Un gros travail de recherche et d’enquête vient d’être réalisé dans le cadre du programme européen IR MultiLing. Coordonné par Silvie Contrepois, six pays ont été étudiés du point de vue de leur situation en matière d’immigration, de leur politique linguistique et des études de cas d’entreprises ont été réalisées. Danielle Kaisergruber a lu pour Metis Industrial relations in multilingual environments of work (octobre 2016).
Heureuse initiative que ce programme de recherche : on sait que la circulation des personnes en Europe, l’immigration de travail tout comme la globalisation des groupes qui comportent des filiales dans toutes sortes de pays produisent un grand brassage linguistique. Mais qu’en est-il vraiment ? Parle-t-on hongrois en Hongrie ? Eh bien non, ce serait plutôt l’allemand dans cette fonderie et l’anglais dans ce centre d’appels. Parle-t-on italien en Italie ? Dans cette entreprise de production agroalimentaire, on découvre cinq langues pratiquées au quotidien : le français, l’espagnol, le portugais, l’arabe… et une variété de français du Cameroun. Mais bien sûr, la langue « officielle » est l’italien, et comme dans de nombreuses entreprises, les cadres travaillent en anglais.
Le programme IR MultiLing 2014-2016 avait pour objectif de faire un état des lieux, d’analyser les choix des directions d’entreprises et des représentants des salariés et si besoin est, de formuler quelques recommandations pour les pouvoirs publics et partenaires sociaux. Six pays ont été étudiés : l’Italie, l’Allemagne, la France, l’Espagne, le Royaume-Uni et la Hongrie.
La géographie des diversités linguistiques
La situation « linguistique » de ces différents pays est d’emblée différente : en Hongrie comme en Espagne existent des langues régionales officielles. On pense à la Catalogne bien sûr et les chercheurs ont à ce sujet une vision bien intéressante : voilà une région qui se revendique nation dans laquelle le Catalan est parlé par les classes supérieures et moyennes tandis que l’espagnol (le castillan) est parlé par les classes populaires et les migrants (photographie de 2012, car il semblerait que depuis quelques années les migrants étudient davantage le Catalan).
En France, on relève que de nombreuses langues régionales existent (en principe… l’alsacien, le breton, l’occitan, la langue d’oil), que 26 % des résidents ont été élevés dans une autre langue que le français mais surtout que 3 à 4 millions de français parlent quotidiennement l’arabe dialectal (reconnu comme « langue de France » en 1999) et 2 millions le créole et le berbère. Un employé sur quatre dit utiliser régulièrement l’anglais (voir l’entretien avec Bernard Salengro dans ce même dossier).
Au Royaume-Uni, ce sont également cinq langues qui sont parlées au quotidien : le Polonais, l’Urdu, le Pendjabi, le Bengali et le Gujarati, en sus de l’anglais… et du Gallois par exemple.
Language is a class and generational divide
Derrière la diversité linguistique, plusieurs lignes de fracture se dessinent tant dans la vie quotidienne que dans le travail.
Entre le management de plus en plus tiré vers la pratique de l’anglais (quelle qu’en soit la qualité !) et les autres catégories de salariés, entre les jeunes de plus en plus souvent à l’aise en anglais et les « vieux ». La langue est un puissant facteur de discrimination : le catalan obligatoire pour accéder aux emplois publics en éloigne beaucoup de personnes ; l’anglais et l’allemand qui sont les langues des affaires et du développement économique en Hongrie ne sont pas parlés par les salariés les moins qualifiés et occupants des emplois de « blue collars », mais sont de plus en plus parlés par les jeunes. Pour 17 % des personnes enquêtées en Espagne, la langue est un facteur de discrimination et de protection de certains emplois « réservés ».
Cette discrimination se traduit lors des recrutements, mais également dans l’accès aux documents : la mise à disposition de contrats de travail écrits dans la langue des personnes concernées est un des rares thèmes de politique linguistique sur lesquels se battent les organisations syndicales.
Les études de cas en Hongrie sont très frappantes : c’est comme s’il y avait deux entreprises en une ! Et on peut tout à fait imaginer que de très nombreuses filiales de grandes entreprises occidentales partout dans le monde fonctionnent de cette manière radicalement « duale » et fort peu moderne : le management d’un côté… et les « exécutants » de l’autre.
Les problèmes se retrouvent au sein des Conseils d’entreprise qui se tiennent dans les langues officielles et dans lesquels le plus souvent on ne trouve pas de membres des « langues minoritaires ». Les auteurs du Rapport soulignent qu’en Allemagne par exemple, les membres du Work Council ne sont pas du tout favorables à une plus grande diversité linguistique lors des réunions du conseil, car ils craignent que cela n’apparaisse comme la volonté de favoriser tel ou tel groupe. Ils préfèrent œuvrer en faveur du développement des formations à l’allemand pour leurs membres en sorte que cela demeure la langue de référence. Mais en même temps ils regrettent que dans l’ensemble de l’entreprise « on se parle mais on ne se comprend pas » et que la discrimination linguistique redouble une différence de catégorie sociale et surtout de niveau de qualification : ce sont les mêmes qui sont faiblement qualifiés et qui maîtrisent difficilement la « langue officielle ».
Les syndicats anglais ont des pratiques et des positions sensiblement différentes : tout en prônant l’importance d’un medium commun, l’anglais, ils reconnaissent l’existence des formes de communication informelles dans d’autres langues. Le TUC a d’ailleurs fait traduire de nombreux documents relatifs au droit du travail dans différentes langues (13) en sorte de les rendre accessibles à ceux qui maîtrisent mal l’anglais.
Il n’en reste pas moins que les salariés parlant au quotidien d’autres langues que la langue nationale sont très faiblement représentés au sein des organisations syndicales et des instances de représentation des personnels. Et les syndicalistes interviewés paraissent en avoir une très faible conscience ! Ainsi dans l’entreprise agro-alimentaire italienne, alors que le taux de syndicalisation est très élevé, très peu de salariés « étrangers » sont membres des syndicats. Il en est de même dans le secteur des soins hospitaliers en Allemagne où les infirmières polonaises par exemple ont créé leur propre réseau Facebook pour échanger des informations sur le droit du travail et s’organiser.
De très nombreux autres exemples sont décrits, montrant à quel point l’importance de la question linguistique est sous-estimée en Europe, un peu comme si les entreprises comme les syndicats se contentaient hypocritement de croire que dans chaque pays, on ne travaille que dans la seule langue nationale. Les responsables d’entreprise ferment les yeux, un peu comme sur les demandes de caractère « communautaire » ou « religieuse » (voir le livre de Denis Maillard, Quand la religion s’invite dans l’entreprise et l’entretien dans Metis….). Et les syndicats revendiquent inlassablement des formations en langue…
Pour en savoir plus :
– 8 août 2017 – Industrial relations in multilingual environments at work, comparative report, IR-Multiling, London : School of Social Sciences, October 2016, 50 pages.
– Linguistic diversity at work in France, practices and perspectives. Case studies, IR-Multiling, London: School of Social Sciences, October 2016, 24 pages.
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