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par Pierre Bouchet, Xavier Baron

Dans le secteur de l’aménagement de l’immobilier d’entreprise, les jeux d’influence sont monnaie courante. Pour mieux comprendre ce milieu, nous nous sommes entretenus avec Pierre Bouchet, co-fondateur de l’entreprise de conseil en organisation et aménagement des lieux de travail Génie des Lieux. 

 

Résidence PadoueDepuis plus d’un an, avec d’autres acteurs de l’aménagement de l’immobilier d’entreprise, vous menez une réflexion et une sensibilisation sur les bonnes pratiques métiers et contre les commissions occultes dans les marchés. De quoi s’agit-il ?

Certains acteurs du conseil en immobilier d’entreprise (assistance à maîtrise d’ouvrage ou de maître d’œuvre, cabinets d’architecture, cabinets d’ingénierie, entreprises de space planning pour l’aménagement des espaces de travail) profitent de leur influence pour monnayer leurs conseils. De fait, ils minorent leurs prix, en contrepartie d’un versement espéré de commissions occultes par les fournisseurs en aval soucieux de se voir attribuer un marché sans respecter le jeu de la concurrence. Les premières victimes sont ainsi les entreprises de mobiliers de bureaux, de cloisons, de luminaires, de revêtements de sols…

 

Le client, représenté par un chef de projet, un directeur immobilier, un directeur des achats… est la seconde victime. Sauf quelques cas de corruption au sens fort (le responsable coté client se fait rémunérer directement ou se fait équiper un bien personnel), le « client » est victime de déloyauté et d’une forme de surfacturation captée par son « conseil » via les fournisseurs. Comme ces derniers cherchent également à reporter leurs coûts, c’est in fine le client qui ne paye pas le bon prix, d’abord du conseil sous-évalué, puis des équipements au contraire surfacturés.

 

La troisième victime (« la mauvaise monnaie chasse la bonne ») est constituée de tous les cabinets conseils « clean », ceux qui font le choix (ou n’ont d’autres choix que) de facturer au bon prix la réalité de leurs prestations intellectuelles au risque d’être considérés comme trop chers. En anticipant sur l’apport financier d’une commission occulte d’un fournisseur, le cabinet d’assistance à maitrise d’ouvrage peut proposer ses services « moins chers » que ses concurrents et emporter des marchés. C’est une forme de dumping. Il se « refait » dans un deuxième temps, en sous-main sur le dos des fournisseurs.

 

S’agit-il de corruption ? 

C’est évidemment affaire de définition. Sans être en pratique condamnables par la justice, ces pratiques ne sont pas acceptables. Elles sont le véhicule d’une concurrence déloyale entre les cabinets de conseils. Ce sont des parts de marché en moins pour les industriels – distributeurs refusant ces pratiques. C’est une offre de marché réduite pour les maîtres d’ouvrage qui ne peuvent accéder ainsi à des solutions /produits pertinents. C’est une distorsion de la concurrence entre cabinets conseil et une suspicion grave jetée sur la valorisation des prestations intellectuelles.

 

Quand bien même seraient-elles reconnues comme illicites, ces pratiques sont rarement sanctionnées. D’une part, elles sont quasiment impossibles à prouver. Ce sont des commissions occultes, c’est à dire une rémunération d’intermédiaires, une forme de de trafic d’influence. D’autre part, le jeu est tel qu’il n’y a jamais de plaignants. Elles n’en restent pas moins éthiquement condamnables !

 

Une raison de la complaisance qui les entoure vient de ce que ces pratiques sont anciennes dans l’immobilier. Pour certains, dans un haussement d’épaules entendu, « au nom de l’éternel hier », « on a toujours fait comme ça »…, acceptent de les ignorer ou de les banaliser. Certains veulent n’y voir qu’une forme poussée de commissionnement traditionnel d’apports d’affaires. Elles se masquent parfois derrière des relations (pas toujours explicitées) de sociétés liées par leur actionnariat dans des groupes. Ce sont pour le moins des pratiques d’ententes illégales.

 

Il ne s’agit pas ici de morale, ni de faire la morale. Nous n’avons pas prétention à dire ce qui est le bien ou le mal. Il s’agit de porter le débat sur l’éthique ; le respect des règles d’un vivre ensemble au sens de ce qui se fait et de ce qui ne doit pas se faire quand on est conseil, maître d’ouvrage ou fournisseur industriel.

 

Comment réagissent les industriels et les clients plus ou moins victimes de ces pratiques ? 

Les dirigeants des entreprises rencontrées confirment que ces pratiques de non transparence et de commissions occultes perdurent Nos échanges ont permis de définir quatre attitudes principales parmi les industriels -distributeurs.

 

Une moitié des entreprises que nous avons rencontrées veulent ignorer (officiellement) le problème. Elles opposent le silence. Elles ne répondent pas, craignant évidemment d’aborder un sujet sensible et délicat. Pour certaines, il s’agit purement et simplement de déni, tant « intellectuel » que pratique. Les autres partagent nos constats et l’analyse, mais elles restent partagées. Il y a celles qui subissent ces pratiques avec des charges directes, mais ne souhaitent pas en faire la publicité. Ce sont des victimes silencieuses ou honteuses. Il y a celles qui pensent en être bénéficiaires, espérant capter plus facilement des projets grâce à des relations privilégiées avec certains cabinets de conseil. Ce sont des victimes partiellement consentantes, complices voire, elles-mêmes corruptrices.

 

L’autre moitié des entreprises n’est pas suspecte de complaisance. Certaines, le plus souvent de taille importante, échappent à ces jeux. Elles disposent de relations commerciales suffisamment importantes pour leur permettre d’être présentes sur la plupart des consultations, indépendamment du cabinet de conseil en aménagement. C’est le cas notamment quand elles traitent avec des grands clients qui ont la pratique et les moyens de diviser les marchés (mobiliers, cloisons, luminaires, sièges…). Néanmoins, elles soulignent des échanges difficiles et peu transparents avec certains cabinets de conseil en aménagement qui ont, soit des préférences, soit même leur demandent des commissions occultes.

 

Seul un quart des entreprises rencontrées, et il faut le noter notamment les filiales françaises d’entreprises étrangères, déclare refuser ces pratiques. Elles mettent en avant deux raisons principales. D’une part, elles entendent respecter leurs propres chartes éthiques. Elles sont vertueuses par choix. D’autre part, dépendantes financièrement de la structure de leur Groupe (certaines ne disposent pas de la signature), elles sont vertueuses « par obligation ». Du coup, elles sont victimes à leur tour. Elles constatent être (trop) rarement consultées sur des projets menés par certains cabinets de conseil en aménagement, ne jamais gagner. Elles finissent, pour certaines par sortir d’elles-mêmes de certains marchés. Elles refusent de répondre pour éviter de perdre du temps.


Comment se présentent ces pratiques et à l’initiative de quels types de cabinets ? 

Il y a bien sûr des cabinets de conseil totalement indépendants et ne pratiquant pas le recours aux commissions occultes. Ils sont malheureusement peu nombreux. Pour certains, souvent plus petits et moins ambitieux, la tentation est faible. Leur stratégie les conduit à privilégier des relations limitées avec un nombre réduit d’industriels – distributeurs, quitte à réduire leur objectivité et leur capacité de conseil auprès de leurs clients.

 

Pour les autres, les pratiques déloyales se présentent selon différents mécanismes.

 

Pour un certain nombre de cabinets, il est « normal » d’être rémunérés par les industriels -distributeurs en « échange » d’une préconisation de leurs produits auprès du maître d’ouvrage sans pour autant évidement que celui-ci soit informé. Ils se justifient en s’inscrivant dans une forme de tradition historique de rémunération des architectes d’intérieur,

 

Quelques cabinets de conseil disposent de liens capitalistiques avec des sociétés de mobiliers. Une partie de leur activité en fait des « prospecteurs » pour des sociétés amies. Cela passe par une distorsion entre la facturation des prestations intellectuelles relativement celle des fournitures de matériels. L’éthique est en jeu lorsque le flou est soigneusement entretenu sur ces relations, réduisant leur objectivité et leur qualité de conseil. Imaginez un médecin qui ne prescrirait que les médicaments d’un laboratoire qui serait son actionnaire et de surcroît, le rémunérerait en commissions occultes…

 

Certains cabinets déclarent (voire revendiquent) leur indépendance (celle de l’entreprise) mais laissent leurs consultants pratiquer ces jeux de commissions, voire, leur attribuent des avantages substantiels à titre individuel sans être regardant sur la méthode. Elles se veulent vertueuses, en tant que collectif ou personne morale, mais ne font rien pour sanctionner (voire, elles laissent prospérer) ces pratiques dans leur sein, arguant qu’il peut toujours y avoir des brebis galeuses (syndrome Kerviel ?).

 

Enfin, il y a les « petits malins ». Quel que soit l’industriel – distributeur qui a remporté la consultation, ils demandent et obtiennent parfois de ce dernier une commission dans une logique de « péage » proche de celle du racket, pour fluidifier les « bonnes relations futures »…

 

C’est au point qu’il est trop souvent admis que le modèle d’affaire d’un cabinet de conseil ne peut pas être équilibré seulement par la rémunération de son travail. Les honoraires de conseils liés à des missions d’aménagement et de space planning sont trop souvent sous évaluées. Elles sont de plus facturées en général de manière forfaitaire (un cumul de couts a priori des « jours/hommes ») alors que le périmètre et la durée de ces missions sont souvent évolutifs.

 

Coté clients, les responsables des projets sont-ils eux aussi responsables ?

Certainement, notamment par certaines formes d’abus de position dominante, mais aussi par négligence et incompétence.

 

Par exemple, certains maîtres d’ouvrage sollicitent sans rémunération les industriels – distributeurs en amont des appels d’offres de fournitures pour réaliser des missions d’étude et de conseil qu’ils ne veulent pas faire réaliser par un cabinet de conseil. Ils jouent ainsi de la confusion des genres. La tentation est forte de « faire réaliser », dans le cadre des consultations, un, deux, voire plusieurs prototypes. Le coût de ces appels d’offre peut atteindre des budgets très importants – en moyenne de l’ordre de 20 000 € – parfois sans un remerciement, sans une explication pour les perdants. Dans ce jeu de défiance organisé sur la base d’un rapport de force déséquilibré, « pile je gagne, face tu perds », certains perdants trouvent une justification, s’agissant de se « refaire » le coup d’après.

 

Cette mécanique est favorisée par la disproportion entre le faible consentement à payer des donneurs d’ordre pour les activités intellectuelles et immatérielles amont et les enjeux financiers d’acquisition des biens immobiliers et mobiliers tangibles en aval. Notre métier est dans l’intelligence, la compétence et la pertinence. Notre production est d’une effectivité majeure sur la qualité et la pertinence (donc le « rendement réel global ») des investissements. Son prix pourtant est quasi marginal. Il est dans un rapport de l’ordre de 1 à 100 et plus avec celui des bâtis, des meubles et équipements à la livraison. Ils sont dans un rapport de 1 à 30 pour les coûts des espaces en exploitation. L’important n’est pas forcément cher et le cher n’est pas nécessairement le plus important. Ces pratiques perdurent par incompétence et/ou négligence des donneurs d’ordre et ou maîtres d’ouvrage. Ils peuvent, indépendamment de l’éthique, se désintéresser de ce qui est parfois pour eux, comptablement, « l’épaisseur du trait ».

 

Comment expliquez-vous la perpétuation de telles pratiques et du silence qui les
accompagne ? 

Il y a certainement une dimension culturelle. Le marché français n’a pas la culture de rémunérer les prestations intellectuelles, notamment de conseil et de maîtrise d’œuvre, comme on peut l’avoir en Angleterre par exemple. Non aisément valorisées et monétisées, ces prestations intellectuelles et immatérielles n’en restent pas moins nécessaires et à forte valeur ajoutée. Elles doivent être normalement rémunérées. La difficulté à les évaluer et à les faire payer au bon prix favorise les mécanismes de rémunération détournée, par des surfacturations portant sur les travaux ou les achats d’équipement. Toujours soupçonnés par les clients de facturer des jours en trop, les cabinets conseil sont tirés vers le bas. Ils sont en grande difficulté pour établir des relations de confiance et la vérité des prix pour leurs prestations intellectuelles. En réaction à ces pratiques, certains maîtres d’ouvrage refusent ainsi de communiquer aux cabinets de conseil, lors des consultations, le budget travaux prévisionnels ou divisent les marchés. C’est révélateur de cette crainte que ces cabinets puissent évaluer les commissions occultes possibles et tenter de se présenter en intermédiaire !

 

Sur le fond, c’est le modèle économique qui est en cause. En valorisant les produits tangibles au détriment des actifs immatériels, il est inadéquat et largement dépassé pour notre activité relevant de l’économie postindustrielle. Il y a ainsi des mécaniques insidieuses nichées dans le respect des règles comptables et d’amortissements ! Les maîtres d’ouvrage, les clients, ont en effet plus d’intérêts financiers à faire passer leurs achats en investissements (équipements) qu’en charges (prestations de service). Ils préfèrent surfacturer des meubles que payer l’intelligence et le prix de la pertinence.

 

Etes-vous isolés dans cette bagarre ?

Nous sommes encore faiblement audibles certes, mais pas isolés. L’ARSEG (association professionnelle des responsables de services généraux) et le CDAF (association professionnelle des acheteurs) nous écoutent et nous accompagnent dans la réflexion, notamment par l’élaboration concertée d’un référentiel des métiers soulignant les attributions et les limites des responsabilités allouées à chaque métier.

 

Certaines grandes entreprises appliquent déjà des chartes éthiques. Certaines commencent même à formuler un pari en faveur de la pertinence de l’usage des espaces plutôt que de la réduction des coûts et des m². Celles-là savent que la somme des coûts ne fait pas la qualité, pas plus que les économies apparentes ne font la rentabilité d’un investissement aussi complexe. Ce qui fait enjeu est dans leur capacité à écrire et enrichir des cahiers des charges pour lesquels, même les grandes entreprises ont besoin de bons conseils.

 

En 2013, les industriels – distributeurs, via l’UNIFA ont mis en place une commission éthique pour promouvoir de meilleures pratiques. Cette démarche s’inscrit dans cette réflexion générale et souligne l’engagement des industriels à y participer.

 

Enfin, les commissions ne sont pas le seul problème éthique du monde de l’immobilier d’entreprise. Prenons par exemple les négociations récentes pour moraliser les contrats de sous-traitance dans le domaine des prestations de sécurité des espaces de travail [1]. Les comportements d’achat étaient (et sont encore) tels qu’il n’est pas possible de remporter un marché et …, de respecter le droit du travail. Les entreprises de propreté connaissent également cette menace. Tout le secteur du Facility Management rencontre ces enjeux.

 

La prise de conscience vaut pour les prestations intellectuelles en amont, comme pour les prestations de services de qualité en aval. Les unes et les autres sont aujourd’hui sous valorisées par le modèle économique encore dominant dans les esprits, ses procédures d’achat et ses concepts de contrôle de gestion. Au-delà des petits arrangements d’un esprit gaulois réputé pour sa flexibilité éthique, il faut dépasser la cécité sur les enjeux portés par la logique servicielle.

 

[1] Voir la « Charte de bonnes pratiques en matière d’achats de prestation de sécurité privée », ouverte à signature en septembre 2013 sous l’égide du ministère de l’intérieur, ou encore, la « Charte Relations Fournisseur responsables », à l’initiative de la Médiations Inter-entreprises et de la Médiation des Marchés Publics et de la Compagnie des Dirigeants et Acheteurs de France (CDAF).

 

A propos de Pierre Bouchet

Pierre Bouchet a confondé avec Gérard Pinot Génie des Lieux, une entreprise de conseil en organisation et aménagement des lieux de travail. Il anime le collectif EthAm, Ethique & aménagement, créé à l’initiative des sociétés, Génie des Lieux, A.R.T. Réalisations – Jacques de Fontgalland et LUM – Jean-Marie Croué. Il réunit différentes sociétés de conseils et industriels avec le soutien des entreprises Facilities et Empresarial

 

Crédit image : CC/Flickr/Alexandre Prévot

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.