Sorti le 14 octobre, C’est quoi ce travail ?
de Luc Joulé et Sébastien Jousse, s’attache à analyser le rythme des travailleurs à l’usine. Comment s’approprier les cadences de sa machine, son bruit, les pauses que l’on s’octroie… Rythme, pause, cadences, autant de mots communs à l’ouvrier et au musicien. Fasciné, le compositeur Nicolas Frize s’inspire de ces tempos particuliers pour tirer une œuvre originale. Tout comme le film des auteurs.
Filmer le travail
Avant même leur travail, il y a les ouvriers. Femmes et hommes, sympathiques, assurés, réfléchis. Ils font face à d’énormes machines. Elles prennent toute la place, envahissent l’horizon, on ne s’en approche pas sans bouchons d’oreille. Mais leur pouvoir est limité. Il n’y a ni dominant, ni dominé. Humains et non-humains font la paire. La machine demande à être alimentée puis libérée de ce qu’elle a fabriqué. Il faut la régler, la relancer, en prendre soin. Les ouvrières et les ouvriers ne s’y soumettent pas. Ils négocient avec elle, refusent de se laisser totalement entraîner par sa nature mécanique, son penchant pour le répétitif, l’involontaire. Ils accélèrent un temps et s’avancent dans leur travail, ils font deux choses à la fois puis s’octroient une pause, ils rêvent pendant qu’elle marque malgré elle un temps d’arrêt, comme pour reprendre son souffle. Il arrive que l’un d’eux l’abandonne un court moment et s’éclipse pour boire un café. Un qui a la main verte entretient des plantes qui ne doivent rien à la robotique ni aux objectifs de performance. Le tempo. Bien sûr il faut « faire la prod’», la quantité et la qualité sont régulièrement contrôlées. Au début, c’est difficile, puis on prend ses marques. Un des ouvriers arrondit à la dizaine supérieure le nombre de pièces produites, juste pour la beauté des chiffres ronds. Leur forme ne souffre aucune variante et pourtant chacun trouve le moyen d’y mettre du sien : « je le fais à ma manière, c’est mieux », dit l’un d’eux.
Aucune activité, y compris celle que requiert le travail industriel, ne peut se réaliser sans que ceux qui y sont impliqués ne s’y investissent, ne reformulent la norme, n’exploitent les marges de manœuvre, même les plus infimes. L’engagement dans le travail n’est pas le résultat des injonctions venues d’en haut. Il est une nécessité vitale. La souffrance surgit lorsqu’il est empêché. La force du film de Luc Joulé et Sébastien Jousse est de révéler la cible de cet engagement subjectif. Ce que chacun cherche à se réapproprier, malgré les machines, malgré les procédures, c’est le rythme auquel il travaille. Pas la vitesse, celle des « cadences infernales » qu’il faudrait à tout prix ralentir, mais le rythme, l’allure, le tempo. La présence de Nicolas Frize, compositeur en immersion dans l’usine pour élaborer et produire le concert sur lequel le film se termine, accentue cette omniprésence de la question du rythme. Le musicien sait l’importance des silences et des pauses sur une partition. Il l’agrémente des indications qui donnent le tempo : adagio, moderato, allegro, presto… Il ne s’en remet jamais entièrement au métronome. Les ouvriers – pas seulement le travailleur intellectuel ou l’artiste- savent intuitivement qu’il ne peut pas y avoir d’engagement sans relâchements, de concentration sans moments de rêveries, pas de respect des règles sans temps de réflexion sur leur bien fondé, pas de délais tenus sans une succession d’avances et de retards.
Pouvoir mettre du sien dans son activité, le faire à sa main, pouvoir faire de son travail une expérience authentique, bien le faire, c’est d’abord reprendre du pouvoir sur son rythme. André Leroi-Gourhan faisait de la maîtrise du rythme l’élément principal de « l’insertion dans l’existence » et « du groupement des hommes » (in Le geste et la parole. La mémoire et les rythmes, cité par Alexandra Bidet : L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot).
Le film nous donne à voir comment s’y joue effectivement un possible accord entre le corps, la technique et le social.
Domestiquer le temps et l’espace
Ce combat des ouvrières et des ouvriers pour domestiquer le temps, comme ils domestiquent l’espace autour de leur poste de travail en y mettant leur touche personnelle, peut sembler inégal, voire perdu d’avance. La régularité est dans les gênes des énormes machines qu’ils affrontent. Ce sont des robots. Mais il est mené avec intelligence et expérience. C’est quoi ce travail ? nous montre des victoires, jamais définitives, différentes selon les salariés, le poste occupé, l’ancienneté. Ce sont des petites victoires sans doute. On aurait tort de les tenir pour dérisoire et de les ignorer. Une phrase d’Italo Calvino mise en exergue résume l’intention des cinéastes : « chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer et le faire durer, et lui faire de la place ». Luc Joulé et Sébastien Jousse ne filment pas l’usine, ne cherchent pas à rendre compte de l’organisation du travail, des relations avec la hiérarchie ou des conditions de recrutement. Tout juste voit-on une réunion pour distribuer le travail, entend-on l’affirmation d’une préférence pour le travail de nuit – l’ambiance est meilleure, les chefs ne sont pas là- et l’expression d’un regret, ne pas voir la production finale, la voiture complète, celle qui existe au dehors, celle qu’on voyait sortir de l’usine, avant, à Aulnay. Les rares échanges – le bruit rend difficile l’enregistrement des voix dans l’atelier – mêlent acronymes, numéro des machines et mots de métier. Comme pour toutes les professions, l’emploi d’un idiome dit à la fois l’expertise et l’appartenance à la communauté.
L’enfer et ce qui ne l’est pas
En montrant simultanément, avec beaucoup d’empathie et d’intelligence, les « travails » (les réalisateurs revendiquent cette orthographe) des ouvriers et celui de Nicolas Frize, compositeur en immersion dans cette usine automobile, ce « documentaire de création » nous dit ce qui les différencie et ce qui les rapproche. Sans doute, pour poursuivre la réflexion d’Italo Calvino, il faut dire que, selon les cas, la proportion entre l’enfer et ce qui ne l’est pas varie. Les machines ne sont pas les mêmes et le rapport de force avec leurs « partenaires humains » bien différent. Le contrôle du produit final échappe totalement à l’un alors qu’il est la prérogative absolue de l’autre. Mais l’un comme l’autre luttent pour trouver le bon tempo. La qualité de la production, la possibilité d’un engagement dans leur travail, leur « insertion dans l’existence », leur fierté, en dépendent.
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