Depuis 2009, chaque année au mois de mars, un jury, composé de syndicalistes, de représentants patronaux, de DRH, de spécialistes du social et de chercheurs, récompense un roman à qui le ministre du Travail remet le Prix du Roman d’Entreprise et du Travail. L’occasion pour Denis Maillard de revenir, en avril 2016, sur les rapports de la littérature et du travail.
« C’est chelou ! Tu fais un taf de crevard et on te donne une médaille. La vérité ? J’comprends pas ! ».Tels ont été les mots que Slimane Kader a envoyé, depuis le bateau où il travaille, à son éditeur Guillaume Allary lorsque ce dernier lui a appris qu’il était le lauréat du 7ème Prix du Roman d’Entreprise et du Travail (PRET).
La plume de Slimane Kader, pour décrire à distance son étonnement, est la même que celle qui a donné vie à Avec Vue sous la mer. Ce roman, hors norme, brut, drôle, instinctif et pourtant tellement maîtrisé, décrit le quotidien d’Ouam, un garçon de Seine-Saint Denis parti « taffer » sur un paquebot qui emmène en mer des caraïbes 8000 touristes repus et 2000 travailleurs recrutés pour les servir. Ces « damnés de la mer », issus de 80 nationalités différentes, travaillent pour la plupart dans les soutes, sans voir le jour. En tant que « Joker », c’est-à-dire travailleur sans métier défini mais venant en renfort là où on a besoin de lui, Ouam va échapper à son destin qui aurait dû le confiner à une tâche particulière. A force de travail, d’intelligence et de chance, mais aussi de volonté de bien faire ce qu’on attend de lui (« Si je taffe avec du sopalin plutôt qu’avec une raclette, j’élargis mes compétences »), Ouam va gravir petit à petit les échelons de la hiérarchie du navire pour enfin voir la mer.
Roman d’une langue neuve, mâtinée de verlan et d’anglais phonétique. « Et la meuf me pose des questions en angliche. Et je continue à faire Yes de la tête. Forcément ça dure qu’un temps… Elle se rend vite compte que j’entrave que couic à la langue de Shakespeare. Ou de Britney Spears. Enfin quelqu’un de la famille Spears quoi », roman d’initiation et roman du réel d’inspiration célinienne, Avec Vue sous la mer est un livre à part dans la sélection qui a été donnée à lire aux dix-neuf jurés cette année.
Chaque année le jury se divise à propos de cette sélection : s’opposent ceux qui espèrent découvrir un monde du travail moins caricatural que celui qui est souvent donné à voir dans les romans (grandes entreprises inhumaines, comédie du pouvoir et du cynisme, souffrance au travail, burn out…) et ceux qui estiment que les gens heureux n’ont pas d’histoire et qu’un roman qui n’irait pas raconter l’invisible, le non-dit, la souffrance, n’aurait aucun intérêt. S’opposent également, ceux qui aimeraient découvrir des œuvres littéraires fortes, enlevées, imaginatives et ceux qui souhaitent des livres racontant la banale réalité, les misérables petits tas de secrets. Les débats sont riches et les subjectivités s’affrontent. Mais force est de constater, qu’année après année, se dégagent quatre veines littéraires dans les romans contemporains racontant le travail.
Le travail, un décor comme un autre
« Il n’y a pas à Paris de prix littéraire digne de ce nom sans un roman de David Foenkinos ». Cette remarque amusée d’un des jurés du PRET, après que l’auteur de La Délicatesse vit par deux fois l’un de ses romans concourir, illustre la première tendance à l’œuvre dans la fiction française contemporaine : le travail comme décor pour faire se mouvoir un héro plutôt banal à la recherche d’un sens à son existence. Dans ce type de romans, le héro travaille ; il est comme vous et moi… Cela a été le cas, en effet, avec Je Vais mieux de Foenkinos en 2014 et de nombreux autres ouvrages qui, cependant, arrêtent rapidement leur course. Une exception toutefois, Le Liseur du 06h27 de Jean-Paul Didier Laurent, lauréat du Prix en 2015 : voilà un ouvrage qui n’a pas directement le travail comme sujet. Le jury a pourtant su y déceler les caractéristiques d’un grand livre sur le travail, omniprésent sans être encombrant, toujours là dans les détails vrais et infimes de l’existence des personnages.
De la bête humaine ou du cadre inhumain, phénoménologie de La Défense
Plane sur le Prix, l’ombre de grands anciens. Zola est l’un de ceux-là. A la manière de l’auteur de Germinal ou de La Bête humaine, la fiction est chargée de prendre en charge le réel. Economie tertiaire oblige, les ouvriers ont cédé leur place aux cadres. Les centres d’affaires, principalement La Défense, sont devenus les nouveaux objets d’investigation littéraire. Un quartier fantasmé, souvent irréel, mais propice à offrir un décor à ce que les auteurs imaginent être le monde du travail.
Au-delà de ce constat, on s’aperçoit que la fiction anticipe peu sur l’actualité. Elle reste souvent à la remorque de celle-ci : les auteurs parlaient beaucoup de mises au placard ou de suicides entre 2009 et 2012, après l’éclatement des crises chez Renault ou chez France Telecom : pensons aux Heures Souterraines de Delphine de Vigan, lauréate du Prix en 2009 ou encore à Retour Aux mots sauvages de Thierry Beinstingel en 2010. L’heure est aujourd’hui au burn out et à la mise en cause du cynisme et du pouvoir impersonnel dans les grandes entreprises : c’est le cas cette année avec Consulting Underground de Dominique Julien ou Le Poisson pourrit par la tête de Michel Goussu. On trouve ici des ouvrages de qualités inégales : certains sont des témoignages à peine transformés en fictions, d’autres cherchent à aller plus loin en travaillant sur la langue, la manière de dire et de faire comprendre l’expérience nouvelle du travail intellectuel. C’est l’ambition de deux ouvrages qui font exception dans ce tableau, dont L’Homme qui aimait trop travailler d’Alexandre Lacroix. A travers la reprise de la trame narrative de L’Étranger de Camus, l’auteur cherche à comprendre comment le travail peut transformer l’être humain au point d’envisager sa dépersonnalisation. De son côté, Potentiel Du sinistre de Thomas Coppey, lauréat en 2014, tente de donner un visage et un corps à l’un de ces cadres anonymes, ambitieux et pourtant interchangeables, que l’on trouverait semble-t-il sans difficulté à La Défense.
Telle est toujours la spécificité de la fiction depuis l’origine de l’ère industrielle : lutter contre la tendance à la métonymie de la littérature populaire ou militante. En aucun cas, l’individu ne peut devenir le représentant idéal de son milieu ou de sa classe. Il est un être singulier à qui la littérature se charge de donner chair ; l’incarnation est tout, la démonstration vaut peu. C’est un critère qui différencie à coup sûr l’œuvre littéraire du témoignage arrangé.
C’est bientôt la fin, continuons le combat !
Un autre grand ancien veille sur les débats du jury : Victor Hugo ! Il s’agit ici de faire droit au grand roman social, cette histoire dramatisée qui mêle des personnages émouvants à des moments historiques souvent tragiques. Les romans ressortant de cette catégorie parlent tous désormais de la disparition du monde ouvrier, de ses luttes, de ses hérauts… Avec plus ou moins de bonheur. Cette année, la discipline était représentée par Isabelle Stibbe avec Les Maîtres du printemps, qui raconte de manière sensible la fin de l’industrie sidérurgique en Lorraine à travers trois voix différentes, un ministre, un sculpteur et un syndicaliste. L’année précédente, Bois II d’Elisabeth Fihol racontait avec minutie et sensibilité une grève dans une zone industrielle de Bretagne. C’est l’un de ces livres dont on pense en le découvrant que ses qualités sont tellement évidentes qu’il survolera la compétition. La subjectivité des jurés fait le reste… Une autre belle exception en ce domaine, Les Insurrections singulières de Jeanne Benameur, lauréate du Prix 2012. Ce roman accompagne l’aventure de la délocalisation d’une usine entre la France et le Brésil, se gardant de condamner ou de caricaturer mais prenant la peine de décrire, de rapporter le réel et l’intimité de ceux qui le font. Notons qu’il s’agit d’un des seuls romans ayant approché les effets de la mondialisation sur le travail. Les autres ne s’y risquent pas ou pas encore. Sauf peut-être Avec Vue sous la mer encore une fois inclassable.
Cent fois sur un métier, faites porter votre ouvrage
Dernière veine littéraire dans ce court panorama, le roman d’un métier, d’une profession ou d’un lieu de travail spécifique. Poursuivant un travail d’édition au plus près du réel POL (également éditeur de Bois II), nous proposait cette année Le Présent infini s’arrête de Mary Dorsan : une plongée particulièrement sensible au cœur du métier d’infirmière psychiatrique. Moins réussis mais pourtant novateurs quant à leur sujet, L’œil de l’espadon d’Arthur Brügger et Ressources Inhumaines de Frédéric Viguier, s’intéressent pour leur part au petit monde des supermarchés, ses métiers, sa hiérarchie, sa comédie du pouvoir… Curieusement, ce sont les Centrales nucléaires qui font le plus recette : Aude Walker a été lauréate en 2013 avec L’Homme jetable, un récit très informé du métier de ces hommes que l’on envoie nettoyer le cœur des Centrales. C’était le cas également en 2012 avec La Centrale d’Elisabeth Fihol, un récit similaire à celui d’Aude Walker, et en 2015 avec Le Démantèlement du cœur de Daniel de Roulet, dixième opus du grand roman du nucléaire entamé il y a plusieurs années par le romancier suisse.
Une bonne part du malaise français provient d’une crise du travail et de sa représentation. C’est le constat qui a présidé à la création du Prix du Roman d’Entreprise et du Travail. Son ambition est donc de redonner au travail sa visibilité ainsi que des couleurs à cette veine littéraire aujourd’hui un peu perdue qui, d’Hugo à Céline en passant par Zola, a permis pendant longtemps de « dire » le travail sous toutes ses formes. Sept ans après, le pari est-il réussi ? Si le Prix n’a sans doute pas suscité de vocation littéraire, il est une boussole qui permet d’enregistrer l’intérêt que représente le monde du travail pour un auteur. De ce point de vue, le succès est au rendez-vous et chaque année apporte son lot d’ouvrages répondant au cahier des charges, certains étant même de bonne facture. Attendons maintenant de lire quels seront les effets littéraires des mobilisations autour de la loi travail. Les prochaines sélections seront, à ce titre, évocatrices. Il reste tant à imaginer pour donner chair à la précarisation du travail, la numérisation ou la mondialisation de l’économie.
Pour en savoir plus :
Organisé conjointement par Technologia et Place de la Médiation, le Prix est doté financièrement par la mutuelle UMC. La sélection des livres est réalisée par Denis Maillard et le service communication de Technologia.
Le jury se composait cette année de 19 membres : Jean-Frédéric Poisson, Député des Yvelines, rapporteur et départiteur du Prix, Monique Boutrand, CFDT cadres et membre du CESE, Yves Barou, Président du Cercle des DRH européens, Philippe Duport, journaliste à France Info, Maryse Dumas, Membre du groupe Cgt au CESE, Vincent de Gaulejac, sociologue, Hervé Gosselin, Conseiller à la Chambre sociale de la Cour de Cassation, Jean-Pierre Godefroy, Sénateur, Frédéric Grivot, Vice-Président CGPME, Michel Ledoux, Avocat en droit social, Philippe Louis, Président de la CFTC, Jean-Louis Osvath, Inspecteur du travail, Président de l’association L611-10, Laurent Rabaté, UIMM, directeur de la protection sociale, David Rousset, rédacteur en chef de FO Hebdo, Françoise Papacatzis, responsable de la prévention des risques psychosociaux chez DuPont de Nemours France, Bernard Salengro, Médecin du travail (CFE-CGC), Jean-Christophe Sciberras, DRH de Solvay, Emmanuelle Souffi, Journaliste au magazine Liaisons Sociales, Emilie Trigo & Françoise Def (UNSA)
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