Dans le cadre de son dossier sur l’accompagnement, Metis sort du tiroir l’article de Jean-Marie Bergère sur le film « Les règles du jeu ». Lolita, Kevin, Hamid, Thierry cherchent un emploi. Ils ont une vingtaine d’années, ils habitent Roubaix, n’ont pas de diplôme et très peu d’expérience professionnelle. Ils ont signé un « contrat d’autonomie » et sont guidés dans leur recherche par le cabinet Ingéus. La caméra de Claudine Bories et Patrice Chagnard les a suivis pendant les premiers mois de leur parcours et nous offre avec « Les règles du jeu » une plongée rare et intelligente dans les « réalités du terrain », souvent invoquées et rarement montrées.
Un accompagnement renforcé et bienveillant
A propos de ce dispositif, le site de la DARES nous dit ceci : « Créé en 2008, le contrat d’autonomie vise à accompagner vers l’emploi durable, la formation qualifiante ou la création d’entreprises des jeunes des quartiers prioritaires de la politique de la ville. L’accompagnement du jeune et son suivi en emploi ou en formation sont réalisés par des opérateurs publics ou privés ». Le bilan semble positif, la DARES poursuit par cette remarque : « Si le niveau de formation initiale joue un rôle important dans l’accès à un emploi, la nature et l’intensité de l’accompagnement prodigué affectent également les chances d’accéder à l’emploi ou à la formation. À l’issue de l’accompagnement, 42% des jeunes signataires en 2009 ont accédé à un emploi ou une formation».
La première réaction est d’éprouver de la sympathie pour les conseillers d’Ingéus, opérateur privé sous-traitant des services publics de l’emploi pour la mise en œuvre de ce dispositif, autant que pour ces jeunes, un pied dans la galère, l’autre dans la vie ordinaire. Le film se tient à distance des jugements ou des mises en cause, il ne trie pas entre les victimes et les responsables, les bons et les mauvais. L’approche est bienveillante, sensible et clairement documentaire.
Le travail d’accompagnement qui est filmé semble vraiment difficile. Comment expliquer à Lolita qu’elle peut et qu’elle doit sourire, à Kevin que le travail au noir n’est pas une solution durable, à Hamid qu’il ne gagnera rien à casser la tête à son frère ni à draguer ostensiblement la personne qui recrute, à Thierry qu’il doit accepter d’être payé au SMIC pour un CDD de 6 mois et ne pas se formaliser s’il ne retrouve pas les valeurs et l’esprit d’équipe qui l’avaient fait rêver lors de son recrutement dans une entreprise qui a une image sportive. Les conseillers référents ne ménagent pas leur peine, leurs conseils sont souvent basiques et toujours pertinents, ils savent écouter.
Leurs chefs jargonnent un peu, « nous sommes là pour que vous soyez job ready », mais ils relancent avec beaucoup de ténacité les employeurs susceptibles d’embaucher, et qui pour certains, veulent bien des aides, mais « ne veulent plus de jeunes, il y a trop de problèmes ». On l’a dit, ce travail est vraiment difficile.
À quoi on joue ?
Mais un autre constat s’impose très vite. Il porte sur ces « règles du jeu » qui donnent son titre au film. Ces jeunes cherchent des emplois de commis de cuisine, de manœuvre, d’opérateur. Ces règles du jeu qu’ils essaient d’apprendre, qu’ont-elles à voir avec les qualités que l’activité pour laquelle ils postulent requière ? Les épreuves auxquelles leur accompagnateur les prépare au cours de séances répétées d’entraînement et avec beaucoup de patience qu’ont-elles à voir avec le travail qu’ils devront accomplir ? Ils doivent se vendre en quelques minutes, le speed dating est devenu la règle, exhiber un CV qui ne laisse voir ni sa minceur ni sa banalité, faire des phrases qui ne comportent que des mots positifs, se mettre en valeur alors qu’on n’a cessé de leur répéter qu’ils sont bons à rien… Comme leur ultime fierté, ils répètent tous ne pas vouloir mentir, être franc, être direct, dirent ce qu’ils pensent en toutes circonstances, et voilà que leur conseiller leur dit que non, il ne faut surtout pas, il faut dire à l’employeur ce qu’il a envie d’entendre, être positif, positif et souriant bien sûr…
Comment justifier cette « règle du jeu » qui préjuge de la performance au travail à partir de la qualité des chaussures ? Pourquoi faut-il ne jamais aller à un entretien en chaussures de sports ? Les stars et les journalistes branchés n’hésitent pas à se présenter à la télévision en baskets. Peut-on avec autant d’assurance déduire de leur manière de dire bonjour et de s’asseoir, puis de parler -positivement- d’eux-mêmes 5 mn de suite, la réalité de leur motivation, leur soin au travail, leur propension à la ponctualité ? Ils travailleront sans doute essentiellement debout et ils n’auront que rarement la parole !
Un conseiller leur explique, qu’en moyenne, l’employeur prend sa décision dans les 13 premières secondes de l’entretien. Cela laisse effectivement juste le temps de montrer ses chaussures et sa manière de s’asseoir. Il leur faudrait tellement plus de temps ! Certes, ils n’ont pas beaucoup d’expérience. Les quelques stages et contrats de courte durée leur permettent juste de se représenter le travail pour lequel ils postulent. Ils en savent assez pour avoir des préférences, Lolita cherche plutôt dans une collectivité, Kevin et Hamid sur des chantiers, Thierry en usine. C’est peu mais ce n’est pas rien. Ils savent qu’ils peuvent être à la hauteur de ce qui sera demandé. Ils aimeraient sans doute pouvoir montrer ce qu’ils savent faire. Mais ce n’est pas ce qu’on leur demande.
Des gagnants et des perdants
Sans jamais les évoquer, le film « Les règles du jeu » suggère fortement d’aller voir si d’autres règles n’auraient pas d’autres effets. On pense aux méthodes de recrutement pas simulation (MRS) mises en œuvre notamment pas Pôle Emploi et qui lèvent d’emblée les obstacles du CV et de la verbalisation. On pense aux associations qui ne se contentent pas de préparer aux entretiens de recrutement et ont montré la valeur ajoutée d’un accompagnement simultané du salarié et de l’entreprise pendant les premiers mois qui suivent l’embauche (en se référant ou non à la méthode IOD -Intervention sur l’offre et la demande-). Ou à d’autres méthodes, d’autres épreuves, d’autres règles du jeu à inventer.
Au final, c’est le sentiment d’une série de grands écarts qui domine. Ecarts entre les épreuves qu’ils faut réussir et le travail qui devra être accompli, entre leur rêve et le pouvoir d’achat d’un smicard, entre leurs valeurs (celles du sport ou de l’honneur) et la réalité du management et de l’accueil qui leur est fait en entreprise, entre le contexte familial et le monde du travail, entre les conseillers et ceux qu’ils accompagnent. A l’heure où l’on parle beaucoup de vivre ensemble, ces grands écarts, ces fractures, sont autant d’obstacles qu’il faudra surmonter.
Références complètes
Les règles du jeu. Documentaire de Claudine Bories, Patrice Chagnard (1h46). Janvier 2015
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