mais cela pose la question de la reconnaissance sociale de ce qui n’est pas travail dans l’emploi ; d’où la deuxième observation
  • Est-ce que cela un sens de vouloir reconnaitre le travail en dehors d’institutions, est-il possible de le faire ?

Faute d’avoir pris à bras le corps cette question des institutions, l’auteure propose une analyse contestable de situations comme celle des ESAT (établissements et services d’aide par le travail) ou les OACAS (statut de l’association des Compagnons d’Emmaüs) en les citant dans le chapitre « Faire face à l’hypocrisie de la norme salariale » en expliquant qu’il s’agit de ruses pour exploiter les gens.

De même il aurait été intéressant de questionner le sens de l’expérience comme les EBE (entreprise à but d’emploi dans le cadre des TZCLD) ou des propositions portées par ceux qui prônent une garantie d’emploi (voir dans Metis : « Lutter contre le chômage : la Garantie d’emploi », septembre 2021 et « Revenu universel ou droit à l’emploi ? », décembre 2021)

  1. La question des travailleurs pauvres

L’auteure note bien que le travail ne paie plus dans un certain nombre de cas, mais élude la situation des « bas-revenus » qui contribue aux troubles du travail.

En effet, on observe, pour cet ensemble de population à bas revenu, qu’une multitude de relations au travail coexistent : les bénéficiaires des minima sociaux, souvent hors emploi, des salariés à temps partiel, et même des salariés à temps plein, des auto-entrepreneurs qui, pour partie, bénéficient de revenus disponibles proches de ceux procurés par un emploi. À cela s’ajoute la prime d’activité qui contribue à procurer un revenu non justifié par un produit.

Le trouble provient de la contradiction entre la faiblesse tirée du travail productif et les montants des transferts liés un contrat social qui voudrait que tous puissent bénéficier d’une vie au moins décente (avoir un toit, de quoi se nourrir, se soigner, éduquer ses enfants…)

  1. Le rapport à la technologie

Vaste sujet !

L’essentiel des produits que nous utilisons ou consommons est fabriqué par des entreprises qui sont des concentrés de technologies (dont une partie est protégée par des brevets). Il en résulte une situation de Babel technologique : nous ne comprenons pas, ignorons le contenu technologique des produits que nous utilisons.   Le livre de David Robichaud et de Patrick Turmel Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains montre précisément que cet objet d’une grande banalité est en réalité très compliqué à fabriquer.

Dès lors, on ne peut pas penser la relation activité/produit sans intégrer la question de la maitrise des technologies et par conséquent des compétences individuelles et collectives. Cela permettrait de mieux cerner, par exemple, en quoi les projets d’autoproduction voire d’autosuffisance sont des fantasmes.

  1. Les forces de changement

Est-ce que bien dire, nommer ce qu’est le travail est une force de changement ? Qui est capable de dessiner par des mots ce que sera le travail dans l’avenir ? Quelle part peuvent y prendre les sociologues, les philosophes, les intellectuels ?

Cet essai laisse croire que cette part pourrait être non négligeable. Mais il aurait été utile de prendre en compte l’histoire des mutations du travail où des hommes, des femmes, des groupes sociaux ont inventé ou tenté d’inventer de nouvelles pratiques de travail, en quoi ils ont réussi ou échoué. C’est parce que les femmes, après-guerre, ont voulu avoir un travail salarié que le travail domestique a pu être nommé. C’est, entre autres, parce que le fordisme a été inventé par l’industriel éponyme que la catégorie de pensée travail a pu s’imposer.

Pour en savoir plus :

Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail — Sociologie d’une catégorie de pensée, PUF, 2021

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.