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Catherine Specklin, propos recueillis par Fanny Barbier

Les Jardins de Cocagne associent l’idée de circuits courts et la problématique des chantiers d’insertion pour des personnes le plus souvent allocataires du RSA. Catherine Specklin a été pendant 20 ans directrice d’un, puis de deux jardins d’insertion, appartenant au Réseau Cocagne. Voici son parcours et son expérience.

Un parcours : Agro, ATD Quart Monde, Icare, Cocagne

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Catherine a fait l’école d’agronomie de Montpellier avec une spécialité économie et sociologie rurales. Elle a ensuite été chargée d’enseignement agricole, elle a fait des statistiques dans une DDA (Direction départementale de l’agriculture) ; pour une organisation agricole de la Sarthe, elle a accompagné des jeunes qui s’installent dans le métier et des agriculteurs en difficulté.

Pendant neuf ans, Catherine arrête de travailler pour élever ses quatre enfants, elle devient bénévole très engagée à ATD Quart Monde, dans la Sarthe, à Lyon puis en Alsace. « Le principe sur lequel fonctionne ATD – les gens sont les acteurs – est très important pour mes pratiques. À Lyon, j’ai découvert le monde de l’insertion par l’activité économique et j’ai été impressionnée par l’efficacité de ses réalisations. » Avec ATD, pour le département du Rhône, Catherine participe à un travail sur le revenu minimum qui aboutira un an plus tard, avec d’autres travaux d’ATD, à la création du RMI (1988).

Après une licence de sciences de l’éducation à Toulouse, de retour en Alsace, Catherine décide de chercher un emploi dans l’IAE – insertion par l’activité économique. Nous sommes en 1995, elle rencontre des dirigeants de structures d’insertion et de services d’accompagnement de chômeurs qui ont le projet de créer une structure pour accompagner des personnes en contrats aidés. L’Association Icare voit le jour. Son objectif est d’accompagner les salariés qui travaillent en contrats aidés, de leur proposer des formations, mais aussi de créer des chantiers d’insertion innovants pour des publics les plus éloignés de l’emploi.

1997, le premier jardin

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En 1996, la décision est prise de créer un chantier d’insertion.

« Mon domaine, c’est l’agriculture, donc début 1997, le premier jardin d’insertion voit le jour. Icare s’inscrit dans le mouvement des Jardins de Cocagne qui, depuis 1991, a adapté une idée née en Suisse – des adhérents s’abonnent pour un panier hebdomadaire de légumes bio – à laquelle a été ajouté un volet social. C’était très innovant à l’époque. L’État, la Région, la DDA, ils nous ont tous soutenus. Ce premier chantier a été créé en 6 mois, il faudrait des années aujourd’hui ! À l’époque, le manque de places en chantiers d’insertion était criant, il existe aujourd’hui une sorte de blocus contre les nouveaux projets parce que le gâteau des financements n’est pas extensible. Nous avons commencé sur un terrain avec une cabane au bord de l’eau. Aujourd’hui, il aurait fallu que tout soit aux normes dès le départ ! »

Au fil du temps, le jardin se développe, déménage sur un nouveau terrain de 6 hectares (dont 4 cultivés) à Sentheim près de Mulhouse, des bâtiments sont construits et en 2010 l’association recherche de nouvelles activités.

« Nous avons rencontré alors la commune d’Ungersheim, qui fait partie des villages en transition selon l’appellation de Rob Hobkins : participation citoyenne, transition énergétique avec développement d’un parc photovoltaïque, monnaie locale « le radis », et même un cheval communal… (Voir le documentaire que Marie-Monique Robin a consacré à Ungersheim Qu’est-ce qu’on attend ?) La commune avait acheté des terrains pour faire du maraîchage et développer la production locale. Elle découvre le concept d’insertion des Jardins de Cocagne et les financeurs la mettent en relation avec nous. Nous créons alors notre deuxième jardin en 2011. »

Quels sont les financeurs des jardins ?

« À part les terrains agricoles appartenant à la commune ou à la communauté de communes, le jardin fonctionne sur des subventions de l’État avec les aides au poste (les contrats sont des CDDI – contrats à durée déterminée d’insertion – subventionnés à hauteur de 19 à 20 k€ par équivalent temps plein), du FSE, du Conseil Départemental, du Conseil régional. À cela s’ajoutent toutes les subventions sur projets que les directeurs de jardin doivent chasser et le produit de la vente des paniers, celui des légumes vendus à des restaurateurs, des collectivités ou sur les marchés. Sachant que l’auto financement ne peut dépasser le seuil légal de 30 % pour tout chantier d’insertion. »

Un boulot qui sert à quelque chose !

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Dès le départ, la volonté est de mélanger les publics : urbains et ruraux, hommes et femmes, jeunes et vieux… La sélection ne se fait que sur la motivation à venir travailler la terre – et un peu sur la capacité physique.

« Je rêve d’écrire un livre sur les histoires de ces personnes que nous avons accompagnées. Pendant 20 ans, j’ai vu des avancées merveilleuses. Le simple fait de travailler la terre, rien que ça, permet de reprendre confiance en soi. Je me souviens de cette femme à qui on confie de faire les semis dans des petits pots. Avec moi, ça ne marchera pas… j’ai toujours tout raté!

Tout ce que l’on fait donne du fruit. Tout ce qui est lié à l’activité agricole apporte des repères. Ainsi, ça permet de se remettre dans le rythme des saisons. Pour des gens, repliés sur eux, qui vivent au jour le jour, c’est un vrai changement.

« Et puis il y a la vie du collectif, ce qui se passe dans les équipes. Ce n’est pas toujours rose, il peut y avoir des conflits, et il y a toujours des imprévus, mais il se passe des choses, de par les conditions qu’on crée pour que ces personnes puissent vivre et travailler ensemble.

Je voudrais aussi mentionner les permanents. Leur travail demande de la bienveillance et de la rigueur. Ils sont formés pour cela (voir le descriptif du Réseau Cocagne). Ceux qui s’éclatent dans leur job font les bonnes équipes. Je n’avais pas particulièrement envie d’être chef, mais de donner l’impulsion, d’entraîner, et de faire ressortir ce qui avance. C’est un job qui oblige à être en forme pour donner l’envie à tout le monde. »

Qui sont les publics engagés en insertion ?

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Les CDDI sont signés pour maximum deux ans
et peuvent aller par dérogation jusqu’à 5 ans. Ce sont les conseillers de Pôle Emploi qui donnent les agréments.

« Au fil du temps, les relations avec eux se sont consolidées et simplifiées. Ils nous laissent libres d’engager qui on veut (on connaît les critères) et de renouveler les contrats. L’association Icare est à la fois accompagnateur et employeur, ce qui n’est pas toujours le cas. Les personnes engagées sont en priorité des bénéficiaires du RSA (80 %). Ensuite nous pouvons engager des personnes qui perçoivent l’ASS, quelquefois, mais rarement des travailleurs handicapés – le travail de la terre est physiquement difficile, on est dehors, dans les champs, par tous les temps, les salariés en insertion peuvent être tout seuls, sans encadrant. Certains – très peu nombreux – peuvent être en suivi de justice. »

Les candidats jeunes ne sont pas nombreux à être attirés par le secteur – pour eux, le travail est dur, fatigant, salissant – à moins qu’ils soient au départ intéressés par l’agriculture.

L’association a pour objectif d’arriver à la parité, sans l’atteindre, puisqu’en moyenne, les femmes représentent 45 % des effectifs. Pour augmenter ce taux, des mesures sont prises pour améliorer les conditions de travail et diminuer la pénibilité, ce qui au final facilite le travail de tous.

Les jardins se trouvent respectivement à 15 et 25 km de Mulhouse, sur chacun la volonté est d’avoir la moitié des effectifs originaires de Mulhouse, qui est une zone très défavorisée, la plus pauvre d’Alsace. Des navettes sont mises en place. Nous parlons de « véhicules en autogestion contrôlée ».

Quels résultats pour les salariés accompagnés ?

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En 2015, environ 50 % des personnes sont sortis de leur CDDI avec une solution professionnelle : une formation qualifiante ou un emploi. En général, ces personnes ne vont pas au terme de leur CDD dont la durée moyenne est de 14 mois. Pour les autres, des avancées notables se produisent. Il s’agit par exemple de leur faciliter l’accès aux soins, à un logement, à des conseils juridiques, de les aider dans l’apprentissage du français ou des règles de vie au travail.

L’association a également créé des formations mutualisées avec d’autres structures d’insertion en Alsace. La région est particulièrement dynamique, avec 45 chantiers d’insertion. Ainsi des formations de 3 à 10 jours peuvent déboucher sur des emplois de nettoyage, vente, logistique, gestion d’espaces verts.

Un concept puissant

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« Le fait d’appartenir au Réseau Cocagne est très précieux. Tous les chantiers d’insertion n’ont pas cette chance, reconnaît Catherine. Se retrouver entre pairs, bénéficier et faire bénéficier ses équipes de formations, capitaliser les savoir-faire, etc. tout cela apporte une vraie valeur ajoutée à notre travail. Les partenariats noués au niveau national avec des entreprises doivent être entretenus au niveau local. Ainsi, nous avons développé des liens avec les directions de ces entreprises, animé un club d’entreprises avec également des clients et des fournisseurs, organisé des visites ou des stages pour que nos salariés découvrent leurs entreprises. Le concept des Jardins de Cocagne est un concept puissant. Le lien entre le social, la terre et l’écologie a vraiment du sens. Ce n’est pas facile tous les jours, notamment dans un contexte de contraintes budgétaires, mais les résultats sont là. »

En 2016, Catherine a quitté ses fonctions de directrice de ces jardins et d’administratrice du Réseau Cocagne. Elle poursuit une activité de conseil auprès de l’Association Icare en Alsace et du Réseau Cocagne pour accompagner les directeurs de jardins dans leurs difficultés ou leurs moments de solitude. Avec des anciens collègues, elle a créé une association – Le.CADE- L’Expérience en partage – pour accompagner des acteurs de l’IAE et de l’économie sociale et solidaire.

Pour en savoir plus

Les Jardins Icare
Les deux jardins Icare accueillent 52 salariés en insertion, soit 32 équivalents temps plein. Ils sont animés par 12 permanents : sur chaque site, 2,5 encadrants maraîchers et un accompagnateur socio-professionnel ; pour les deux sites, un commercial, une secrétaire comptable, un directeur et une assistante de direction.

– Site internet des Jardins Icare
– Page internet de la mairie d’Ungershein, « village en transition »
– Page Facebook du film Qu’est-ce qu’on attend ?

Le Réseau Cocagne

Le premier Jardin de Cocagne naît à Chalezeule, dans le Doubs, en 1991. Face à l’exclusion qui touche alors les personnes de culture rurale et agricole, ce nouveau concept, initié par Jean-Guy Henckel, vient diversifier les activités d’insertion par l’activité économique et étendre l’offre de remise au travail des publics en difficulté.

Le pari est ambitieux : il s’agit d’allier le principe de la distribution en circuit court à des clients qui sont aussi des adhérents de l’association, l’insertion par le travail pour des personnes en grande précarité, et le cahier des charges de l’agriculture biologique.

Le concept suscite un fort intérêt et rapidement d’autres Jardins se créent dans toute la France. Une stratégie d’essaimage est mise en place dès 1994. De 1996 à 1999, le nombre de Jardins passe de 20 à 50. En 1999, les Jardins de Cocagne décident de se doter d’une structure d’envergure nationale pour répondre au besoin de développement, d’animation et de coordination de leurs actions : le Réseau Cocagne est fondé en juillet 1999.

En 2000, un Centre de formation est créé proposant chaque année une offre de formation construite à partir des compétences indispensables à la conduite d’un Jardin de Cocagne et des cinq fonctions repérées dans ceux-ci : l’encadrement technique, l’accompagnement socioprofessionnel, l’animation du réseau d’adhérents, la direction et la gestion administrative et financière.

Aujourd’hui, le Réseau emploie 4 000 salariés en contrat d’insertion, 700 encadrants et compte 22 000 adhérents.

Dossier : « Travailler la terre »
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Fanny Barbier, éditrice associée au sein de la Smart Factory d’Entreprise&Personnel (réseau associatif qui mobilise, au service de ses adhérents, les expertises de consultants RH et la recherche en sciences humaines). Elle étudie en quoi les évolutions de la société ont un impact sur le travail et les organisations et propose des pistes pour la transformation heureuse de ces évolutions au sein des entreprises. Elle dirige le service de veille et recherches documentaires d’E&P. Elle a co-créé et animé des think tanks internes au sein d’E&P, BPI group et Garon Bonvalot et publié de nombreux ouvrages et articles sur le travail et le couple travail/société.