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Lors de la publication de cet article en octobre 2014, l’intrusion du numérique bousculait déjà les business models. Au point de nous passer de la manufacture (grâce à notre imprimante 3D), de notre agence de voyage, de la détention d’une voiture. La notion même d’entreprise va-t-elle résister à cette vague déferlante ? Face à l’avenir incertain que nous prépare l’extension du numérique, devons-nous envisager de ressentir la nostalgie de l’entreprise ?

 

innovation

 

La maturation progressive d’internet bouleverse les organisations, les modes de production, le travail, les conditions d’emploi, le rapport au savoir et à la connaissance, l’expression démocratique, les liens sociaux et le rôle de la puissance publique (voir le rapport « La dynamique d’internet, prospective 2030 » du CGSP, désormais France Stratégie, juin 2013). Combinée aux autres technologies, elle ne sera pas sans conséquences sur l’entreprise : son organisation, sa place dans l’économie, son avenir.

 

L’entreprise fait face à de nombreuses contestations. Souvent présentée, sans excès de nuance, comme un lieu d’aliénation, d’exploitation, elle se situe très bas dans les indicateurs de confiance des Français (baromètre 2014 du Cevipof). Elle est aussi menacée par la floraison des business models. Les premières années d’internet en tant qu’outil d’entreprise étaient centrées sur des modèles B2B (d’entreprise à entreprise), qui se sont ensuite élargis au B2C (d’entreprise à consommateur). Mais ce qui fait l’actualité aujourd’hui, c’est l’intrusion des modèles C2C (consumer to consumer), qui mettent radicalement en cause l’existence même de l’entreprise pour faciliter le circuit court et direct entre consommateurs : grâce à Airbnb je me passe des entreprises d’hôtellerie ; avec Blablacar je renonce à rester client de l’industrie automobile, etc.

 

Le travail est en grande partie « expulsé » en dehors de l’entreprise : indépendants, autoentrepreneurs, makers, télé-travailleurs, contractuels, freelances de tout poil : le cadre temporel, spatial et organisationnel du travail explose. L’entreprise est-elle en train de fabriquer sa propre désintermédiation ? D’expulser définitivement le travail hors de son périmètre organisationnel ? Vague après vague, le numérique vient saper les fondations de l’entreprise telle que nous la connaissons.

 

En 2020, la moitié des personnes sur lesquelles une entreprise s’appuie pour développer son activité ne seront pas des salariés qui travaillent pour elle. Cette assertion un peu provocatrice figure dans l’étude annuelle 2013 du cabinet Deloitte sur les tendances RH. Elle se justifie par l’évolution d’un marché de l’emploi toujours plus ouvert et le développement de nouvelles formes du travail : modes d’organisation du travail reconçues par le numérique, extension du télétravail, externalisation, recours plus massif aux contractuels et aux talents extérieurs… Cette tendance est le résultat de plusieurs facteurs :

 

– L’éclatement du modèle de la grande entreprise intégrée : les lieux de production se sont atomisés et rapprochés des lieux de consommation pour permettre une satisfaction des besoins à bas niveau d’émission de carbone ; les salariés exercent une forte pression pour pulvériser les structures hiérarchiques rigides, qui à force de générer du mal-être deviennent des freins à l’efficacité.

– Le social business : les entreprises s’appuient sur les réseaux sociaux pour connecter et déployer les personnes en lien avec l’organisation. Les collectifs de travail se recomposent en permanence, sur la base des savoir-faire reconnus à chacun et de la confiance acquise.

– La globalisation des talents: la virtualisation du travail a unifié le marché mondial des talents et cela modifie radicalement les façons d’acquérir, de développer et de gérer les talents.

– La fragilisation des structures pyramidales : dans le modèle de l’entreprise intégrée, les sollicitations des clients et les instructions des managers descendent le long de la structure hiérarchique pour être traitées « en bout de chaîne » par des « exécutants ». Dans l’entreprise 2.0., les clients court-circuitent cette structure pour s’adresser directement à la personne qui leur semble la plus pertinente et c’est aux collaborateurs de définir eux-mêmes, au plus près des interactions clients, leurs priorités et programmes de travail.

– Le passage du management de contrôle au management entraînant : ces collaborateurs refusent les contrôles et attendent au contraire de la part du management, un soutien, une exemplarité et des orientations claires. Ils sont davantage jugés sur leurs résultats que sur les moyens qu’ils mettent en œuvre.

– La pression sur les coûts et les délais : les entreprises vont chercher des solutions plus flexibles que le CDI ; la notion de recrutement et de séparation est de plus en plus liée aux projets et non plus aux personnes ; la notion de ‘mission’ se substitue à celle d »emploi.

– La puissance des réseaux : ils sont capables de reconfigurer en permanence les chaînes de valeur ; de mettre en contact et de faciliter l’appariement entre offre et demande de travail.

– La polarisation du marché du travail : les travailleurs les plus qualifiés se vendent sans difficultés aux plus offrants alors qu’un « lumpenproletariat numérique » est livré aux tâches répétitives distribuées à l’échelle mondiale par des plateformes de services.

– Le développement de la multi-activité : les talents clés, gagnants de cette mondialisation digitale, bénéficient d’une grande liberté de choix dans l’orientation de leur carrière et se forment continuellement. L’aspiration à l’autonomie les pousse à adopter des statuts d’entrepreneurs ou mixtes (salarié à temps partiel et entrepreneur ou membre d’une micro-entreprise). Les travailleurs les moins qualifiés viennent aussi à la multi-activité, mais de façon contrainte.

– L’atomisation du travail : le travail organisé par des workflow standardisés, automatisé par des robots qui dévorent le travail physique et des logiciels qui absorbent le travail intellectuel répétitif, s’est atomisé.

 

Dans ce contexte, l’entreprise en tant que collectif humain, cellule de base de l’économie, a-t-elle encore un avenir ? Face au déferlement du numérique, l’entreprise a-t-elle encore quelque chose à nous dire ?

 

L’entreprise 2.0 apprivoise les mutations du travail

Le travail s’est décomposé en tâches élémentaires codifiées au sein de workflows, régulées par des objets connectés à internet, exécutées par des imprimantes 3D, distribuées à l’échelle internationale. Les tâches à faible valeur ajoutée ont été fortement diminuées, prises en charge par les robots pour la production industrielle, les imprimantes 3D pour la fabrication de prototypes et les avatars pour la production servicielle. Cette fragmentation extrême du travail permet de pousser la logique de l’externalisation, voire de la délocalisation.

 

Georges Friedmann a écrit le « Travail en miettes », mais il ne connaissait pas TaskRabbit. Il s’agit d’une plateforme d’emploi peer-to-peer, qui permet à tout internaute de choisir une catégorie de tâches qu’il se propose d’effectuer (traduction, livraison, assemblage de meubles, réparation ponctuelle, ménage à domicile…) et d’entrer en relation avec les demandeurs des services correspondants. En 2012, 350 personnes ont été engagées via TaskRabbit par des acheteurs compulsifs de l’iPhone 5 pour alimenter les files d’attente des Apple Store de San Francisco et New York lors de la sortie de l’appareil.

 

La fragmentation du travail conduit à un découplage entre développement, prototypage et fabrication. Les places de marché commercialisent le design digitalisé des produits que je peux acheter et modifier pour générer un ordre de fabrication directement transmis à une usine intelligente organisée pour la fabrication de masse de produits personnalisés (Manufacturing As A Service).

 

Le taylorisme un moment mis en difficulté par la tertiarisation de l’économie a retrouvé une certaine vigueur. La modernité de notre temps apparaît comme une façade face à la dure réalité des formes d’organisation proches du travail à façon, tel qu’il était pratiqué à l’époque pré-industrielle, lorsque les journaliers, durement payés à la pièce, n’avaient pas encore découvert les joies insondables du contrat de travail et de son corollaire, la subordination. Un retour au contrat de louage ? Voire à l’absence totale de contrat qui, nous rappelle l’Organisation internationale du travail (OIT), est aujourd’hui le lot de 60% de la population active mondiale (90% en Inde), qui travaille de façon informelle. L’entreprise elle-même, en tant que groupe humain et construction sociale, n’a pas toujours existé. Entre l’échoppe de l’artisan du Moyen-Age et l’atelier du maker (FabLab) d’aujourd’hui, sera-t-elle une simple parenthèse historique ?

 

Dans cette lignée, Denis Pennel entrevoit un renouveau des guildes : « Le futur du travail ressemblera-t-il au passé ? Les guildes professionnelles du Moyen-Age à l’aube de la révolution industrielle étaient les formes dominantes d’organisation économique en Europe et en Amérique du Nord ». Il rappelle que ces communautés de talents, ces formes d’« association souple d’artisans indépendants avec des identités locales et professionnelles fortes » existent déjà à Hollywood (la guilde des scénaristes, celle des acteurs,… ) ou chez les agents sportifs ou encore les Compagnons du Devoir. Cette vision rejoint celle d’Henri Seydoux, PDG de l’entreprise de systèmes et kits mains libres Parrot : « l’entreprise d’aujourd’hui est un monde de saltimbanques », sur le modèle de la Silicon-Valley. « Elle s’appuie sur des créatifs, dont la valeur ajoutée repose avant tout sur la capacité d’étonnement et à penser contre la norme ». Guilde, Hollywood, Compagnons du devoir, saltimbanques : le travail dans l’économie 2.0 (ou l’économie neo-industrielle, postmoderne ou servicielle) devient si fortement cognitif, il mobilise tellement notre intellect et notre émotivité, qu’il devient indissociable de notre personnalité. Notre travail est ce que nous sommes ; nous sommes notre travail.

La digitalisation trouve aussi ses limites. Dans l’entreprise 2.0, de nombreuses tâches non automatisables et non délocalisables (comme par exemple l’abattage des animaux et le traitement de la viande dans l’industrie agro-alimentaire) ont été préservées mais induisent des coûts sociaux liés à l’intensification du travail, matérialisés par la poursuite de l’explosion des troubles musculo-squelettiques (TMS).

Cette mutation engendre aussi une nouvelle précarisation, imposant de réinventer les systèmes de solidarité. La protection sociale des travailleurs doit ainsi être totalement repensée, un mouvement déjà esquissé par des droits de plus en plus attachés à l’individu et non au poste de travail, et qui deviennent portables d’une entreprise à une autre et rechargeables d’un statut à un autre (salariat, chômage, période de formation, intermittence…)

On le voit : les scénarios d’évolution sont très ouverts. C’est ainsi par exemple que l’équipe Digiwork de la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING) a imaginé une vingtaine de scénarios extrêmes d’évolution du monde du travail, dont la lecture est fascinante.

 

L’entreprise 2.0 est d’abord réticulaire

Les entreprises ont adopté un mode de développement réticulaire à l’intérieur comme à l’extérieur de leur enveloppe organisationnelle. Les lieux de travail se balkanisent : on travaille « à son poste » mais aussi chez soi, chez les clients, dans les tiers lieux, les télécentres, les business centers, les espaces de coworking, les hubs professionnels, bientôt les FabLabs. D’ailleurs, l’infrastructure spatiale et physique des processus de travail n’a plus grande importance : « tout est dans l’intranet », disait-on hier ; « tout est dans le cloud », dit-on aujourd’hui !

 

L’entreprise 2.0 alloue un peu moins d’attention à son organisation interne et beaucoup plus d’énergie dans la construction de son écosystème. Elle a compris que la valeur ne se créé plus par l’optimisation des process internes (gérés en flux tendus par des logiciels et des prescriptions standardisés) mais aux points de contact avec ses parties prenantes, clients, fournisseurs, partenaires, qui eux, sont loin d’être optimisés. Les salariés inventent des modes de collaboration selon le modèle de l’entreprise étendue, cherchant à mettre en œuvre les approches qu’ils connaissent en interne (plateformes collaboratives, workflow,…) en les prolongeant et en les connectant avec leur écosystème.

 

Cette vision très technologique peut être contrebalancée par une vision plus humaine, fondée sur la permanence des phénomènes de pouvoir et de bureaucratie, qui structurent nos organisations pour quelques siècles encore… L’économiste Ronald Coase a montré que la principale justification de l’existence de l’entreprise est la réduction des coûts de transaction : il est en effet plus rentable d’internaliser une activité que d’en acheter le produit sur le marché. Cette conception n’est plus aussi assurée dans l’économie 2.0. Le coût des transactions liées aux échanges de connaissances, d’innovations est largement supérieur à l’intérieur de l’entreprise du fait des silos organisationnels et des barrières hiérarchiques que la technologie n’a pas abolis. A l’inverse, les échanges externes sont facilités par la fluidité croissante des transactions et la plasticité des relations commerciales.

 

L’entreprise doit donc se réinventer dans cette tension entre lourdeur interne et agilité externe, si elle veut trouver une nouvelle raison d’être. C’est pourquoi se développent le mouvement des « entreprises libérées », l’holocratie, les nouvelles approches du management, qui permettent de s’adapter à cette nouvelle donne des organisations plates et fluides. Pour résister à la désintermédiation, les entreprises vont être obligées de proposer beaucoup plus d’autonomie et de possibilités de réalisation de soi à leurs collaborateurs, tout en continuant à leur proposer une certaine sécurité de l’emploi et des repères relativement stables.

 

L’entreprise étendue amène un effacement des frontières entre « l’intérieur de l’entreprise » et l’externe : les outils, les communications, les référentiels débordent ses frontières, jusqu’aux comportements qui s’harmonisent : les collaborateurs veulent être traités avec l’attention prêtée aux clients ; les clients veulent être traités avec la proximité dont bénéficient les collaborateurs. Un signal avant-coureur de cette évolution est la montée de la thématique de la « symétrie des attentions », popularisée par le livre à succès de Vineet Nayar.

 

Dans une enquête menée auprès de plus de 4.000 dirigeants dans 70 pays, IBM met en évidence, après le B2B et le B2C, l’émergence de l’ « E2E economy » (Everyone to Everyone, voire Everyone to Everything avec l’internet des objets) : les agents économiques (portent-ils encore le nom d’entreprise ?) vont collaborer au sein de leurs écosystèmes pour co-financer, co-concevoir, co-produire, co-commercialiser leurs produits, leurs services, leurs expériences (clients). On remarquera que le terme écosystème est désormais utilisé au pluriel, ce qui exprime la diversification et l’extension des parties prenantes.

 

L’entreprise 2.0 est ensuite relationnelle

La capacité à identifier, mobiliser et connecter un ou plusieurs écosystèmes est devenue son principal actif. Un actif immatériel bien sûr, mais jusqu’à un certain point : il se matérialise par du code et des fichiers dans des bases de données distribuées et protégées.

 

L’entreprise 2.0 est vertébrée par son réseau social étendu, qui lui permet de réunir en un même endroit tout son écosystème, en facilitant les interactions avec ses clients, ses fournisseurs et ses partenaires. Elle se reconfigure en permanence, en mettant en relation ses collaborateurs, ses partenaires, ses bases d’informations et ses projets. Ces ressources sont mobilisables par les équipes (bien réelles ou virtuelles) en fonction des besoins dans des process et des workflows paramétrables en fonction des critères de contexte. Elles se recombinent à partir des bases de données protégées et des places de marché publiques et privées auxquelles l’entreprise participe. Cela permet de réagir rapidement, de solliciter plusieurs partenaires à la fois, de créer et dissoudre des équipes projets éphémères, d’entretenir une relation privilégiée, de fluidifier les échanges et d’en maintenir la traçabilité.

 

La rencontre entre offre et demande de travail s’effectue selon un nouveau modèle d’évaluation permanente, régulé par la e-reputation. Les entreprises sont soucieuses de la leur et ont fini par s’adapter à la réalité d’une évaluation par des tierces parties (classements comme « Best place to work », sites d’évaluation comme Vault ou Glassdoor, qui effectuent vis-à-vis des entreprises ce que TripAdvisor effectue pour le monde des affaires, mais aussi les agences de notation sociales qui finiront par investir cette activité). Les travailleurs eux aussi sont côtés en continu et soignent leur e-reputation (sur les réseaux sociaux professionnels comme LinkedIn, bien sûr, mais surtout sur les places de marché auxquelles ils collaborent ; voir Guru.com ou Freelance.com).

 

Le deuxième régulateur de cette confrontation entre offre et demande est la balance entre rétribution (au sens large) et contribution. Le salarié soupèse l’ensemble des éléments de sa rétribution : rémunération monétaire et symbolique, participation de l’entreprise à l’acquisition de nouvelles compétences, agrément des conditions et de l’ambiance de travail, qualité des relations avec les collègues, fun, etc. De même l’entreprise évalue la valeur ajoutée par le collaborateur au regard de ses propres normes et de son portefeuille de projets. Elle n’acquiert pas que des compétences chez les collaborateurs mais des habiletés, des motivations, des envies, des centres d’intérêt extra-professionnels, des engagements sociétaux. L’entreprise 2.0 sera fortement engagée aux côtés de ses collaborateurs dans la co-construction d’un contrat psychologique évolutif et qui se détache progressivement de la subordination.

 

Dans notre économie de la connaissance, du savoir, de l’information, de l’innovation, de la réputation, de la relation… la création de valeur provient de plus en plus des ressources humaines et immatérielles. Ce qui compte vraiment – et ce qui constitue une partie souvent majoritaire et toujours grandissante de la valorisation des entreprises –, ce sont les hommes et leurs savoirs, leur capacité d’apprentissage et de résolution des aléas, le capital de confiance interne (coopération) et externe (réputation), les connaissances explicites et surtout implicites, le capital relationnel, les brevets, les marques, les données (numérisées ou non). Les entreprises qui ne savent pas mobiliser et valoriser leurs actifs (notamment humains et immatériels) se trouvent en difficulté. De même pour les personnes qui n’ont pas su ou pas pu valoriser leur propre employabilité.

 

Les marchés du travail sont devenus réellement transitionnels (voir Bernard Gazier). 

 

L’entreprise 2.0 est réflexive

Elle apporte à ses collaborateurs un support d’apprentissage permanent. Or, on n’apprend plus « comme avant », dans des moments, des lieux et des configurations dédiés. L’acquisition de compétences se fait de plus en plus de façon continue, au contact des processus de travail, dans les interactions avec les collègues et les clients. L’entreprise réflexive est une organisation qui permet aux collaborateurs de progresser en termes de savoir-faire et de savoir-être (entreprise apprenante) mais aussi de leur donner les occasions et les ressources pour réfléchir à leurs succès, leurs difficultés, leurs goûts. C’est une organisation qui met les moyens d’écoute, d’appui, de « care », soutenant le progrès continu.

 

Cette vision est peut-être angélique. Elle nécessite en effet une reprise en main du travail. Pour Romain Chevallet, chercheur à l’ANACT, le don, le contre-don, la part de formation par les pairs, l’entraide, les phases de calage, bref toutes les dimensions informelles – gratuites – du travail, essentielles à la réalisation des tâches et au travail en équipe, ne sont plus prises en compte. Alors même que le travail abstrait exige de l’individu une réflexivité plus grande, un temps de préparation d’adaptation, d’apprentissage, de prise en main des systèmes. D’où la difficulté à « remettre la main sur son travail », à « le maîtriser ».

 

De même l’entreprise 2.0 devra progresser dans l’appréciation, la répartition et la maîtrise de la charge de travail. Or, cela ne va pas de soi : depuis le début des années 1980, la diffusion des outils numériques dans les entreprises et plus largement la digitalisation de l’économie s’accompagnent d’une intensification du travail et non d’un allègement des tâches.

 

Les facteurs de compétitivité sont en mutation

Prise en étau entre la demande de personnalisation et la volonté d’engranger les économies d’échelle qui constituent sa justification économique (modèle de « mass-customization »), l’entreprise 2.0 doit réévaluer ses avantages concurrentiels. Elle n’est pas un havre de paix et de stabilité. La rapidité des changements dans l’environnement sonne la fin des stratégies de moyen terme (2 à 3 ans) et plus encore de long terme (5 ans). L’avantage concurrentiel durable, clé du management stratégique depuis des décennies, est mort, remplacé par l’agilité, l’adaptabilité. Les nouveaux facteurs compétitifs sont :

– une entreprise connectée à son environnement, qui détecte en temps réel les tendances et les interprète en traitant données et informations non structurées ;

– une entreprise capable de mobiliser ses compétences et celles de son écosystème en fonction de ces tendances pour construire pour ses clients, une réponse la plus pertinente ;

– une entreprise où, par conséquent, apprendre est une activité qui s’opère de manière permanente, collective, connectée, « tout au long de la vie » ;

– une entreprise qui recherche de la part de ses collaborateurs l’innovation, la créativité, la résolution des problèmes au plus près du terrain;

– une entreprise qui travaille par projet, en petites équipes autonomes, de façon organique, capable de se reconfigurer rapidement en fonction des sollicitations et opportunités.

 

L’entreprise fordiste bouge encore

Cela ne signifie pas que l’entreprise 2.0 s’installera dans tous les pays, dans tous les secteurs d’activité. L’économie ne sera pas entièrement organisée autour de cette combinaison de petites structures réticulaires et d’entrepreneurs sur-vitaminés. La télévision n’a pas remplacé la radio, qui elle-même n’a pas remplacé la presse écrite : comme toujours, les nouvelles technologies (et les nouvelles organisations) ne se substituent pas complètement à l’existant mais viennent le compléter. Daniel Kaplan, Délégué général de la FING (Fondation internet nouvelle génération), remarquait récemment : « On attend de l’internet qu’il soit le dé-verrouilleur mais il a aussi, lui-même, des effets inverses de captation, de concentration, de contrôle ». Le capital immatériel, nouveau facteur de différenciation compétitive, se prête à des formes d’accumulation au même titre que son ancêtre le capital matériel. Le modèle fordiste de l’entreprise intégrée, de la multinationale capable d’assimiler et synthétiser la diversité du monde, a encore des atouts.

 

Le premier d’entre eux est la capacité à dominer les écosystèmes, à imposer leur loi et leurs prix par le rapport de force, à verrouiller l’innovation par les brevets et la maîtrise de la propriété intellectuelle. Google a jeté son dévolu sur le gisement de matières premières de l’économie 2.0 (les données dites « personnelles ») comme la Standard Oil le faisait deux siècles plus tôt avec la matière première stratégique du moment. D’ores et déjà, les signes de la domination des grandes entreprises en réseau sont visibles : 

 

Sur le plan mondial, une étude conduite à l’Institut polytechnique de Zürich par trois mathématiciens, théoriciens des systèmes complexes a analysé les 43.000 entreprises transnationales définies par l’OCDE et constaté plus de 600.000 liens directs et indirects entre leurs actionnariats respectifs. Au cœur de ce réseau, 147 multinationales contrôlent à elles seules 40% de l’économie du réseau.

 

En France, 217 entreprises emploient à elles seules 31% des salariés, hors secteur financier et public.

 

Conclusion

L’entreprise n’a pas dit son dernier mot. Mais elle doit se remettre en cause pour reconstruire les bases de sa légitimité. Si elle persiste dans les travers exacerbés par la financiarisation – court-termisme, déficience dans l’inclusion des collaborateurs au sein des processus de décision, non transparence, manque d’attention portée aux individus – elle perdra ses attraits face à l’émergence de l’économie 2.0. Il faut donc dépasser la mélancolie du monde ancien : pas de nostalgie de l’entreprise ! La refondation de l’entreprise 2.0 doit commencer au plus tôt. Elle se construit autour des quatre R : elle est réticulaire, relationnelle, réflexive et responsable.

 

 

Références

– Georges Friedman – « Travail en miettes » – Gallimard (1956)

– Denis Pennel – « Travailler pour soi ; Quel avenir pour le travail à l’heure de la révolution
individualiste ? » – Le Seuil (2013)

– « Le futur du travail dans l’entreprise : l’agilité… ou le néant ? », Internet Actu, juillet 2013

– Vineet Nayar – « Employee First, Customer Second ; Turning Conventional Management Upside Down » – Harvard Business Review Press (2010) ; édition française : « Les employés d’abord, les clients ensuite » – Editions Diateino (2011)

– « Exploring the inner circle – Insights from the Global C-suite Study » – IBM Report, juin 2014 

– Actes du Colloque co-organisé par la DIRECCTE IDF, la DGT et la FING le 12 mars 2013 sur les transformations du travail liées au numérique

– « Conditions de travail : reprise de l’intensification du travail chez les salariés » – DARES Analyses, juillet 2014 

– « 2025, le numérique ! » – Conférence du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, CNAM, Paris, 13 juin 2014 

– Stefania Vitali, James B. Glattfelder et Stefano Battiston – « The network of global corporate control.», Septembre 2011. 

– « Un tissu productif plus concentré qu’il ne semblait » – INSEE Première n° 1399, mars 2012 

 

Pour aller plus loins

La suite de cet article aborde les conséquences de ces évolutions sur l’organisation, le management et la responsabilité sociétale. Elle est à lire sur le blog de Martin Richier, Management & RSE : « Le management 2.0 sera-t-il socialement responsable ? » 

 

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.