Après Le travail invisible (2013), Pierre-Yves Gomez publie Intelligence du travail, un livre important sur la place et le sens du travail dans la société contemporaine. Une réflexion stimulante, mais résolument critique de la modernité. Denis Maillart l’a lu pour Metis et le met en face de la plupart des conceptions du travail.
Photo de Daniel Maunoury pour » Chantiers de culture »
Des deux cités, la guerre a commencé ! Ce n’est pas Tolkien qui parle ainsi ; nous ne sommes pas dans l’un des volumes du Seigneur des anneaux. C’est Pierre-Yves Gomez, plus prosaïquement professeur à l’EM Lyon, qui livre cet avertissement martial dans son dernier ouvrage : Intelligence du travail.
Pour lui, en effet, deux désirs de liberté s’opposent frontalement dans le monde moderne : être libre au moyen de l’effort ou être libre grâce au plaisir. Ces désirs contradictoires ont donné naissance à ce qu’il appelle deux « cités », en guerre l’une contre l’autre : d’un côté, la cité du travailleur dans laquelle le citoyen se définit par son travail et dans l’interdépendance avec d’autres travailleurs ; de l’autre, la cité du consommateur dans laquelle le citoyen est défini selon la quantité de biens dont il peut bénéficier. La vertu politique de la première est l’utilité ; celle de la seconde est l’agréable. D’un côté, l’utilité de ce qui est créé par le travail dans une économie de proximité avec ceux qui vont bénéficier du fruit de ce labeur ; de l’autre, le plaisir de disposer à sa guise de toutes sortes de biens et de services sans lien avec ceux qui les ont produits.
Laquelle de ces manières de vivre va l’emporter ? C’est tout l’enjeu de la mutation actuelle dans laquelle le travail retrouve enfin son sens politique. Mais Pierre-Yves Gomez ne se fait pas d’illusion : si la société de consommation possède de nombreux défauts, elle garde aussi de solides arguments. On ne combat pas si facilement le principe de plaisir…
Afin de saisir ce qui se joue dans cette bataille des deux « cités » et donc quel est l’enjeu de ce petit livre très clair pour la compréhension de la période, il est nécessaire de revenir un peu longuement sur la démonstration de l’auteur avant de pouvoir la discuter.
Redéfinition du travail
Redéfinir le travail dans le sillage de Marx, de Simone Weil et d’Hannah Arendt est le projet théorique et politique de PY Gomez qui, ouvrage après ouvrage, précise les contours d’un objet qu’il juge malmené par la modernité. Le travail qu’il estimait « invisible » en 2013 est devenu plus perceptible trois ans plus tard à la faveur de la transition numérique. Le projet de l’ouvrage d’aujourd’hui est de préciser la nature de ce que l’auteur appelle « travail » afin de discerner son avenir dans la grande mutation en cours.
« J’appelle travail, écrit PY Gomez, l’activité de l’être humain qui, confronté à des contraintes, produit selon un projet déterminé, quelque chose pouvant servir à d’autres » (p16). « Le propre du travail (…) c’est de réaliser quelque chose qui échappe au travailleur, dont le résultat existe en dehors de lui » (p29). Ainsi, « le travail manifeste la vie réelle. La vie telle qu’elle s’incarne dans les personnes » (p26). Cette définition « travailliste » du monde de la vie va bien au-delà de l’activité salariée ; elle permet de définir cette cité du travailleur constituée « concrètement par les activités de ses membres, par leur manière de travailler ensemble et par les relations concrètes que leur travail prodigue » (p15). A travers le travail, entendu dans un sens large, les humains se relient ensemble et font société.
Il opère cette extension de la définition du travail à partir d’un syllogisme simple : si le travail est politique et que la politique est entendue au sens grec du terme (1), alors l’homme est un animal politique si et seulement s‘il est un « animal laborans ». C’est donc sa condition de travailleur qui confère à l’être humain sa condition de citoyen. Ce faisant, PY Gomez incorpore quasiment toute l’activité humaine dans sa notion de travail, dont il va faire la « géographie ».
Sur cette « carte », on trouve évidemment le travail domestique. Il dénonce au passage la tendance contemporaine à faire de la vie domestique « ordinaire » une marchandise en l’externalisant sous forme de métiers rémunérés (jardinier, femme de ménage, précepteur…). Classiquement aussi, il recense dans sa géographie le travail bénévole (comme peuvent le faire les ONG qui le valorisent désormais dans leurs comptes annuels) et il s’enthousiasme du temps passé sur internet à échanger des renseignements et transmettre des savoirs. Il indique aussi dans la lignée des travaux de Marie-Anne Dujarier ce qu’on appelle désormais « le travail du consommateur » et le digital labour. Et il termine enfin avec le travail rémunérateur qui n’est pas seulement le travail salarié, mais de plus en plus le travail indépendant. Avec cette « géographie », PY Gomez souhaite rendre à chaque membre de la société sa dignité qui consiste à « se savoir utile, attendu, solidaire de l’activité des autres » (p36).
Pour bien comprendre la vision de l’auteur, il faut saisir le bon ordre dans lequel s’articulent les différentes sphères d’un travail ainsi redéfini : au fondement de la société existent des principes moraux et politiques qui, dans une nation, affirment la condition du travailleur. Ces principes s’incarnent dans des communautés de travail qui réalisent cette condition en permettant (ou non) que le travailleur ait l’intelligence de son travail c’est-à-dire qu’il en comprenne le sens et l’utilité. Enfin, arrivent en dernier les conditions du travail réel, déterminées par la manière dont l’activité est organisée et le travail concrètement réalisé (le temps, la cadence, l’hygiène, etc.).
Radicalisation de la doctrine sociale de l’Eglise
A la différence de la pensée de l’ergonomie qui, depuis les années 70, décrit le travail comme activité humaine à partir de la manière concrète dont il est réalisé, PY Gomez le pense d’abord comme un principe politique à partir duquel il va être concrètement organisé.
Ce point est important car il indique une inflexion vis-à-vis de la doctrine sociale de l’Eglise à laquelle PY Gomez est sensible par ailleurs (2). En effet, dans le sillage du syndicalisme chrétien puis cédétiste, l’ergonomie était venue – surtout après 1968 – offrir une alternative au marxisme et à la lutte des classes : il était possible de changer le travail en s’intéressant à ce qui faisait effectivement la condition du travailleur, à travers l’observation du travail « réel » par opposition au travail « prescrit ». L’horizon n’était plus celui de la Révolution retenant les travailleurs dans une position attentiste, voire quiétiste, vis-à-vis de leur salut, il était celui de la transformation du travail à partir d’une vision de celui-ci comme création continuée du monde.
PY Gomez radicalise cette approche en proposant une vision idéologique du travail sur les décombres du marxisme : ce ne sont pas les conditions matérielles qui déterminent la conscience que l’on a de son travail, mais bien l’idéologie du travail sous-jacente à notre société qui détermine les conditions de travail sur lesquelles il va être plus difficile d’intervenir. Ainsi, le travail réel n’est plus qu’une déclinaison matérielle des contraintes idéologiques qui s’appliquent à travers les prescriptions émises par le management. Ce qui est mis en œuvre, dans une entreprise par exemple, est moins une manière de faire son travail qu’une vision politique du travail, relevant de l’une des deux « cités ». A l’heure où la CFDT, héritière à la fois de la doctrine sociale de l’Eglise et de la pensée de l’ergonomie, met en ligne un grand questionnaire sous le titre « Parlons travail », il est singulier de constater que notre auteur, lui aussi issu d’une culture similaire, subordonne tout cela à une vision politique et idéologique du travail.
Philosophie de l’histoire
A l’instar d’un Léo Strauss ou d’une Hannah Arendt, Pierre-Yves Gomez développe une pensée qu’on n’hésitera pas à qualifier de critique de la modernité. Et c’est naturellement dans les prémisses de la modernité philosophique qu’il aperçoit le point de départ de ce qu’il décrit comme une « chute » vers la cité des consommateurs. Il s’en prend donc à la Renaissance et notamment à Rabelais, dont il fait de l’abbaye de Thélème et de sa célèbre devise « Fais ce que voudras », l’idéal de cette cité où le travail va devenir secondaire. La jouissance l’emporte sur le labeur. Comme Strauss distinguait les « vagues de la modernité » en matière politique, PY Gomez va scander les étapes d’une histoire où chacune vient radicaliser les étapes ou les vagues précédentes.
Son point de départ est l’abolition du travail domestique comme source de revenus : avec l’exode rural, le travail perd, selon lui, son utilité immédiate. Vient ensuite la perte d’autonomie généralisée que constitue l’industrialisation. C’est ici que se noue la promesse que la « cité des consommateurs » fait à ses citoyens : le contrat de travail garantit une source de revenus plus sûre que celle que le travail de la terre pouvait assurer ainsi qu’un accès à un plus grand nombre de biens consommables. Croire en cette promesse revient à acquiescer à sa propre perte d’autonomie et de contrôle sur son travail. Ce qui induit en retour de sinistres conséquences sous la forme de la division des tâches, aidée par la mécanisation, et du lien de subordination. Le travailleur est alors incapable de réaliser son travail seul sans le secours d’un spécialiste qui le « tient en main » comme le suggère la racine du mot « management ». Le travailleur devient ainsi une ressource humaine ; un facteur de production comme un autre. Cette histoire se radicalise avec la mondialisation des marchés à partir des années 1950 : c’est le client qui perd de sa consistance et disparaît sous la figure tutélaire du consommateur anonyme. La financiarisation achève ce parcours en mettant le travail en demeure de contribuer à tous les niveaux aux rendements promis aux marchés.
On touche ici au fond de la pensée de l’auteur qu’il résume ainsi : « … la société occidentale a doublement resserré la signification du travail. D’abord elle l’a réduit au seul travail salarié ; ensuite, la liberté d’établir le sens du travail salarié a été confisquée aux salariés, mais aussi à ceux qui les dirigent. » (p66) Cette évolution a donc privé les travailleurs de ce qui peut les rendre libres.
L’horreur consumériste
C’est lorsqu’il n’est plus possible de dire à propos de son travail « A quoi ça sert » ni « A quoi je sers » que l’on bascule définitivement de la cité des travailleurs à celle des consommateurs. Cette dernière ne possède qu’un seul sens : le travail sert à pouvoir consommer, à faire « ce que voudras » comme dirait Rabelais. Mais pour cela, il est nécessaire de disposer d’un revenu, c’est-à-dire d’un travail salarié, seule activité noble car ayant pour finalité la consommation.
Toutefois, PY Gomez n’est pas naïf, il sait bien que la cité du consommateur est l’envers de celle du travailleur. Comme il dit à plusieurs reprises « ce qui est consommé a été produit » : on ne peut donc pas séparer travail et consommation. La seule question, c’est la place qu’occupe l’un par rapport à l’autre. Tout accroissement de la consommation se paie d’un asservissement du travail. Plus précisément, « quand le travail n’est plus mesuré par l’utile, quand le travailleur n’a plus l’intelligence de ce qu’il produit, sa consommation n’a plus de limite. » (p111). C’est uniquement l’intelligence du travail qui vient limiter l’avidité. Le travail – dans le sens large que la « géographie » lui a donné – est par conséquent l’antidote aux désirs infinis libérés par la cité des consommateurs.
Celle-ci est gouvernée par un mélange d’idéologies, décrites de manière assez convaincante dans la continuité des analyses de Boltansky ou de Daniel Bell sur le tournant hédoniste du capitalisme : d’un côté, le libéralisme pour lequel l’utile se réduit à l’agréable ; de l’autre, le post-modernisme de type foucaldien qui propose de travailler sur soi-même plutôt que de travailler pour les autres. Une cité des consommateurs réduite en définitive à un système libéral-libertaire que l’auteur ne goûte guère. Il raille cette possibilité infinie offerte au consommateur de se réaliser et de jouir en s’achetant, en se vendant, en se transformant et en auto-exploitant le travailleur en soi-même.
En investissant pleinement la cité du consommateur, les politiques ont de fait abandonné le travailleur, tant spirituellement que politiquement (3). Ce qui explique, au passage, que l’on parle tellement d’emploi et si peu de travail. Seule la consommation est la promesse politique du monde contemporain.
Militant pour une « économie de proximité » contre « l’économie de la multitude », PY Gomez privilégie dans les transformations contemporaines du travail tout ce qui va dans le sens de la collaboration, de l’échange, du partage, du rapprochement du travailleur incarné et du consommateur frugal. On pense ici aux Amaps, à la culture maker, aux entreprises libérées, aux plateformes réellement collaboratives qui ne captent pas pour elles seules la valeur produite et même, aussi étrange que cela puisse paraître pour un défenseur du travail, au revenu d’existence qu’il comprend comme « la juste rétribution du travail fantôme, selon le terme d’Illich » (p173) ; Il appelle également à protéger les travailleurs indépendants grâce à des collectifs d’un nouveau type (associations, guildes) parce qu’il estime que ces individus tentent d’échapper au travail désincarné et dépendant, propre à la société salariale. A la différence de son ouvrage de 2013 sur Le travail invisible, Intelligence du travail est un livre relativement optimiste et polémique : des signes d’espoir existent, mais il sera nécessaire, pour les faire triompher, de combattre culturellement cette société du consommateur qui domine encore largement.
Travail : le grand retour d’Aristote…
Cet essai « à la française », à la fois court, engagé et très clair, est particulièrement attirant pour un lecteur sensible à la réalité contemporaine du travail, mais circonspect quant à la capacité de la campagne présidentielle qui débute à donner à ce thème la place qui lui revient. Indéniablement, PY Gomez plaide pour une « politique du travail » comme pouvait le faire, en 2012, Alain Supiot dans sa préface à la traduction française de l’ouvrage de Bruno Trentin, La cité du travail. Pourtant, cette cité du travail (que Gomez préfère nommer « cité des travailleurs ») et la politique qui y serait associée, se teintent d’une vision quelque peu antimoderne qui n’était pas le propos de Supiot, ni de Trentin.
Il plaide en effet pour la constitution de petites communautés où le travail de chacun pourrait devenir visible et sensible pour les autres. Ces réflexions reprennent plus ou moins les idées avancées dès la première moitié du 19e siècle par ceux qui s’opposaient au développement de la société libérale marchande. Thomas Jefferson, par exemple, rêvait d’une démocratie de fermiers indépendants, en opposition à la société manufacturière qui allait triompher en Europe, puis bientôt aux Etats-Unis. Marx relaiera une partie de cette critique dans son opposition entre « travail concret » et « travail abstrait » tout en imaginant une réconciliation dans une société harmonieuse ultérieure. Pour sa part, l’auteur nous invite plutôt à faire un retour vers une époque antérieure à cette « dérive » libérale et capitaliste entamée au 19e siècle. Dans un monde sans horizon révolutionnaire, ce « retour » lui semble la seule façon de restaurer une visibilité au travail humain ?
Comme on l’a déjà signalé chez Metis, cette idée était déjà présente dans le best-seller de Matthew Crawford Eloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail (Voir « Sous le capot, la sagesse », Metis). Véritable plaidoyer pour le travail manuel, qui seul permettrait de réconcilier l’homme avec lui-même, le livre de Crawford montrait, tout comme celui de PY Gomez aujourd’hui, comment la logique capitaliste, la division des tâches et aujourd’hui le management, s’imposent au cœur du travail. L’un et l’autre racontent comment le travailleur est « séparé » de la réalité de ce qu’il fait.
L’inspiration est ici clairement chrétienne et surtout aristotélicienne. L’auteur ne l’expose jamais comme telle, mais la référence parcourt tout l’ouvrage comme un fil rouge. Le modèle de l’activité humaine chez Aristote correspond à ce qu’il appelle la praxis qui (contrairement à la poesis) n’a pas sa fin en dehors d’elle-même, mais en elle-même. Le travail est donc cette action proprement humaine qui tire sa plénitude de son exercice même et de l’utilité qu’elle revêt pour autrui. C’est clairement la vision du travail qui court tout au long de cet essai : la satisfaction provient du travail en train de se faire et du fait que le produit qui en est issu va être jugé excellent et utile par celui-là même à qui il est destiné : le client de proximité.
De fait, l’économie de proximité se marie mal avec la globalisation et fait plus signe en direction de la décroissance ou de la dé-mondialisation que des grands systèmes productifs et sociaux nés de l’après-guerre. La pensée se rapproche ici de celle d’une revue comme Limites, publication d’écologie intégrale et d’inspiration chrétienne née des suites de la mobilisation contre la loi sur le mariage pour tous et dont Pierre-Yves Gomez est l’invité d’un numéro récent. Cette orientation idéologique ne disqualifie en rien ce travail, mais permet de pointer un certain nombre de limites que nous voudrions discuter rapidement.
La phénoménologie plus que la géographie
Pierre-Yves Gomez a d’abord le mérite de mettre le doigt sur une réalité dont peu de monde se soucie : le travail invisible et le fait, comme il le dit joliment, que « les produits consommés ont besoin de mains concrètes pour les fabriquer ». Dans les coulisses de la société de consommation et des mutations du travail, propres à la transition numérique, le travail n’a pas été aboli et bat son plein. A l’évidence, une nouvelle « classe laborieuse » est née : urbaine, tertiaire, précaire, peu organisée et protégée, assez féminine, plutôt d’origine étrangère et liée au numérique, mais pas seulement ; pensons aux livreurs de 5 h du matin, aux manœuvres s’affairant à la mise en rayon – ou en ligne – de millions de produits, aux cuisiniers et aux plongeurs qui rentrent chez eux par les bus de nuit et les premiers trains du matin, ou encore aux personnes de ménage procédant aux nettoyages nocturnes… Tous ces travailleurs effectuent la plupart du temps un travail tendu ou sous contrainte (horaires, relations avec la clientèle…) et relativement pénible. De par leur activité, ils sont en contact direct avec une autre classe laborieuse, elle aussi urbaine, mais très fortement éduquée, libre de son temps et créative pour qui elle s’active invisiblement et dont elle assure le back-office : qui se soucie des conditions de travail du livreur de Deliveroo qui sonne à 22 h pour apporter les sushis commandés via un smartphone au restaurant deux rues plus loin ?…
Tout à sa dénonciation de la cité du consommateur, PY Gomez ne s’arrête pas sur la description du travail contemporain, dont la mutation s’accélère avec la transition numérique, ni sur les ressorts concrets de la société de consommation qu’il assimile à une alliance objective du libéralisme et de la théorie critique. Pour le dire d’une formule, il préfère la géographie à la phénoménologie. Pourtant, une attention plus soutenue aux transformations concrètes du travail permet de nuancer son opposition par trop englobante entre travail et consommation.
Tout d’abord, l’histoire d’un dévoiement de la modernité par la consommation ne résiste pas à l’examen de celle des individus au travail. A la différence des antimodernes, il est possible d’analyser la modernité moins comme une perte que comme un gain d’humanité et de liberté : l’acquiescement des individus à une certaine perte d’autonomie, à travers l’exode rural et le contrat de travail, doit se lire également comme une liberté gagnée par les individus échappant au contrôle social des petites communautés d’antan. L’histoire des femmes, par exemple, et l’histoire ouvrière d’une manière générale, ont établi que le travail salarié ne constituait pas seulement une aliénation, mais bien une promotion par l’accès à la rémunération, à la liberté d’aller et de venir et à l’éducation, notamment grâce au syndicalisme. L’histoire de Lucie Baud, dont l’historienne Michèle Perrot raconte les combats et la destinée dans son formidable Mélancolie Ouvrière, est aussi le récit d’une émancipation dont cette vision antimoderne peine à rendre compte.
Pour PY Gomez, le monde du travail tel qu’il s’offre à notre compréhension n’est pas le fruit d’un processus social ancré dans l’évolution du monde démocratique. C’est bien plutôt l’enfant monstrueux de la financiarisation amorcée subrepticement au début des années 1970 et la rançon d’une philosophie qui s’amorce dès la Renaissance et nous plonge dans ce que Marx appelait « le fétichisme de la marchandise ». Pourtant, plutôt que de condamner le consumérisme, il faudrait tenter de l’expliquer et de voir en quoi, il est le fruit de l’évolution de la société démocratique et, partant, se demander quel est son avenir. Il est d’ailleurs étonnant qu’un analyste aussi perspicace du travail invisible ne s’aperçoive pas que celui-ci est au fondement de toute la société contemporaine même celle qu’il célèbre dans les Amaps ou les Fab Labs. Expliquons-nous.
L’un des paradoxes les plus secrets de la société démocratique
Toute la société de l’activité ou de l’autonomie individuelle, de l’émancipation personnelle ou des loisirs, même les moins consuméristes, est une société de consommation et de travail invisible : pour que l’individu s’épanouisse hors du travail, il faut que d’autres personnes travaillent pour lui procurer les objets matériels ou culturels de son épanouissement. Dès le début des années 60, Bertrand de Jouvenel avait analysé ce rapport inversé : « s’il gagne des satisfactions comme consommateur, l’homme en perd comme producteur ». C’est aussi ce que dénonçait le socialiste William Morris à la fin du XIXe siècle dans une de ses très suggestives conférences et dans un autre contexte : « … en un mot, l’un des crédos de la morale moderne est que tout travail est bon en soi – une croyance bien pratique pour tous ceux qui vivent du travail des autres. Je conseille cependant à ces « autres » de ne pas trop s’y fier et de creuser un peu la question (4) ».
On touche ici à l’un des paradoxes les plus secrets du processus d’individualisation : l’autonomie et l’épanouissement de l’individu dans et hors du travail ne se paient pas seulement d’une aliénation extrinsèque à cet individu qui prend la forme de tout ce travail invisible qui vient le servir et que dénonce à juste titre PY Gomez. Le phénomène est bien plus profond : l’épanouissement est également une aliénation intrinsèque liée à la consommation qui accompagne nécessairement cette autonomie. C’est le paradoxe des sociétés démocratiques : jusque dans les années 1970, la centralité du travail salarié assurait un équilibre entre producteur ou travailleur d’un côté et consommateur de l’autre. On consommait d’ailleurs essentiellement de la protection (sociale ou matérielle). Le post-matérialisme, qui l’on constate dans l’autonomie des individus et l’ensemble des activités louées dans cet essai, libère totalement la figure du consommateur alors même que l’individu croit s’en affranchir en se libérant d’un travail aliénant.
On est désormais entré dans une deuxième phase de l’individualisme consumériste : durant les trente Glorieuses, la consommation de protection a été assurée par l’Etat providence à travers des mécanismes de redistribution qui permettaient aux individus de s’affranchir des solidarités traditionnelles (familles, villages) tout en s’assurant la possibilité d’un soutien social. Aujourd’hui, la consommation d’autonomie est assurée par le marché et l’argent qui procurent sans délai aux individus, par l’acte d’achat, non seulement les biens et les services dont ils ont besoin à leur épanouissement, mais surtout l’émancipation elle-même par le fait d’acheter. Il est symptomatique, à cet égard, qu’un des derniers rapports du Médiateur de la République traitant du surendettement insistait sur le sentiment d’exclusion des personnes surendettées du fait de l’impossibilité de leur droit à consommer…
Evidemment, la question se pose de savoir s’il est possible de consommer autrement ou de travailler autrement dans un rapport de proximité au client ? Mais rien n’est dit sur l’acte de consommer lui-même. Contrairement à ce que nous dit Pierre-Yves Gomez, la quasi-totalité des actes permis par l’épanouissement hors du travail sont désormais des actes de consommation, surtout s’il s’agit de consommations responsables ou alternatives qui replacent, malgré elles, au cœur de la consommation la singularité de l’individu. Il y a une contradiction consumériste logée au cœur même de l’émancipation du travail. C’est pourquoi PY Gomez cherche à montrer que l’ensemble des activités introduites dans sa notion extensive de travail échappent à la consommation tout en soutenant l’individu. Mais contempler, se promener, être avec les autres, discuter, aimer, lire, s’occuper de ses enfants et de son couple, se reposer, rêver, discuter des conditions de vie commune, faire de la politique, cultiver son jardin, réparer le carburateur de sa moto, emprunter la perceuse de son voisin, imprimer en 3D ou partager son repas avec ses amis…, tout cela représente-t-il une somme d’activités économiquement neutres ? Nous ne le pensons pas.
Le client au secours du travail ?
Sous la plume de PY Gomez, la mise en cause d’une « économie de la multitude », au détriment d’une « économie de proximité » protégeant le travail, est trompeuse. Depuis les travaux de Nicolas Colin et Henri Verdier (5), l’économie de la multitude désigne l’économie numérique en passe de « dévorer le monde » selon la formule désormais canonique de Marc Andreesen. L’attaquer au motif que le travail à l’ère du numérique distancie encore plus qu’à l’âge industriel le travailleur du consommateur nous paraît infondé. Du moins, faut-il bien, là encore, décrire ce qu’est en train de vivre l’économie reconfigurée par le numérique. Il est indéniable, en effet, que les entreprises de la nouvelle économie cherchent à nouer une alliance avec « la multitude » c’est-à-dire l’ensemble des individus. Plateformes et applications n’ont de sens qu’à travers le lien qu’elles tissent avec leurs clients et l’expérience qu’elles lui font vivre. C’est la seule manière de fidéliser des individus-consommateurs volatils, voire capricieux, qui peuvent demain choisir un autre service, une autre plateforme, une autre application.
A première vue, les analyses décrites dans Intelligence du travail semblent validées. Mais c’est sans compter sur le développement en cours de l’économie numérique qui pourrait battre en brèche cette vision et faire du consommateur un nouvel allié du travailleur. Comme le dit Nicolas Colin dans un article récent de la Harvard Business Review, « une vision (…) optimiste est qu’une nouvelle forme de syndicalisme va renaître des cendres du mouvement ouvrier, avec pour objectif de négocier directement avec les clients les termes d’un nouveau contrat social (…). Les récentes avancées sociales aux États-Unis sur le front du salaire minimum ont été obtenues grâce à une alliance inédite entre travailleurs et consommateurs. Pour la première fois depuis trois décennies, les travailleurs semblent regagner une part de leur influence, affaiblie depuis longtemps, avec des revenus des ménages qui sont repartis à la hausse. »
Si la modernité n’est pas seulement connotée négativement, il est possible alors d’entrevoir un avenir pour un travail sain et décent à l’intérieur même du monde numérique et de la globalisation. L’expérience exceptionnelle que les entreprises numériques cherchent à faire vivre à leurs clients remet paradoxalement ceux-ci en visibilité des travailleurs, ainsi que le demande PY Gomez. Le numérique permettra-t-il de rompre avec cette incapacité fondamentale des producteurs à connaître ce qu’ils sont en train de produire ? Et à juger de la qualité du travail et des produits et services issus du travail ? C’est une tendance balbutiante que seules la mobilisation d’un nouveau syndicalisme, la réflexion sur les risques et la nature de la protection sociale à l’ère numérique ainsi que la réactivation du droit du travail – soit autant de dimensions absentes du livre de PY Gomez – permettra d’affirmer pleinement.
Pour aller plus loin :
Pierre-Yves GOMEZ – Intelligence du travail, Desclée de Brouwer, Paris 2016, 184 pages, 18 €
(1) On peut même dire « au sens aristotélicien », une référence de PY Gomez jamais explicitement citée. On retrouve ici l’influence plus largement aristotélo-thomiste que l’on sentait déjà dans Le travail invisible et que l’on trouve dans d’autres ouvrages qui cherchent eux aussi à indiquer des alternatives aux seuls bullshits jobs de l’économie tertiaire, tel le fameux Eloge du carburateur de Matthew Crawford. Mais la force de Pierre-Yves Gomez est de présenter une vision systémique du travail qui puise aux sources des pensées grecques et chrétiennes, mais qu’il ne nomme jamais vraiment, sauf en citant le Pape François ou la philosophe Simone Weil.
(2) Engagé dans la communauté de l’Emmanuel et consacré dans le célibat, PY Gomez est fondateur des « Parcours Zachée » qui, dans la continuité du renouveau charismatique, cherchent à donner aux croyants des outils pour faire « vivre la doctrine sociale de l’Eglise dans la vie quotidienne ».
(3) Il en veut surtout à la gauche qui était historiquement « le parti du travail ». Il ne dit rien de la droite. Toutefois, le succès d’un mouvement comme La Manif Pour Tous (LMPT), qui cherche à limiter l’empire de la consommation et notamment de la marchandisation du corps à travers une critique radicale de la GPA, rejoint sa remise en cause de la politique moderne.
(4) William Morris (1834-1896), « Travail utile et vaine besogne » dans La civilisation et le travail, Paris, Le passager clandestin 2013, p. 29
(5) Nicolas Colin et Henri Verdier, L’âge de la multitude – entreprendre et gouverner après la révolution numérique, Armand-Colin, Paris 2015)
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