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L’affaire serait entendue. Foin des utopies comme de leur contraire d’ailleurs, les dystopies. Nous ne devons ni rêver ni craindre, travaillons à « réparer notre pays » (1). Soyons efficaces est notre mantra, le consumérisme notre quotidien et le présent notre horizon. Michel Houellebecq peut conclure à l’impossibilité d’une île : « Le bonheur n’était pas un horizon possible » (2).

 

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Utopies, le retour

 

En est-on si sûr ? L’actualité éditoriale dit le contraire. Dans son livre Trois Utopies contemporaines, Francis Wolff, après sa critique du transhumanisme et de l’antispécisme, propose une troisième utopie, le cosmopolitisme qui est « à l’humaine condition ce que la démocratie est à la condition politique ». Utopies Réalistes de Rudger Bregman est traduit dans 17 langues et en tête des ventes aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Utopies Réelles de Erik Olin Wright, est abondamment commenté. Le dossier du premier numéro de Le Nouveau Magazine Littéraire, dirigé par Raphaël Glucksmann, nous propose un « Voyage au cœur des nouvelles utopies ». Aymeric Caron publie Utopia XXI et le nouvel album de Björk a pour titre « Utopia ». Etc.

 

Ce « retour de l’utopie, après une longue éclipse » (3) – alors que les modèles de transformation sociale, révolutionnaires comme sociaux-démocrates, semblent épuisés – n’est pas un retour au même. Plutôt que se fier au « retour de la croissance » en pensant qu’elle résoudra tous les problèmes sans en créer de nouveaux, plutôt que rêver d’eldorados, de matins qui chantent et de cités idéales (terrestres ou célestes), il s’agit d’enquêter et de déceler dans ce qui se fait ce qui élargit le « champ des possibles ». Il faut plonger dans les « laboratoires du changement social ». Les formes viables et désirables que peut prendre « la part non fatale du devenir », s’y trouvent. Michel Lallement dans son livre L’Âge du faire (voir dans Metis « Quand les hackers réinventent le travail ») parlait d’utopies concrètes, on parle aujourd’hui d’« Utopies réalistes » et d’« Utopies réelles ».

 

Arrêtons-nous sur le livre d’Erik Olin Wright, professeur de sociologie, ancien président de l’American Sociological Association. Utopies Réelles n’est pas seulement le plus volumineux, mais aussi le plus ambitieux. En 600 pages, il allie une vaste enquête et un rare effort de théorisation.

 

Onze préjudices

 

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Au départ, il y a un constat et une conviction. Nous vivons dans des systèmes économiques complexes et hybrides « combinant des éléments capitalistes et non capitalistes ». Le capitalisme y occupe une position dominante et cette domination est « nuisible ». Erik Olin Wright formule précisément onze préjudices. Ils vont du maintien des formes éliminables de souffrance humaine aux limites imposées à la démocratie, en passant par la violation des principes égalitaristes et libéraux de la justice sociale, le consumérisme, la marchandisation qui menace des valeurs amplement partagées et la destruction de l’environnement. Il refuse d’en faire la racine de tous les maux présents dans le monde d’aujourd’hui, mais il constate que « même si le capitalisme n’est pas à l’origine de ces formes d’oppression… il rend ces problèmes plus difficiles encore à surmonter ».

 

Sa conviction, confortée par l’enquête qu’il mène auprès d’expériences telles le budget participatif municipal de Porto Alegre, Wikipédia, les coopératives de Mondragon (au Pays basque) ou les tentatives de revenu de base inconditionnel, est qu’il est plus que jamais nécessaire de « construire des relations et des organisations plus participatives, égalitaires et démocratiques ».

 

Erik Olin Wright constate qu’aucun des systèmes politiques connus ne répond à cette exigence. En donnant la priorité aux enjeux économiques, les démocraties libérales ne le peuvent pas, « le consumérisme en tant que modèle culturel du bonheur entrave l’épanouissement humain ». Il ajoute que, indépendamment de la question des inégalités et des injustices, sous bien des aspects le capitalisme est inefficace. Il produit notamment des carences dans la production de biens publics, une surconsommation des ressources naturelles et autres externalités négatives. Mais, contrairement à la prédiction de Marx, le capitalisme n’a pas produit ses propres fossoyeurs. Les alternatives révolutionnaires ont échoué, « les exemples empiriques de ruptures historiques avec le capitalisme ont conduit à des formes bureaucratiques et autoritaires d’organisation économique ».

 

Pas de modèle

 

Ne se résignant pas aux injustices et aux préjudices auxquels nous sommes confrontés, et à l’abandon de tout projet de transformation sociale, Erik Olin Wright nous propose plutôt « d’appréhender un tel changement comme une excursion exploratoire », nécessitant de cartographier « le champ des possibles » et de nous munir d’une boussole.

 

Pour ce faire, un détour théorique est nécessaire. Erik Olin Wright distingue trois formes de pouvoir, entendu comme la capacité des acteurs à « accomplir des choses dans le monde ». Dans le contexte actuel, ce sont « le pouvoir économique, fondé sur le contrôle des ressources économiques ; le pouvoir étatique, fondé sur le contrôle de l’élaboration des règles et la capacité de les appliquer sur un territoire donné ; et le pouvoir social, fondé sur la capacité de mobiliser des individus à s’engager volontairement dans des actions collectives ». Cela implique « que la société civile ne doit pas être considérée simplement comme un espace d’activité, de sociabilité et de communication, mais aussi comme un espace de pouvoir réel ». Ces pouvoirs ne sont pas exclusifs, « le pouvoir étatique et le pouvoir social sont bien présents au sein du capitalisme, mais ils n’exercent pas un rôle central dans l’allocation, le contrôle et l’usage directs des ressources économiques ».

 

Erik Olin Wright passe ensuite longuement en revue des expériences connues ou moins connues, modestes ou ambitieuses. En plus des budgets participatifs, de Wikipedia, et Mondragon, il analyse le Fonds de solidarité des travailleurs et travailleuses du Québec, chantre du « capital patient » et premier réseau d’investissement dans les PME, le revenu inconditionnel de base, l’économie de marché coopérativiste, l’économie sociale, le commerce équitable, etc.

 

En quoi chacune de ces « utopies réelles » contribue-t-elle au renforcement du « pouvoir d’agir social » ? En quoi préfigure-t-elle ce que Erik Olin Wright appelle socialisme ? Quatre critères permettent de répondre à cette question : « elles peuvent partiellement réduire les inégalités de ressources entre les individus en permettant aux personnes désavantagées de mutualiser leurs ressources à des fins politiques ; elles peuvent contribuer à l’éducation citoyenne en fonctionnant comme des écoles de la démocratie ; elles peuvent devenir des vecteurs d’information pour les responsables politiques ; elles peuvent jouer un rôle central dans la constitution de nouvelles structures de décision collective ».

 

Aucun de ces agencements institutionnels expérimentaux n’est érigé en modèle. La société civile n’échappe pas aux critiques. Elle est éclatée. À côté d’associations suffisamment globales, populaires et démocratiques, on y trouve des associations qui ont des objectifs étroits, exclusivement locaux ou anti-démocratiques. On ne peut pas confier un rôle « émancipateur » et tous les pouvoirs à la société civile. Nous devons accepter d’avoir affaire à des combinaisons et à des structures hybrides, là où d’autres exigent un principe unificateur et une explication « en dernière instance » unique. « Les sociétés sont des systèmes faiblement ajustés plutôt que des totalités hautement intégrées. Autrement dit, elles sont perçues non pas comme des organismes, mais comme un écosystème : des éléments hostiles peuvent coexister dans des équilibres inégaux et changeants, sans pour autant provoquer l’explosion du système ».

 

Erik Olin Wright en tire une définition du socialisme : « si démocratie est le nom donné à la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social, socialisme est celui qui désigne la subordination du pouvoir économique au pouvoir social ». Un approfondissement de trois formes de démocratie – démocratie directe, démocratie représentative et démocratie associative – y concourra.

 

Transitions et transformations

 

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Dans la troisième partie du livre Erik Olin Wright s’interroge sur les formes « souhaitables, viables et réalisables » d’une transformation émancipatrice plus globale de la société. Il y passe en revue les quatre éléments interdépendants d’une « théorie de la transformation sociale » : la reproduction sociale ; ses failles, limites et contradictions ; les dynamiques sous-jacentes ; et enfin les stratégies et l’action collective.

La reproduction sociale s’accomplit à travers des processus ancrés dans la vie quotidienne, « habitudes et dispositions enracinées », processus facilités ou renforcés par les institutions dont une des fonctions est précisément d’assurer la continuité des structures sociales. Les trois autres éléments distinguent radicalement cette analyse des théories déterministes de l’histoire, quelles qu’elles soient. Ils permettent de comprendre les limites de cette reproduction et les contradictions qui naissent d’exigences qui peuvent être incompatibles. Le changement social résulte de l’accumulation d’actions individuelles et de leurs effets, intentionnels ou non, en lien par exemple avec des technologies nouvelles ou une évolution des comportements (en matière de fécondité, etc.), conjointement avec les « actions entreprises par des acteurs collectifs (partis politiques, syndicats, mouvements sociaux, fondations à but non lucratifs, entreprises, États) qui transforment délibérément les structures et institutions sociales ».

« La souffrance et l’irrationalité ne suffisent pas à produire des transformations sociales fondamentales », les stratégies des acteurs sont un élément clé. Erik Olin Wright propose de sortir du dilemme classique opposant les tenants de la rupture aux partisans des réformes. Il le fait à partir d’une réflexion sur ce qu’il appelle le « creux transitionnel », cette période cruciale qui sépare ce qui est et ce qui est visé, transition pendant laquelle les meilleures intentions sont le plus souvent dénaturées ou oubliées. Cela le conduit à proposer une troisième stratégie, « la transformation interstitielle ».

Alors que les stratégies de rupture ne « constituent plus une option historique envisageable » – ce qui ne signifie pas qu’il n’en existe aucune -, les stratégies interstitielle et sociale-démocrate (l’auteur parle de stratégie symbiotique) se complètent et peuvent dépendre l’une de l’autre. Les deux approches se distinguent principalement par le rapport qu’elles entretiennent à l’Etat, « les stratégies interstitielles évitent l’Etat, tandis que les stratégies symbiotiques tentent de l’utiliser systématiquement pour parvenir à leurs fins ». Toutes deux envisagent la transformation sociale comme un processus « de métamorphose dans lequel de petites transformations successives produisent, en s’additionnant, un changement qualitatif au sein même du système social ». Ce processus n’est ni spontané ni pacifié, « une transformation émancipatrice provoquera des luttes et des affrontements ». Internet est un exemple « d’espace interstitiel » extraordinaire, sans qu’on sache comment « ces activités interstitielles pourraient émanciper en la transformant la société dans son ensemble ». Erik Olin Wright prend l’exemple du capitalisme qui est né et s’est développé dans les interstices de la société féodale, avant de la submerger.

Les transformations symbiotiques, celles des compromis entre « le capital et le travail » typiques de la social-démocratie, ne durent qu’à la condition de « s’abstenir de causer des dommages irréversibles à chacune des forces en présence en échange de concessions mutuelles ». Dans la négociation de ces compromis, le pouvoir d’association et le pouvoir d’agir social, des travailleurs et des citoyens en général, se renforce et avec lui le chemin vers l’émancipation. Moins confiant que John Dewey dans la bonne foi et dans l’intelligence des acteurs pour produire des « solutions avantageuses pour tous », il insiste sur les antagonismes existant réellement et qui subsistent aux compromis, sans pour autant les interdire ou en diminuer l’importance.

Repousser les limites du possible


Dans une conclusion et une postface à l’édition française, Erik Olin Wright revient sur les systèmes économiques contemporains existants qui sont tous « en réalité des configurations complexes qui rassemblent des éléments capitalistes, étatistes et socialistes », sur la société civile, « arène sociale dans laquelle coexistent aussi bien des associations démocratiques et égalitaires que des associations excluantes enracinées dans des logiques identitaires » et sur les défis majeurs et inédits posés à l’État, « nécessité d’augmenter massivement la production de biens publics afin de régler le changement climatique et obligation de promouvoir des politiques publiques pour prendre en charge l’exclusion économique et l’insécurité sociale occasionnées par le changement technologique ».

Erik Olin Wright n’est pas sociologue du travail. Il évoque peu les relations au sein des entreprises ou de l’administration, qu’elles soient de pouvoir ou de coopération. Ses développements sur les trois stratégies de transformation sociale donnent néanmoins une boussole pour agir à ce niveau essentiel, dans les instances de dialogue, de négociation ou de codétermination comme dans les « fissures de l’édifice », les interstices propices aux initiatives, aux expérimentations et aux innovations, là où se trouvent les « marges de manœuvre ».

 

Erik Olin Wright nous invite finalement à faire un pari, celui selon lequel « plus la répartition du pouvoir dans un système donné est démocratique, plus il est probable que les valeurs humaines et égalitaires prédomineront » (4). Il conclut en faveur de l’engagement pour renforcer le pouvoir d’agir social, en « testant et retestant » continuellement les limites du possible, « ce faisant non seulement nous envisageons des utopies réelles, mais nous contribuons à rendre réelles ces utopies ».

 

Pour en savoir plus :

 

Utopies réelles de Erik Olin Wright
L’horizon des possibles. La Découverte. 606 pages.
2010 pour l’édition en langue anglaise ; 2017 pour la traduction française.

(1) «Réparer le pays, voilà le mantra du chef du gouvernement ». Le Figaro du 3 septembre 2017
(2) La Possibilité d’une île. 2005
(3) « Un autre monde se fabrique » Le Monde, article d’Anne Chemin, 2 décembre 2017.
(4) Le livre d’ Erik Olin Wright résonne à distance avec d’autres que nous avons commentés dans Metis : celui de Michel Lallement déjà cité, celui de Joëlle Zask Démocratie Aux champs

 

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.