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Matthew B. Crawford existe : je l’ai rencontré l’autre jour. Quelque part en Picardie, Léon B. s’occupe de motoculture, ausculte, répare et raboute des tondeuses et autres tracteurs de jardin, ces petits engins qui s’ingénient à ne jamais démarrer quand vous en avez besoin. Pour réparer un moteur, il commence par coller l’oreille dessus et l’écouter. Crawford qui se présente volontiers comme « philosophe et réparateur de motos » a écrit en 2009 Eloge Du carburateur, une réhabilitation savante et argumentée du travail manuel. Il s’interroge aujourd’hui sur notre perte de contact avec le monde réel pour cause d’évolutions technologiques, de vie on-line bien sûr, mais surtout parce que selon lui, « nous vivons une crise de l’attention ».

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Les voitures et la conduite des voitures (comme les motos) le passionnent toujours. La perspective de voitures telles que les étudient en ce moment des constructeurs tel Mercedes avec le système « Collision Prevention Assist », ou avec le projet d’un pare-brise semi-virtuel qui superpose au champ de vision du conducteur une vision numérique, l’angoisse. « Une voiture où le conducteur occupe la position d’un observateur désincarné dans un monde d’objets virtuels » : les bruits du moteur, les perceptions de l’état plus ou moins bon de la route, sont transformés en informations sur l’ordinateur de bord. Juste « un appauvrissement considérable des informations dont dispose le conducteur ».

Crawford va et vient d’exemples empruntés à la vie quotidienne, à la consommation et à l’ « entertainment », et d’exemples venus du monde du travail. Consommation et travail sont symétriques, et la frontière entre la vie et le travail se banalise. Il déteste toujours autant « les emplois de bureau où le lien entre les causes et les effets tend à être fragmenté et opaque », les jobs qui n’ont pas de sens. Poussant l’analyse au-delà des constats navrants de nos modernes évolutions, Crawford construit deux lignes d’explication : l’une est économique, l’autre philosophique.

La crise de l’attention est d’abord une réalité économique, celle de la captation de l’attention pour conduire à des actes de consommation. La représentation la plus exacte du « capitalisme affectif et de sa production d’expériences préfabriquées », c’est l’industrie du jeu : l’addiction y est cultivée par des méthodes très étudiées et bien établies. Il est vrai que les machines à sous sont autorisées dans 41 des Etats des USA, dans les casinos bien sûr, mais aussi dans les bars, les supermarchés, les stations-service, les aires d’autoroute…et les pharmacies ! C’est le « convenience gambling » : des jeux à accès facile dans un monde de liens multiples et faibles. Natacha Dow Schüll a étudié cette « industrie », montrant à quel point les gestes et conditionnements recherchés s’apparentent au taylorisme le plus pur : rapidité des liens stimulus-réponse, productivité, chasse aux temps morts. (Addiction by design : machine gambling in Las Vegas, Princeton University Press, 2012). L’attention, notre attention, dans le jeu comme dans la publicité, est transformée par l’intensification de la stimulation nerveuse, particulièrement développée dans les grandes cités : « parce que nous avons permis à notre attention de devenir une marchandise, il nous faut désormais payer pour la retrouver ». On pense aux « minutes de cerveau disponibles » d’un certain PDG de TF1… Les exemples de captation par la publicité sont savoureux : ces bus qui envoient des odeurs à Séoul. Au moment où les haut-parleurs vantent une chaîne de restauration rapide (Dunkin’s Donuts), le système de ventilation du bus diffuse une odeur de café.

Venons-en aux explications philosophiques et psychologiques : comment la perte de contact avec le monde réel, c’est-à-dire le monde de la perception, peut-elle se développer aussi facilement ? Pourquoi acceptons-nous de vivre dans une société de masse « qui parle le langage de l’individualisme tout en le vidant de sa substance » ? C’est la question que pose le titre anglais du livre de Crawford, The World beyond your head – On becoming an individual in age of distraction. Pourquoi acceptons-nous la tension entre l’ « l’injonction à être soi-même » (Crawford reprend ici les analyses d’Ehrenberg) et la passion pour des solutions toutes prêtes ? Pour le dire rapidement : c’est la faute à Kant. Ce serait le rationalisme français du 18ième siècle qui nous a conduits à concevoir l’homme comme un être de « représentations intellectuelles et mentales », un être d’abstractions. Quel grand tort que de n’avoir pas suivi l’empirisme anglo-saxon (Locke, Hume…) en se fiant d’abord à la perception du monde « réel ». Du coup nous avons perdu la capacité (ou la volonté) à se confronter au réel (le moteur de ma tondeuse qui ne veut décidément pas démarrer…ou la neige en hiver…ou les désirs des autres…), nous adhérons à un monde de « solutions » (pub IBM) et de choix prédéterminés. Par exemple en matière de pornographie, « quel que soit votre truc, il y a un site web pour ça ». C’est comme les statistiques, ça rassure !

Crawford livre les résultats de nombreux travaux, de psychologues et cogniticiens surtout, sur l’importance de la perception, sur son fonctionnement cognitif, sur le fait qu’elle n’est pas que physique et engage notre rapport à l’action. Il pioche ici ou là, de manière très libre, de quoi appuyer son argumentation, ou ses intuitions. Parfois surprenantes : par exemple lorsqu’il développe sa préférence pour une éducation basée sur la confiance en un « maître » plutôt que sur la position kantienne (encore !) d’un individu libre qui se fait sa propre opinion des choses. Ou plus convaincantes : la recherche intellectuelle comme un savoir-faire artisanal qui se transmet par apprentissage.

La morale de l’histoire (des histoires) ? Je dirais volontiers « résister », cultiver sa liberté d’esprit et d’action (pas seulement celle abstraite de Kant), marcher, bricoler, lire, peindre, tricoter, faire des confitures, aimer, participer à des initiatives citoyennes : il reste quand même pas mal de choses qui vous résistent… Crawford, quant à lui, termine ce deuxième livre sur un long chapitre consacré à l’artisanat comme idéal de travail, avec l’histoire d’une belle entreprise familiale de facteurs d’orgues. « Nostalgique », c’est lui qui le dit.

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.