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Dans la ville, il y a peut-être de moins en moins de voitures (encore que !) mais il y a surtout de plus en plus de camionnettes, de véhicules utilitaires… remplis ou non. Ceux des magasins qui s’approvisionnent, ceux des artisans et entreprises qui font des travaux et ont besoin de matériaux, ceux des livreurs en tout genre. Ce sont ces flux de choses circulantes que décrit le Rapport de Terra Nova Des marchandises dans la ville. Objet mal identifié du débat public, la logistique urbaine est pourtant « un enjeu social, environnemental et économique majeur ».

 

livraison marchandises ville

 

Les auteurs (Axel Culoz, Laetitia Dablanc, Michel Savy, Pierre Veltz, et Muriel Vincent) évoquent la multiplication des centres logistiques dans nos périphéries urbaines, le nombre d’emplois liés aux activités logistiques, 290 000 en île de France sans compter ceux en intérim, autour de 2 millions en France et de nombreuses créations d’emplois en perspective. Le rapport part d’un paradoxe : le secteur est mal connu, ne fait pas vraiment l’objet de politiques locales et pourtant « ça fonctionne » de manière efficace et renouvelée. Mais à quel prix ?

 

Pour le prix « économique », pas de problème : « les coûts de livraison d’une paire de chaussures de sport de Shanghai au Havre, du Havre à un entrepôt de Lyon et de ce dernier au magasin ou au client final sont du même ordre de grandeur ». Le prix à payer est environnemental, social et urbanistique.

 

Quelles conséquences pour l’environnement : pour l’île de France, le transport de marchandises est responsable d’un quart des émissions de CO2 (chiffres ADEME). Les véhicules de livraison sont plus anciens que les voitures particulières et plus polluants !

 

Quelle attention est portée aux conditions de travail, aux salaires des employés du secteur logistique ? On y fait à peu près tout ce que l’on veut. Des sous-traitances en cascade, des indépendants pour la livraison du dernier kilomètre ? La durée de conduite et la durée du travail ne sont pas contrôlées pour les véhicules de moins de 3,5 tonnes !

 

Les entrepôts envahissent les banlieues urbaines, rallongeant chaque jour les distances à parcourir pour arriver aux destinataires finaux, en sus des centres commerciaux qui s’y sont développés depuis longtemps attirant les voitures particulières sur leurs immenses parkings déserts la nuit. Vous avez dit circuits courts ? La logistique explose, sous l’influence du développement prodigieux des « achats en ligne » (27 % des livraisons en île de France) et les bâtiments comme les véhicules occupent des espaces de plus en plus importants.

 

Y pense-t-on quand on commande la moindre petite chose sur Amazon, La Redoute ou autre ?

La logistique au cœur de la vie des grandes entreprises

L’industrie logistique représente en France 10 % du PIB : transport, manutention, entreposage, emballage et pilotage de l’ensemble de ces opérations. On nous abreuve d’économie immatérielle, mais il n’y a jamais eu autant de marchandises circulant dans le monde et dans nos rues. Au-delà de ces constats, c’est la logistique qui a contribué à transformer la fameuse « expérience client » rendant évidente et psychologiquement nécessaire la perspective d’une livraison dès le lendemain matin pour une commande passée en ligne la veille au soir. Les entreprises du transport et leurs donneurs d’ordre des grands groupes sont devenus un véritable laboratoire technologique pour de nombreux autres secteurs.

 

La suppression des stocks intermédiaires et la dictature du just in time ont mis les produits intermédiaires sur les routes. La segmentation des chaînes de production (un morceau de voiture fabriqué en Espagne, un autre en Grande-Bretagne, l’électronique ailleurs et le montage en Slovaquie ou Hongrie..) a multiplié les poids lourds à plateformes qui sillonnent les routes françaises et européennes.

La logistique au cœur des villes

Cette intense circulation de marchandises pose des problèmes de voirie, de parkings (penser aux nombres de camionnettes en double file, ou aux pistes cyclables bouchées…), d’usage de l’espace public et d’embouteillages. Les collectivités disposent pourtant d’un ensemble de lois pour gérer ce trafic au bénéfice de l’environnement et des habitants. Les récentes lois de décentralisation (Notre, MAPTAM) comportent de nouvelles possibilités : la création de « zones à circulation restreinte », la réglementation de la circulation au niveau des intercommunalités, le péage urbain, la possibilité d’organiser des services publics de livraison de marchandises. Seules La Rochelle en France et Vicenza en Italie l’ont fait.

Dans l’ensemble, les villes se sont peu saisies du sujet. Récemment, la Métropole du Grand Paris (MGP) a présenté un projet de « Pacte pour une logistique métropolitaine », tandis que chaque jour sont transportés 55 kilos de marchandises par Francilien, et à 90 % par la route. Un hôtel de marchandises va ouvrir prochainement à la Porte de la Chapelle : les marchandises y arriveront par le rail et seront ensuite transportées par des véhicules propres.

 

Le rapport formule de nombreuses propositions très concrètes sur les règles de circulation, de stationnement, la construction d’entrepôts intra-urbains, l’innovation architecturale, la protection des personnes travaillant pour les plateformes numériques, l’inscription des coursiers au registre des transports légers…

L’enjeu du travail

Le contraste est maximum entre la sophistication technologique, la modernité des services proposés (suivi de vos commandes en ligne par exemple) et « l’archaïsme social » du secteur !

 

Extrait de la note de lecture de Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui, par Metis :

 

Anthony

« Les contraintes que l’on ne voit pas lorsque l’on récupère ses précieuses capsules Nespresso. La galère des codes, la course à la recherche des gardiens qui ne veulent plus signer les bons de livraison. Chacun ses problèmes et le Bon Dieu de la consommation pour tous ! Le camion mal garé, ou coincé dans une rue étroite par un camion-poubelle parce que les employés de la ville, eux, ont obtenu des horaires confortables… Et par-dessus tout aujourd’hui l’œil électronique qui voit tout : plan de tournée établi par logiciels, flashage des colis par scans (donc suivi chronologique minutieux de l’activité), géolocalisation, chronotachygraphe pour les gros véhicules, téléphones portables… Toutes les innovations de ces dernières années mesurent, encadrent, contrôlent ». (Danielle Kaisergruber, « Raconter le travail« , 15 juillet 2014)

 

Les livreurs, de statuts très divers, sont les ouvriers d’aujourd’hui : maltraités, habitant souvent très loin des entrepôts et des centres-villes où ils doivent se rendre, bousculés par la circulation de véhicules en tout genre, soumis aux logiciels des objets connectés qui les poursuivent.

 

Le secteur de la logistique mérite autant que l’industrie automobile, ou le ferroviaire, sa révolution sociale.

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.