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Katharina Pistor est une juriste allemande, professeure de droit comparé, spécialiste, en particulier, de la réglementation financière internationale. Dans ce livre, elle apporte une analyse approfondie des nouveaux modes de construction du droit par les avocats, des acteurs privés donc. À l’époque où de nombreux militants tentent de s’appuyer sur le droit pour mettre en cause les entreprises et les États, c’est une lecture particulièrement passionnante.

Pour elle, le capital est la combinaison d’un bien (matériel ou immatériel) et d’un code. Le code est un ensemble de règles juridiques qui vont donner à ce bien des qualités supérieures qui vont le « doper » pour capter plus de richesses et pour les conserver, c’est-à-dire les préserver au mieux des vicissitudes de toutes sortes.

On s’éloigne de la vision classique et dominante dans laquelle la production de richesses est le résultat d’une combinaison du capital et du travail, le capital sous forme de machines, terrains, bâtiments appartenant aux capitalistes et le travail apporté par les travailleurs. La répartition des richesses produites est alors analysée soit comme la rétribution des facteurs de production soit comme le résultat d’une lutte de classes. Tout ceci n’explique pas la croissance des inégalités et surtout comment une telle concentration des richesses s’est produite, au détriment des États.

« Coder » est un combat que, sous l’impulsion de la classe des gens fortunés, les juristes mènent pour transformer des biens en capital au sens de Katharina Pistor. Il s’agit, en effet, de doter idéalement ces biens de qualités au nombre de quatre :

  • La priorité qui permet de hiérarchiser des droits concurrents portant sur un bien et, évidemment, d’en obtenir si possible la priorité absolue (comme pour la terre) ou relative (comme pour les brevets),
  • La durabilité qui pérennise ces droits et cette hiérarchie (notamment en les soustrayant d’éventuels créanciers),
  • L’universalité, qui les étend dans l’espace, c’est-à-dire la possibilité d’être reconnus dans le maximum de pays, enjeu de la mondialisation,
  • La convertibilité qui est l’assurance de pouvoir convertir ce bien dans une monnaie nationale.

Encore faut-il y arriver !

Ce livre raconte l’histoire du codage juridique du capital dans quatre chapitres relatifs à des types de biens variés en commençant par les plus anciennes formes jusqu’aux plus récentes :

  • Coder la terre, vieille histoire qui a produit des cadres et outils conceptuels de base,
  • Coder les personnes morales notamment par la création de la SARL,
  • Coder la dette, qui est au cœur de la création monétaire, en la monétisant,
  • Coder la nature et les connaissances.

Cette mise en perspective historique, s’appuyant sur une vaste érudition de l’auteure, montre comment a émergé ce fait aujourd’hui dominant qu’est le capital au sens « pistorien » du terme.

1- L’art de façonner le capital

Il s’agit d’« envelopper » un bien dans un code pour se l’approprier, d’en tirer des bénéfices, de les monétiser si nécessaire et de protéger l’ensemble. Telle est la martingale gagnante.

Le code ainsi conçu s’appuie toujours, bien sûr avec virtuosité et inventivité, sur des institutions de base du droit privé existantes : le droit des contrats, de la propriété, des assurances, des entreprises, des trusts et des faillites. Quelques exemples :

Les deux enclosures

L’histoire de la première enclosure des communaux anglais est bien connue : elle a permis de faire de la terre une propriété privée en Angleterre. Mais cela a été obtenu à la suite de longues batailles physiques et juridiques où finalement le principe d’antériorité de l’usage a été reconnu par l’Enclosure Act de 1720. Ce qui a été obtenu est dans un premier temps un droit de propriété (imité à un usage spécifique puis, dans un deuxième temps, un droit absolu qui a permis de créer un marché des terres aux conséquences importantes.

Une question similaire s’est posée quand des colons ont occupé des terres et qu’ils ont voulu faire reconnaitre des titres de propriété. Là les juges se sont appuyés sur deux arguments : la découverte des terres et leur amélioration faisant fi de l’antériorité !

Les différentes techniques pour coder le capital-terre seront transposées à d’autres actifs notamment pour favoriser la deuxième enclosure, en codant la connaissance et la nature, en les privatisant pour s’en réserver un usage exclusif et d’une manière générale des éléments du capital immatériel (les brevets, marques, droits de propriété) qui permettent de créer des monopoles.

La dette

La dette est essentielle à nos économies : elle soutient la création monétaire qui irrigue les tissus économiques. Mais détenir des dettes comporte le danger du défaut des créanciers. Avoir des dettes comporte la menace de subir le pouvoir du créancier. Comment se prémunir de tout cela ?

C’est ainsi qu’ont été inventés des dispositifs pour permettre à ceux qui détiennent des actifs non liquides de les transformer en actifs liquides et pour sortir, du moins en partie, des pièges de la dette.

La technique de la titrisation en est un exemple qui a permis notamment aux banques de transférer les crédits hypothécaires qu’elles avaient octroyés à des structures ad hoc (à l’origine de la crise des subprimes de 2007).

Katharina Pistor raconte comment l’idée du codage des prêts immobiliers en hypothèques provient des coopératives de crédit allemandes issues d’une initiative géniale d’un marchand berlinois qui permit de sauver la noblesse prussienne de la ruine au 18e siècle. À l’issue des guerres coûteuses de Frédéric le Grand, les grandes familles de la noblesse étaient très endettées et incapables de les honorer ;  mais elles possédaient de vastes domaines. L’idée audacieuse fut de créer une coopérative qui émit des obligations avec pour collatéral l’ensemble des terres de ces familles. Celles-ci purent alors rembourser leurs dettes individuelles et ne plus être menacées. C’est un concept qui a fait du chemin et continue à être une source d’inspiration (voir plus loin).

Protéger ses biens, les garder (durabilité)

Les actifs détenus ainsi que les ressources qu’ils procurent sont menacés en permanence par les risques de faillites et par l’État qui lève l’impôt.

C’est ainsi que les juristes anglais ont inventé le trust, le module le plus ingénieux pour coder le capital qui permet, par un acte juridique privé, de transférer les actifs dans une coquille qui détiendra les titres formels de propriété alors que l’ancien propriétaire (dit bénéficiaire) conserve les bénéfices générés par les actifs logés dans le trust. Ces actifs sont ainsi à l’abri des éventuels créanciers du bénéficiaire.

La SARL est aussi un bon moyen pour se prémunir de certains types de faillites ou de créances : elle a notamment la capacité à protéger ses biens contre ses actionnaires et leurs créanciers. Posséder des filiales sous forme de SARL permet à la maison-mère de limiter les pertes liées à leurs mauvaises fortunes.

Autre exemple : Les privilèges des produits dérivés qu’ont obtenus les traders (safe harbors) leur permettant de solder leurs créances avant les autres en cas de faillite, privilège initialement obtenu pour les obligations d’État.

2- La mondialisation

Le codage utilise des modules juridiques contenus dans les institutions de base du droit privé élaboré par un État. Mais ce qui est légal dans un État ne l’est pas forcément dans un autre. Le monde forme une sorte de babel de systèmes juridiques.

Dès lors, comment un capitalisme globalisé peut-il exister en l’absence d’un système juridique mondial ? C’est l’enjeu de l’universalité.

La réponse a été très simple en théorie : le capitalisme n’aura besoin, pour le codage, que d’un seul système juridique national si les autres États respectent le code élaboré et le font respecter. Il faut donc construire entre le maximum d’États des accords de reconnaissance réciproque.

Il faut le faire pour chaque type d’actifs, par exemple pour les sociétés, les brevets, les produits financiers et obtenir des accords ou traités commerciaux internationaux de reconnaissance réciproque.

Bien entendu, ces traités sont le fruit de négociations et de rapports de force entre les États. C’est une longue histoire sans fin.

Par exemple, cela a eu pour conséquence de rendre les entreprises très mobiles pouvant s’installer où elles veulent soit pour produire et commercer, soit pour choisir les régimes juridiques et fiscaux les plus favorables.

Ainsi pour les sociétés, il n’est pas nécessaire d’obtenir l’autorisation d’un pays pour y créer une nouvelle société : la seule obligation est de la faire enregistrer et de se plier aux règles locales du droit des sociétés.

Deux doctrines se sont opposées : la théorie de l’incorporation et la théorie du siège social. La première permet à l’entreprise de choisir librement son lieu de constitution sans craindre de ne pas être reconnue ailleurs en tant qu’entité juridique. La théorie du siège social privilégie la loi du pays dans lequel l’entreprise a son quartier général et ses principales activités. C’est la doctrine de l’incorporation qui s’est imposée.

La question des conflits entre souveraineté et propriété privée se pose, notamment pour savoir comment les régler et qui les règle. Des traités internationaux ont été bâtis pour cela. Si un investisseur étranger estime que ses investissements ont subi un préjudice par le pays d’accueil suite à une disposition légale, il peut déposer une plainte auprès d’un tribunal d’arbitrage et réclamer des compensations financières. C’est un exemple d’affaiblissement de la souveraineté des États.

« Si le capitalisme mondial parvient à exister et à prospérer sans pouvoir s’appuyer sur un État mondial ou un droit planétaire, c’est parce que le droit est devenu portatif. Il est possible de coder des actifs dans les modules juridiques d’un pays donné et de s’assurer que ces actifs soient reconnus et défendus par les tribunaux et les régulateurs d’un autre pays ».

Sauf que, dans les faits, l’hégémonie des États-Unis et de l’Angleterre s’est traduite par la domination du droit anglais et de celui de l’État de New York, qui s’appuient, tous deux, sur les systèmes de la common law. Celle-ci donne une grande latitude aux avocats pour élaborer le droit. Ils fabriquent constamment du nouveau droit avec de vieilles règles et reproduisent les stratégies argumentaires qui ont convaincu les juges par le passé. On reste toujours dans la légalité, mais le savoir-faire et l’initiative est dans la main des grands cabinets d’avocats anglais ou américains qui se sont imposés comme les maitres du code.

Par la common law, le droit n’est plus fabriqué par le législateur, mais par des avocats ce qui facilite les innovations et l’adaptation, mais les droits des États de tradition civiliste, c’est à dire où la principale source du droit se trouve dans les codes juridiques élaborés démocratiquement, perdent de leur influence dans la mesure où le codage va se faire de plus en plus selon les systèmes juridiques de l’État de New York ou de Londres qui vont privilégier des accords privés.

3- Le combat inégal

Tout ceci a entrainé une modification en profondeur des rapports sociaux :

  • Autrefois, le capital était essentiellement stationnaire, lié à un État. Les propriétaires d’actifs devaient partager une partie de leurs gains avec leurs concitoyens. Aujourd’hui le capital est qualifié par Katharina Pistor de vagabond. Il n’a plus d’attache, plus de patrie, car il n’en a plus besoin : il peut obtenir des protections sans avoir à conquérir le pouvoir dans les pays ; l’hégémonie ne passe plus par la conquête politique des pays. Par conséquent, les propriétaires d’actifs n’ont plus besoin d’être s’impliqués dans les contrats sociaux qui assurent la stabilité des États.
  • Les États perdent de leur souveraineté. Qui définit les actifs qui méritent d’être codés en tant que propriété ou ceux bénéficiant d’une protection équivalente ? De moins en moins les États : Ce sont des acteurs privés et non les acteurs publics qui codent le capital en droit. Les droits subjectifs sont devenus le fondement d’un nouvel ordre économique et politique.

Ainsi, ce pouvoir dont certains acteurs privés disposent vis-à-vis du droit entre en conflit avec l’aspiration des sociétés démocratiques pour qui le droit constitue le principal outil de gestion collective.

Quelques perspectives en guide de conclusion

Tout d’abord, une remarque qui confirme le rôle des juristes dans les enrichissements spectaculaires : il faut pour cela évoquer Pierre Godé, aujourd’hui décédé, celui que Bernard Arnault, PDG de LVMH a qualifié de « Mon plus proche collaborateur. Un confident et un ami hors pair » et dont Alain Minc a dit « Sans Pierre Godé, le groupe LVMH actuel n’existerait pas ».

Ce n’était ni un financier ni un industriel, mais un juriste Docteur en droit (1973) 7 et agrégé de droit privé. Aujourd’hui, Bernard Arnault honore son souvenir par un prix Pierre Godé pour récompenser un étudiant en master de droit des affaires ou de droit de l’entreprise.

Si la thèse de Katharina Pistor — selon laquelle c’est le codage des actifs par des avocats qui permettent à leurs propriétaires de s’enrichir au détriment des États et de leurs citoyens — est pertinente alors l’enjeu est de savoir si les sociétés démocratiques, les États vont être capables de reprendre l’initiative dans le codage des actifs. On sait que de nombreux chantiers comme le codage de la nature, des données, des connaissances sont devant nous. Par exemple, les travaux pour définir juridiquement les communs environnementaux.

Là on voit le rôle des citoyens dans ces combats inégaux s’ils n’ont pas la capacité d’œuvrer sur le terrain du droit avec des juristes habiles ; malheureusement, la culture juridique est une grammaire savante : il faut des moyens pour se doter de ces capacités. Katharina Pistor cite d’ailleurs l’exemple des Mayas qui ont pu obtenir récemment la protection juridique de leurs droits sur la terre grâce à une « clinique juridique » liée à une faculté de droit américaine.

Rien n’a changé depuis l’épisode de la première enclosure :

« Les usagers des communaux… ont pâti de plusieurs handicaps. Ils étaient, entre autres présentés comme des fauteurs de troubles par les propriétaires fonciers, car ils s’opposaient à l’émergence de nouveaux usages de la terre, qui permettaient bien sûr aux propriétaires de s’enrichir, mais qui étaient également porteurs d’une promesse d’une plus grande prospérité pour tous ; L’argument semble étrangement familier aujourd’hui. »

Mais ce n’est pas fini : une 3e enclosure pointe le nez, celle qui tente d’enfermer la vie sociale, politique et économique dans le code numérique, allant même jusqu’à remplacer le droit comme principal mode d’organisation des relations économiques et sociales. Par exemple, la blockchain permet de sécuriser les contrats et construit des droits de propriété numériques. On assisterait à un combat des codes : le code numérique contre le code juridique, amoindrissant le rôle des avocats au bénéfice des informaticiens. Est-ce que le code numérique permettra un codage qui garantira mieux les quatre qualités requises pour coder les actifs ?

Allons-nous assister à des disruptions monétaires et financières comme celle proposée par le président ghanéen Nana Akufo Addo en 2017 pour rompre le piège de la dette et des aides venant des grandes puissances ? Il proposait de transformer les richesses minières, agricoles et marines de l’Afrique en actifs grâce à la blockchain, de les monétiser (1). Une utopie ?

C’est peut-être l’histoire prussienne du 18e qui se poursuit…

L’asservissement du droit au capital est-il soutenable ? Existe-t-il d’« autre option que de remettre progressivement en cause les privilèges juridiques qui donnent l’avantage au capital face aux revendications concurrentes, et de développer le pouvoir d’agir d’autres parties prenantes que les seuls détenteurs de capital ?…Coder de nouveaux droits permettrait de mettre en lumière le rôle décisif du droit dans la détermination de la valeur des biens, mais aussi de prouver que, dans les systèmes démocratiques et constitutionnels, le pouvoir de déterminer le contenu du droit revient en dernière instance au peuple souverain et non pas aux propriétaires et à leurs avocats, maitres du code. »

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.