Pascal Ughetto, propos recueillis par Fanny Barbier
Les managers de proximité, dont le rôle a été mis à l’épreuve – et loué – pendant les confinements et l’après-Covid, restent des pièces maîtresses du bon fonctionnement de l’organisation du travail alors que les évolutions de la société rendent plus complexe l’engagement et la motivation des salariés.
Pascal Ughetto, professeur de sociologie à l’Université Gustave Eiffel, pointe les spécificités de la période actuelle et les méthodes à déployer pour construire les arrangements nécessaires.
Je pense que nous entrons dans une période assez indéterminée : les entreprises veulent reprendre en main des évolutions qui leur avaient un peu échappé après 2020 et 2021, et nul ne sait si elles y parviendront. En effet, elles ont l’impression d’avoir dû subir les choix des salariés à l’égard de leur travail et de l’articulation entre leur travail et le reste de leur vie, qui se sont notamment et fortement exprimés lors des confinements. Elles n’ont pas voulu s’y opposer ou les contrer trop brutalement, d’autant que le contexte du marché du travail redonnait du pouvoir aux salariés. Cela était évidemment plus marqué dans certaines activités : face à une pénurie d’informaticiens, certains employeurs se sont parfois sentis presque obligés d’accepter le télétravail à 100 %.
Confrontées à ce rapport de force, les entreprises ont cherché à instaurer des règles à des arbitrages fortement liés à des considérations personnelles. Cela s’est fait via le toilettage des accords de télétravail, qui avaient souvent été négociés juste avant la pandémie en 2018–2019. Sans refondre les accords, des aménagements ont été trouvés, par exemple un recours à davantage de jours de télétravail, l’ouverture de ces possibilités à une population plus large ou encore un assouplissement des conditions de déclaration des journées en télétravail.
Dans les années 2020 et 2021, les entreprises ont considéré que désormais le régime normal de travail pour une partie de la population salariée allait être l’alternance entre jours de présence sur site et jours de travail à domicile ou ailleurs, et qu’il s’agissait de l’organiser. C’est ainsi que les accords de télétravail fixaient un cadre, mais des arrangements devaient être trouvés à l’intérieur d’une direction ou d’une équipe. Ce point est important en tant que reflet d’une tendance plus forte qu’auparavant des entreprises à accepter que tout ne soit pas entièrement homogénéisé en leur sein.
C’est ce que prévoyait l’accord TAMA « Travailler autrement, manager autrement » d’EDF.
Oui, comme son nom l’indique, l’accord nécessitait de l’animation managériale pour trouver des fonctionnements locaux. On retrouve cette idée dans la mise en œuvre de ce qu’on a appelé le New Normal de l’après-Covid : c’était aux équipes de se donner les règles de fonctionnement qu’elles jugeaient pertinentes.
Les services RH ont été investis de la mission d’aider tous les salariés, et notamment les managers, à monter en puissance sur une pratique conduisant à se donner des règles discutées. Cela a été le grand chantier des années 2021–2022, complètement imbriqué avec la mise en œuvre du télétravail. Il s’est agi de monter des dispositifs destinés à aider les managers à développer de nouvelles postures : être plus dans la facilitation, la stimulation et l’animation, moins dans la prescription et le contrôle.
Cette période, souvent vécue par les entreprises comme une rupture, était en fait plutôt le prolongement et l’accentuation de mouvements engagés dès les années 2010, avec une réflexion sur des modes de fonctionnement plus souples, laissant davantage de latitude aux équipes…
Était-il justifié de parler de « New normal » ?
Pas totalement, cette désignation n’était pas justifiée, car il s’agissait en réalité de la consolidation d’un mouvement existant, même s’il ne fallait pas négliger la part de l’apprentissage organisationnel qu’impliquent la conversion et l’évolution des pratiques, et l’énorme inconnue concernant la position des managers en tant qu’agents ou freins à cette transformation.
Les interrogations qui se posaient durant ces années-là portaient sur le fait de savoir si ce sentiment de devoir gérer ces exigences très fortes exprimées par les salariés était une parenthèse qui un jour allait se refermer, ou bien s’il fallait l’admettre comme un possible fonctionnement.
Structurel ou conjoncturel ?
Je pense de fait qu’il s’agit d’une dimension structurelle : l’entreprise est atteinte par la vague d’un très long changement qui remonte à la fin des années 60, que l’on appelle en sociologie la constitution de l’individu contemporain. Nos vies sont désormais davantage organisées autour de nous-mêmes, du désir de réalisation de nous-mêmes en tant qu’individus. Ce n’est pas forcément un choix, mais plutôt une conformation à une norme sociale qui prend des formes de plus en plus ancrées. L’obligation de se présenter comme des individus ayant un projet, une cohérence honorable. Le travail et l’entreprise sont pris dans ce mouvement séculaire de transformation des individualités auquel chacun cherche à répondre et qui le place devant une forme d’équation complexe voire impossible à résoudre.
Ainsi, c’est au nom de l’antériorité de ce mouvement que les sociologues estiment délicat de ramener l’évolution du rapport au travail à des différences entre les générations. Contrairement à ce que montrent les enquêtes internationales, les jeunes sont, à notre avis, moins dans une attitude spécifique que dans une exacerbation de tendances qui concernent tout le monde. Au fil du temps, il s’est produit une égalisation des différentes sphères d’engagement des individus. Le travail est loin d’être remis en cause, mais d’autres sphères suscitent elles aussi de très fortes attentes. En tendance, toutes les générations migrent vers un modèle où il s’agit de se réaliser dans son travail mais aussi dans sa vie de couple, de famille, de citoyen, dans ses loisirs, y compris dans la réalisation de sa santé. Avec une injonction de plus en plus forte à être excellent dans tous ces domaines.
Les problèmes personnels ne restent plus à la porte de l’entreprise
L’entreprise se trouve désormais atteinte par cette vague qui amène à relativiser la place qu’elle occupe dans l’engagement des personnes. C’est perturbant pour elle – et c’est normal que ce le soit – au sens où elle était habituée à pouvoir arguer du rapport de subordination pour mettre un point final à toute discussion. Elle pouvait enjoindre aux salariés de « laisser leurs problèmes à la porte ».
Au fil du temps, d’autres transformations ont introduit de la porosité entre les espaces : le téléphone portable qui permet d’être relié en permanence à la sphère domestique quand on est au travail et réciproquement au travail quand on est à la maison ; le fait d’apporter son matériel informatique au bureau (Bring your own device) ; le Covid et surtout la visioconférence, qui fait que l’on pénètre dans l’univers personnel et domestique de ses collaborateurs ou collègues, avec la connaissance de situations jusque-là tues telles que des problèmes liés à l’exiguïté du logement ou à l’importance de la charge familiale. Nous avons souvent entendu des managers témoigner qu’ils devaient statuer sur des difficultés personnelles de leurs collaborateurs désormais connues. Mais plus qu’une nouveauté, il s’agit d’une accentuation, d’un passage de seuil. Désormais, l’entreprise peut difficilement se rendre sourde à ce qui se passe dans une sphère qui ne la concerne pas. D’autant que le travail hybride, avec ce qu’il suppose de négociation des règles collectives, vient renforcer ce mouvement où chacun exprime des considérations d’ordre personnel.
Des débats toujours d’actualité nécessitant une nouvelle refonte des accords collectifs
Cette question, déjà très présente en 2021, n’a cessé de l’être jusqu’à aujourd’hui où elle semble reprendre l’ascendant. Tout se passe comme s’il convenait de la faire primer sur d’autres considérations dans un contexte international récent où se produisent des embardées plus franches de retour au bureau. C’est le cas aux États-Unis et notamment dans le secteur de la technologie avec la médiatisation de l’arrêt parfois total du télétravail. En France et en Europe, les systèmes de relations professionnelles modèrent ces injonctions mais nous assistons tout de même à une nouvelle refonte des accords de télétravail (le toilettage du toilettage). L’occasion est de réaffirmer certaines règles qui viendraient durcir l’application du télétravail mais sans aller contre la nécessité pour les entreprises d’attirer et de retenir certains profils, puisque le renversement du rapport de force sur le marché du travail perdure. Cette situation est d’autant plus sensible que des habitudes se sont installées qu’il serait coûteux de renverser, l’éloignement géographique par exemple.
Un système de négociations complexe
Au nom de cette tendance qui a démarré dans les années 60, les entreprises n’ont pas d’autre choix que de composer avec les aspirations des salariés qui ne peuvent être réduites à des comportements d’enfants gâtés. En effet, chacun est susceptible d’être engagé dans des négociations peut-être de façon extrêmement contrainte dans d’autres sphères de sa vie.
Le cas des hommes illustre cette évolution. Si, jusque récemment, ils pouvaient être considérés comme des salariés parfaits, reportant l’organisation familiale sur l’épouse et les enfants, ce n’est plus le cas aujourd’hui, même si le rééquilibrage des tâches n’est pas intégral. Les individus que nous sommes, supposés être parfaitement libres dans chacune des sphères dans lesquelles nous intervenons, sont en réalité en permanence engagés dans des négociations avec d’autres, notamment intrafamiliales. La culpabilisation de se faire renvoyer par ses enfants cette image de n’être « jamais présent » va impliquer un travail sur l’agencement de sa vie ; et puisqu’il s’agit évidemment d’un jeu à somme nulle, ce sera plutôt l’espace de l’entreprise, jusqu’à présent gagnant et dominant, qui en subira le plus les conséquences.
L’entreprise doit intégrer ces négociations qu’elle voulait ignorer, qui prennent d’autant plus d’ampleur que nos vies et la société intègrent une complexité toujours croissante. Le vieillissement de la population se traduit par la problématique des salariés aidants dont l’identité est reconnue par l’employeur. Le nombre croissant de divorces et les recompositions familiales nécessitent des déplacements en fin de semaine. La pénurie de logements en centre-ville… autant de sujets que l’entreprise ne peut ignorer.
Les digues vie professionnelle – vie personnelle se fissurent. Comment l’entreprise s’empare de cette tendance ?
S’il est facile pour un sociologue de parler d’une tendance irrépressible, il n’en reste pas moins que des réponses doivent être apportées et qu’il s’agit de faire fonctionner les collectifs en garantissant une certaine performance productive.
Nous observons que les arrangements qui vont être construits suivent des mouvements de balancier, tantôt en faveur des salariés, tantôt en faveur de l’entreprise – ce qui semble être le cas aujourd’hui, sans que cela préjuge de l’avenir.
La certitude est que nous sommes dans une trajectoire d’invention des arrangements organisationnels qui permettent de faire tenir ensemble des objectifs, au départ, assez incompatibles. En tant que sociologues, nous pouvons juste affirmer aux entreprises que plus elles ouvriront les discussions et laisseront s’exprimer les contraintes du personnel, plus elles auront de chance de trouver une solution. Ce ne sera pas une solution miracle ou définitive, mais une solution qui trouvera une forme de pertinence au moins pendant un certain temps.
Nous sommes ici aussi dans l’amplification de ce qui a été observé au cours des décennies précédentes. Chercher à circonscrire les problèmes par la prescription peut sembler plus économique à première vue, mais à long terme, cela débouche sur plus d’indétermination et moins de contrôle. Il nous semble toujours avantageux de mieux connaître les termes de l’équation, de chercher à envisager des solutions possibles même si ces régimes de fonctionnement sont très intensifs en discussions, donc très coûteux du point de vue de l’organisation. La ligne managériale a l’impression de ne pas avoir le temps ni les marges de manœuvre suffisantes pour engager ces discussions, mais d’une certaine manière, à vouloir forcer le passage, elle risque de voir revenir des problèmes peut-être encore plus difficiles à résoudre (de la main d’œuvre qui déserte, du désengagement, etc.).
Le flex office, un autre terrain d’apprentissage organisationnel
Le mouvement né de l’envie de faire évoluer l’organisation, qui est aussi de rationalisation et d’économie de mètres carrés, apparu dans les années 2010, a pris de l’ampleur après le Covid, en parallèle au développement du télétravail. L’organisation de la présence sur site est devenue aujourd’hui une autre équation très difficile à résoudre pour les managers de proximité. Certaines entreprises se dotent d’outils destinés à donner un minimum de prévisibilité sur les présences au bureau et, partant, l’organisation des espaces. Par exemple, une grande banque propose une application sur téléphone dans laquelle chacun est invité à inscrire à l’avance ses jours de présence sur site. Ces outils font partie intégrante de l’apprentissage organisationnel, encore faut-il qu’ils soient acceptés par les salariés et par les managers. Ici aussi, le chemin de l’apprentissage organisationnel passe par l’exploration des problèmes et des solutions que l’on pense devoir y apporter. Ici aussi, le choix se pose entre deux manières de faire : soit on siffle la fin de la récré et impose aux salariés de réguler leurs exigences, soit on cherche à construire des solutions en ouvrant les discussions sur les aspirations et les usages. Les entreprises qui s’engagent dans cette voie redécouvrent les méthodes de design thinking qu’elles avaient expérimentées dans les années 2010 ou encore recourent au brainstorming, remettant au goût du jour une méthode datant des années 40.
Concevoir une organisation du travail en s’ouvrant aux usages et aux aspirations, un jeu qui se joue à plusieurs, avec un rôle clé dévolu au manager
Les entreprises sont aujourd’hui à la croisée des chemins. Face à une complexité croissante, elles peuvent décider de revenir à des solutions faisant la part belle à plus de contrôle, plus faciles à court terme mais illusoires ; ou bien assumer de s’engager sur un chemin moins facile, plus coûteux, plus indéterminé de l’exploration par la discussion. Cette alternative renvoie à la qualité des relations professionnelles et du dialogue social. Elle se joue à plusieurs. Des employeurs qui acceptent de recadrer un peu le télétravail, sans le supprimer complètement. Des organisations syndicales qui acceptent que l’employeur tâtonne, ne sache pas, expérimente, sans lui prêter d’intentions malignes. Quant au manager de proximité, s’il est pris dans un système plus vaste que lui, il a un périmètre sur lequel l’attitude qu’il décide de tenir compte beaucoup.
Fanny Barbier, éditrice associée au sein de la Smart Factory d’Entreprise&Personnel (réseau associatif qui mobilise, au service de ses adhérents, les expertises de consultants RH et la recherche en sciences humaines). Elle étudie en quoi les évolutions de la société ont un impact sur le travail et les organisations et propose des pistes pour la transformation heureuse de ces évolutions au sein des entreprises. Elle dirige le service de veille et recherches documentaires d’E&P. Elle a co-créé et animé des think tanks internes au sein d’E&P, BPI group et Garon Bonvalot et publié de nombreux ouvrages et articles sur le travail et le couple travail/société.
-
Fanny Barbierhttps://www.metiseurope.eu/author/fanny-fbarbierorange-fr/
-
Fanny Barbierhttps://www.metiseurope.eu/author/fanny-fbarbierorange-fr/
-
Fanny Barbierhttps://www.metiseurope.eu/author/fanny-fbarbierorange-fr/
-
Fanny Barbierhttps://www.metiseurope.eu/author/fanny-fbarbierorange-fr/
Laisser un commentaire