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par Anne Fretel, Solveig Grimault , Jean-Louis Dayan

L’accompagnement est devenu l’un des maîtres-mots des politiques sociales, particulièrement dans le champ de l’emploi et de la formation. Au point pour certains d’y voir la clé de la sécurisation des parcours et de la mise en capacité des personnes sur le marché du travail. Simple mode langagière ou changement véritable ? Metis a voulu en savoir plus auprès d’Anne Fretel et Solveig Grimault, toutes deux chercheures à l’IRES.

 

Comment expliquer la montée en puissance de l’accompagnement, à la fois comme mot d’ordre et comme modalité de l’action publique ?

 

Cette montée en puissance résulte de la plasticité même du mot d’accompagnement qui permet de loger des conceptions antagonistes, tout du moins en tension, sur ce que peut être un registre d’action publique s’appuyant sur une démarche d’accompagnement.

 

L’accompagnement peut se poser comme un nouveau mode d’intervention de l’État social permettant de sortir d’une relation de guichet et d’une aide perçue comme trop impersonnelle et décontextualisée. C’est alors une forme de rénovation du travail sur autrui qui est portée par la notion d’accompagnement, consistant à s’appuyer sur une co-construction, gage d’une plus grande efficacité et d’une capacité d’autonomisation des personnes. Dans ce sens, il s’agit d’« équiper les personnes » de telle sorte qu’elles disposent d’une véritable liberté de choix dans la conduite de leur vie sociale et professionnelle. Mais dans le même temps, cette idée de rénovation des formes d’aide peut se muer en un discours mettant l’accent sur la nécessaire responsabilisation de l’individu, lui imposant des contreparties et cherchant à l’inciter à être « entrepreneur » de lui-même. Loin du registre des « capabilités », on est alors plutôt sur le registre de l’injonction (et non plus du soutien) à l’autonomie.

 

Cette même tension entoure le thème de la flexicurité. On a d’un côté la déclinaison européenne qui met l’accent sur les enjeux et les dispositifs d’activation, dans la lignée de la doctrine forgée par l’OCDE dans les années 90. L’accompagnement est alors vu comme un moyen d’accélérer les transitions, notamment d’une situation de chômage à une situation d’emploi (quelle que soit sa qualité), via un conditionnement des aides. D’un autre côté, les réflexions sur la sécurisation des parcours professionnels, portées notamment en France par les organisations syndicales – et dans la filiation entre autres des rapports Boissonnat (1995) et Supiot (1999) -, s’intéressent à l’élaboration de droits attachés à la personne, garantis collectivement, pour l’équiper et lui permettre de construire ses transitions professionnelles dans de bonnes conditions.

 

A ces représentations en tension des formes de renouvellement de l’action de l’État social, se greffe par ailleurs une réflexion initiée par les travailleurs sociaux, pensant l’accompagnement comme une voie de dépassement des formes d’aide en institutions fermées. Il s’agit alors de sortir d’une vision unilatérale de l’action portée par un professionnel, pour aller vers une éthique d’engagement réciproque, dans laquelle la personne est soutenue pour faire son propre cheminement.

Toutes ces représentations peuvent se loger dans la notion d’accompagnement, ce qui peut donner l’impression d’un accord, d’une forme de convergence, si l’on pense que le mot suffit à dire la chose sans autre discussion.


L’intérêt soulevé par la notion d’accompagnement a-t-il des effets tangibles sur la conception et l’organisation des mesures pour l’emploi ?

 

On assiste en effet à une inflation du terme d’accompagnement dans les dispositifs et les mesures de la politique de l’emploi, mais sans que cela renvoie pour autant nécessairement à quelque chose de précis et de stabilisé en termes de contenu et de mise en œuvre des dispositifs en question. On dit parfois – un peu trop rapidement – que « quand on n’a pas le mot, on n’a pas la chose » ; mais inversement, il faudrait ici surtout dire qu’il ne suffit pas d’avoir le mot pour avoir la chose, en quelque sorte ! De fait, l’intérêt croissant pour la notion d’accompagnement en fait un objet et un objectif omniprésents dans de nombreux dispositifs, qui s’en réclament, mais sans que cela se traduise nécessairement par des pratiques convergentes, ni même toujours par des pratiques qui puissent effectivement être qualifiées de pratiques « d’accompagnement » par différence notamment avec des pratiques de « suivi ».

 

Par ailleurs, à défaut d’une doctrine unifiée de l’accompagnement qui irriguerait l’ensemble des dispositifs et des pratiques qui en portent le nom, l’accompagnement tend à rester une sorte de boîte noire, réduit le plus souvent à ses attributs les plus immédiatement visibles et repérés par les modalités de reporting souvent partagées par les différents dispositifs d’accompagnement : taille du portefeuille des conseillers ; durée totale du « parcours d’accompagnement » ; étapes successives et souvent prédéfinies de ce parcours ; nombre et fréquence des rencontres prévues entre le bénéficiaire et son conseiller ; signature d’un contrat dans une logique de droits et devoirs. Pour autant, certains dispositifs encore (relativement) récents, entre lesquels il existe d’ailleurs une filiation (le Contrat de sécurisation professionnelle et la Garantie jeunes), ont été le fruit de réflexions particulières, associant une diversité d’acteurs et nourries par les expériences antérieures (le Contrat de transition professionnelle notamment). Leurs cahiers des charges respectifs en portent la trace et contiennent, de façon progressivement plus affirmée, une certaine philosophie de l’accompagnement, une orientation stratégique.

À défaut d’effet palpable sur les dispositifs, l’accompagnement en a-t-il sur les personnes accompagnées et leurs parcours ?

 

Tout d’abord, il faut dire que les effets dépendent, bien sûr, des pratiques. Parler des effets de l’accompagnement suppose d’abord de pouvoir identifier des pratiques effectives « d’accompagnement », dont on pourra alors chercher à apprécier les effets. En d’autres termes, et dans le prolongement de ce qui précède, évaluer par exemple les effets de tel ou tel dispositif d’accompagnement suppose de savoir ce que, en réalité, on évalue : le dispositif n’a-t-il d’accompagnement « que le nom », ou bien sa mise en œuvre témoigne-t-elle effectivement de quelque chose de spécifique qui puisse être qualifié de pratique « d’accompagnement » – et non de suivi, etc. ? Ceci peut paraître évident, mais compte tenu de l’extrême diffusion de ce terme, et de la disparité des pratiques qui s’en réclament, c’est une précaution importante. De là vient d’ailleurs la difficulté de certaines évaluations quantitatives, lorsqu’elles n’entrent pas dans « la boîte noire » de l’accompagnement tel qu’il est effectivement réalisé. Elles concluent alors à un effet positif de l’accompagnement, mais sans éclairer ce qui opère vraiment, quelles sont les modalités concrètes d’accompagnement qui font système.

 

La première question est donc au fond, et avant tout, de savoir de quoi, de quel « accompagnement » parle-t-on ?

 

Le travail que nous avons conduit en 2014 à l’Ires, en partenariat avec le groupe Amnyos et pour la Dares sur le Contrat de sécurisation professionnelle (CSP), a cherché à ouvrir la boîte noire de ce dispositif précis. Le risque peut-être inévitable et ici souvent avéré, que l’esprit et la stratégie du dispositif se diluent dans les pratiques habituelles des opérateurs chargés de sa mise en œuvre, nécessite de qualifier d’abord précisément les pratiques effectivement mises en œuvre pour pouvoir en analyser les effets sur les personnes accompagnées (les effets de quoi ?). De ce point de vue, notre enquête éclaire les tensions qui traversent la mise en œuvre du CSP. Elle permet de pointer les difficultés que produisent certaines modalités concrètes « d’accompagnement » ou de suivi. Elle suggère également le potentiel et les bénéfices pour les personnes accompagnées d’autres pratiques, encore minoritaires mais plus conformes à l’esprit du dispositif.

 

Au titre des difficultés, on peut par exemple évoquer la tendance des conseillers à adopter une posture un peu passive et psychologisante, installant la relation d’accompagnement dans une forme de « cocooning », travaillant relativement peu le projet professionnel et le lien avec son contexte. Les difficultés qui en découlent et dont les bénéficiaires se font l’écho suggèrent, en creux, l’importance d’un accompagnement « actif », au sens de stimulant, donnant à penser et ouvert sur l’extérieur – même s’il est conduit dans le cadre d’un face à face. Cette tendance à réduire l’accompagnement au seul lien personnalisé entre le conseiller et la personne accompagnée, en survalorisant cette dimension, est également associée à une certaine conception du « mieux » en matière d’accompagnement : « faire mieux », ce serait plus de rendez-vous, de proximité, d’écoute, plus de temps pour « faire le point ». Les personnes accompagnées ne sont pas insensibles à ce soutien moral, dans un premier temps au moins, mais elles disent aussi que le contenu des entretiens s’étiole au fil du temps lorsqu’ils ne sont plus consacrés qu’à la nécessité – pour le conseiller – de « faire le point ». Elles témoignent alors des limites d’une relation d’accompagnement qui « plafonne », d’une prise de recul et d’échanges perçus comme relativement limités (quoique réguliers), ne permettant pas vraiment de « challenger » les projets, d’explorer différentes pistes, y compris des idées complémentaires auxquelles la personne n’aurait pas songé, etc.

 

La question que cela pose est : est-ce que faire plus (mais plus de quoi ?), c’est forcément faire mieux ? Ou encore : est-ce que faire mieux, c’est simplement faire plus (de la même chose) ? Les cahiers des charges des dispositifs (du CSP et de la Garantie Jeunes), dans leurs dimensions les plus innovantes, tout comme certaines pratiques d’accompagnement émergentes ou encore minoritaires, suggèrent autre chose : faire mieux ce peut-être aussi, voire surtout parfois, faire autrement. Par exemple : aller au-delà d’une intermédiation ou d’une mise en relation classique entre une entreprise et un demandeur d’emploi et privilégier plutôt d’autres formes de médiation lorsqu’elles paraissent plus adaptées au projet, à la personne et au contexte. Le CSP comme la Garantie jeunes invitent ainsi à mettre en œuvre de nouvelles stratégies de médiation consistant, dans certaines situations, non pas à mettre en relation des profils de demandeurs d’emploi et des offres d’emploi déjà constituées, mais à travailler en amont de toute formalisation d’une offre et d’une demande d’emploi : l’accompagnement, dans cette perspective, ne s’adresse plus exclusivement au demandeur d’emploi, au jeune, etc., mais aussi à une entreprise, à un ou des employeurs potentiels. L’accompagnement cherche alors à renforcer l’offre de travail (du côté de la personne) et à faire émerger simultanément une demande de travail (du côté de l’entreprise). Ou encore, et c’est étroitement lié à ce qui précède, l’accompagnement peut miser davantage sur les expériences de travail, les mises en situation professionnelle (sous quelque forme que ce soit) et les retours d’expérience. C’est à l’occasion de ces immersions que peuvent en effet se révéler les capacités de la personne à tenir un poste, et se préciser également les besoins d’un employeur. Les immersions peuvent alors devenir un outil décisif et central de l’accompagnement. L’accompagnement peut donc ouvrir l’éventail des pratiques de médiation possibles, sans faire d’aucune une one best way. Mais cela suppose que l’organisation de l’opérateur le permette.

 

Dans tous les cas, ce qui importe, c’est que la personne puisse intégrer toutes les ressources et les outils nécessaires à sa recherche d’emploi, tout en donnant à sa recherche une orientation, une direction qui soit la plus ajustée possible à son projet. Certaines personnes peuvent tout à fait y parvenir sans être aidées. D’autres ont besoin d’être accompagnées, et d’élaborer cette orientation et cette stratégie avec celui ou celle qui est chargé de l’accompagner. Il y a donc dans tous les cas un effort d’intégration des ressources et des outils à faire, qui peut être partagé ou qui peut être le fait de la personne seule. En pratique, cela n’empêche pas que plusieurs intervenants soient mobilisés, si les ressources nécessaires sont de natures différentes. Un consultant nous expliquait qu’il s’était construit un réseau de partenaires de proximité spécialisés (y compris des avocats par exemple), qu’il avait lui-même qualifiés en s’assurant de leur compétence. Cet éclatement des ressources n’est pas en soi problématique, dès lors que la personne parvient à les mobiliser en construisant une stratégie ajustée à son projet, ou que l’accompagnement l’aide à la construire.

Certains considèrent que si l’on veut véritablement sécuriser les parcours professionnels, il faut être en capacité de répondre à « un immense besoin d’accompagnement ». Tout le monde a-t-il besoin d’accompagnement ?

 

Non ! – mais là encore, cela dépend à quel type de service on renvoie en parlant d’accompagnement. Il faudrait sans doute pouvoir reconnaître un droit au non-accompagnement. Il y a ceux qui en ont besoin, à des degrés divers, ceux qui n’en ont pas besoin, ou qui ne sont pas seuls avec leurs difficultés. Mais ce ne sont pas les seules dispositions a priori de la personne, ou les plus visibles, qui sont déterminantes pour apprécier ce besoin. Ce sont plutôt ses capacités effectives en situation, sa capacité à faire face à la situation qui est la sienne et à engager les actions qui lui sont utiles, qui en décident. De ce point de vue, des personnes habituellement reconnues comme très autonomes peuvent se retrouver particulièrement désarmées et démunies face à une situation de recherche d’emploi, suite à un licenciement pour motif économique par exemple. Les types d’emploi et les niveaux de qualification ne permettent pas non plus de préjuger de la capacité de la personne à se débrouiller seule, sans le soutien d’un accompagnement. Cela dit, on peut considérer en effet que le besoin d’accompagnement est immense, mais sous réserve qu’il soit conduit à chaque fois de manière ajustée aux besoins de la personne, pour qu’il puisse lui être profitable. Et lorsque ces besoins sont importants, il ne peut se borner à un simple suivi, même si sa « cadence » est soutenue.


L’accompagnement ne souffre-t-il pas d’une profonde ambiguïté ? Après tout, en matière d’emploi, ceux qui accompagnent sont le plus souvent aussi ceux qui contrôlent ou qui sanctionnent.

 

Là aussi, tout dépend des besoins de la personne et du contenu de l’accompagnement. S’il reste relativement « à distance » – parce que la personne est en mesure de mettre en œuvre la stratégie nécessaire à sa recherche d’emploi et de mobiliser les ressources et les outils disponibles de la façon qui lui est la plus utile – il peut s’agir uniquement, pour le conseiller qui la « suit » ponctuellement, de s’assurer que cela produit bien des effets (que « ça marche »). Si la personne a besoin d’être accompagnée, la question du contrôle se pose dans des termes différents et il faut être précis sur ce qu’il s’agit de contrôler.

 

Le contrôle de la recherche d’emploi vise à vérifier l’effectivité des démarches des demandeurs d’emplois dans leur recherche de travail, l’engagement actif dans des démarches de recherche d’emploi étant vu comme la contrepartie de l’allocation chômage versée. La difficulté de la question, récurrente, du contrôle de la recherche d’emploi est qu’elle tend à imputer à la seule personne (accompagnée) la responsabilité des modalités de sa recherche d’emploi. Mais il faudrait contrôler cette recherche au regard de ses conditions réelles d’effectuation. Or, dès lors que la personne est accompagnée, ces modalités procèdent en principe d’une co-construction, d’une élaboration conjointe. Il faut donc à nouveau se pencher sur le contenu effectif de l’accompagnement. Cela remet en perspective la question du contrôle : s’agit-il, au fond, de contrôler les chômeurs, ou de contrôler les conditions réelles dans lesquelles s’effectue la recherche d’emploi ? Ou, dit autrement, qui ou que faut-il « activer » et contrôler ?


Pour en savoir plus

– Anne Fretel (Economiste, Lille 1 et IRES) et Solveig Grimault (Sociologue, IRES)
– Fretel A. et Grimault S. (2016), « L’évaluation de l’accompagnement dans les politiques d’emploi : stratégies et pratiques probantes », audition au COE, Groupe de travail « L’accompagnement vers et dans l’emploi », 2 février
– Amnyos, Ires (2014), « Enquêtes monographiques sur la mise en œuvre du contrat de sécurisation professionnelle (CSP) », Document d’étude de la Dares, n°187, novembre
– Fretel A. (2013), « La notion d’accompagnement dans les dispositifs de la politique d’emploi : entre centralité et indétermination », Revue française de socio-économie, n° 11, p. 55-79

 

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.