Pourquoi devient-on propriétaire ? A quel moment du parcours de vie ? Comment l’accession à la propriété individuelle transforme-t-elle les conditions de vie des familles, leur rapport au travail, à l’école, au voisinage ? Telles sont quelques unes des questions que se pose Anne Lambert, sociologue à l’INED et au Centre Maurice Halbwachs (ENS/EHESS/CNRS). Elle est l’auteure du livre « Tous propriétaires. L’envers du décor pavillonnaire ». Danielle Kaisergruber livre pour Metis sa note de lecture.
« Tous propriétaires », tel était l’un des mots d’ordre du candidat Sarkozy lors de la campagne présidentielle de 2007. Il vantait alors le modèle américain, juste avant la crise des subprimes qui fut avant tout une crise immobilière de l’excessif endettement de millions de ménages américains. Anne Lambert a enquêté sur la longue durée (4 ans) auprès de 43 familles s’installant dans un nouveau lotissement voulu par le maire d’une de ces communes péri-urbaines de l’est lyonnais, rebaptisée Cleyzieu-Lamarieu. On est là dans l’Isère, à une trentaine de kilomètres du centre de Lyon, tout près d’une agglomération encore industrielle, Pont de Cheruy, quelque part à côté d’un centre de bourg ni ancien ni moderne, d’un immense centre commercial, de « hangars » de hard discount qui poussent à la vitesse des champignons après la pluie et des lambeaux restants de campagne cultivée de la plaine de l’Ain.
Quelques données pour situer le sujet : depuis les années 2000, 70% des acquisitions nouvelles se font « en individuel » dont beaucoup en péri-urbain, dénomination que l’on utilise pour caractériser des communes dans lesquelles plus de 40% des actifs travaillent ailleurs. 15 000 communes françaises sont dans ce cas et 13 millions de français y vivent. Les maires sont très attachés à ce que cela ne s’appelle pas « de la banlieue »…et projettent dans ce pavillonnaire « en propriété » des habitants d’origine française, blancs et de classe moyenne. C’est oublier que le péri-urbain offre des conditions économiques praticables pour toutes sortes de parcours de promotion résidentielle. Ainsi dès 2006, 36% des immigrés sont propriétaires ou accédants, pour la moitié d’entre eux d’origine italienne, espagnole et portugaise ; mais aussi 38 % de ceux d’origine asiatique.
Le lotissement des Blessays reflète tout à fait les réalités d’aujourd’hui : construit au fil du temps de 2005 à 2012, ses trois tranches de maisons ne se ressemblent pas. Et trois groupes sociaux bien distincts s’y retrouvent : celui des ouvriers des environs, mariés, bi-actifs : ils habitaient déjà « dans le coin » qu’ils connaissent bien et acheter une maison représente une vraie promotion dans l’espace local. Ils quittent le monde des HLM, du logement social et des « cas sociaux». Ils se démarquent nettement de leurs parents qui, eux, ont fait construire « au pays », au bled ou dans un village des montagnes portugaises. Notons au passage le parallélisme entre le vocabulaire immobilier et le vocabulaire du travail : on y parle de « parcours », de « promotion »… Deuxième groupe : des familles d’employés peu qualifiés du tertiaire (caissière, vendeuse, auxiliaire de vie, réceptionniste, magasinier, brancardier, manutentionnaire, agent d’entretien dans une ville…).
Plus jeunes en moyenne que les ouvriers du coin, ils vont s’endetter pour plus longtemps, souvent à des taux variables, et pour des maisons davantage bas de gamme choisies sur catalogues. Ils ne sont pas véritablement venus à Cleyzi eu par choix, d’ailleurs ils n’aiment guère la campagne, mais plutôt pour fuir des conditions d’habitation dégradées et l’augmentation des loyers dans les grandes cités de l’est lyonnais : Bron, Villeurbanne et autres. Le troisième groupe est formé de couples jeunes de professions intermédiaires pour lesquels la maison aux Blessays est une étape dans leur parcours résidentiel, ils sont du coup particulièrement attentifs au « peuplement » du lotissement afin que leur « bien » ne se dévalorise pas.
Dans tous les cas, le montage financier du dossier est complexe et combine plusieurs types de prêts plus ou moins incitatifs (pour l’habitat comme pour l’emploi les dispositifs s’empilent au fil des alternances politiques) ; beaucoup n’en maitrisent pas les subtilités et se raccrochent à la dimension économique la plus immédiate en comparant les mensualités à venir et leurs loyers actuels. L’agent immobilier joue un rôle clé que la sociologue analyse essentiellement comme étant celui qui permet de « faire le deuil » des aspirations et des rêves des futurs propriétaires.
Le sous-titre du livre, L’envers du décor pavillonnaire, en souligne les observations principales : devenir propriétaire (accédant) c’est bien plus que simplement déménager. Beaucoup de choses sont changées dans les équilibres familiaux, et d’abord le rapport à l’emploi. Un grand nombre de femmes occupant des emplois faiblement rémunérés sont amenées à ré-évaluer l’intérêt pour elles de travailler dès lors qu’il faut ajouter les frais de transport, la perte des réseaux d’entr’aide de l’ancienne cité qui oblige à rechercher des solutions de garde pour les enfants. La maison se referme sur elles comme un piège, les écoles sont loin, les enfants reviennent à la maison à midi pour ne pas avoir à payer les frais de cantine… Quelques unes deviennent assistantes maternelles, ou se mettent à travailler au noir…Ce sont en tout cas des changements qui n’avaient pas été anticipés et produisent comme une sorte de déprime féminine qui participe au désenchantement.
Il y a aussi la nécessaire vigilance sur les dépenses quotidiennes pour faire face aux remboursements mensuels, les frais auxquels on n’avait pas pensé : chauffer toute une maison, construire des murs extérieurs, payer l’entretien des parties communes. Il y a aussi les tentations de renouvellement du mobilier, d’achat d’une cuisine neuve…Chaque famille doit traiter ces problèmes-là seule, la petite commune péri-urbaine qui les accueille n’est pas d’un grand secours car elle ne s’attendait pas à cette diversité de populations. Seule et sous le regard des autres.
Les nouveaux habitants découvrent, outre de nombreuses malfaçons, que « les maisons sont collées », que les voisins ne sont pas ceux que l’on imaginait : « Certains français, ils sont surpris de voir qu’il y a mélange… » (Najib Ajaouane, manutentionnaire d’origine marocaine). Il est impressionnant de voir, parmi ces familles ayant toutes accédé au même genre de maisons et ayant à peu près les mêmes ressources financières, comment se structurent très vite des clivages sociaux qui vont jusqu’au racisme le plus marqué. De voir « dans quelle mesure la morphologie des lotissements bon marché, en particulier la promiscuité, l’hétérogénéité du peuplement, favorise la confrontation de normes sociales mais aussi la radicalisation des rapports de voisinage ».
Le « vivre ensemble » est mis à l’épreuve dès la construction des murets de clôture qui alimente les premiers conflits entre voisins, viennent ensuite les disputes sur la manière de surveiller les enfants, la place des voitures…Les différentiations sociales ont la vie dure et le culte « des petites différences » alimente les passions. L’habitat reflète le social, mais selon la manière dont il est conçu, il produit aussi du social, des compartimentages, des mécanismes de différenciation, et son rôle est loin d’être secondaire par rapport au diplôme ou au professionnel.
Comme seules peuvent le faire des enquêtes au long court et des monographies, le livre d’Anne Lambert se lit comme un roman, on y suit les parcours des uns et des autres, les déceptions ou les sujets de satisfaction, la naissance des rivalités et des méfiances. C’est vivant, tout simplement. Et on y comprend combien les quatre grandes dimensions de la vie des gens sont entremêlées : le travail et la vie professionnelle, le logement, l’école et les transports. Combien les politiques publiques sectorisées peinent à apporter de bonnes réponses parce qu’elles découpent les gens en tranches et ne s’articulent pas entre elles. Combien aussi les élus locaux et les petites communes sont peu de chose face à la logique des promoteurs…
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