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par Patrick Levy-Waitz, propos recueillis par Tristan d’Avezac et Denis Maillard

Président de la Fondation Travailler Autrement, Patrick Levy-Waitz s’est vu confier en janvier 2018 la mission d’établir un diagnostic des espaces de coworking sur les territoires et leur déploiement, en lien avec les acteurs locaux. À l’heure de rendre son rapport, Tristan d’Avezac et Denis Maillard se sont entretenus avec ce spécialiste des nouvelles formes de travail.

 

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Quels étaient les objectifs de la mission qui vous a été confiée ?

 

Si je devais reformuler la question qui m’a été posée par Julien Denormandie, le secrétaire d’État à la Cohésion des territoires, je dirais qu’il s’agit de comprendre la nature du phénomène des tiers-lieux que l’on voit émerger un peu partout dans les territoires alors qu’on ne les attendait pas là – principalement les espaces de coworking. Il ne s’agit pas de faire un simple état des lieux du phénomène, mais de répondre à une question essentielle : ces lieux animés peuvent-ils jouer un rôle d’accélérateur d’activités ? Au-delà, comprendre ce qui s’y joue à la fois civiquement, socialement et économiquement. Et comment l’accélérer ? À ce titre, ce n’est pas un rapport d’expert, mais une loupe des innovations dans les territoires.

 

Quels sont les enjeux de ces lieux alternatifs ?

 

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Les territoires français en périphérie des centres urbains sont confrontés à trois grandes « révolutions » qui leur sont propres et non rien à voir avec ce qui se passe à Paris ou dans d’autres grandes villes :

 

D’une part, le développement des activités dans ces territoires permet de mettre fin à ce qui représente un scandale français : dans notre pays, 30 à 40 % des territoires sont restés jusqu’à présent en marge de la transition numérique et donc du développement des activités qui lui sont liées. Le web a commencé à s’installer dans les années 1990 et il a fallu attendre 2017 pour que les opérateurs soient contraints d’assurer une réelle égalité numérique républicaine sur tout le territoire. En effet, sans numérique, il n’y a pas d’activité. C’est une infrastructure qui emporte le travail, qui l’embarque avec elle. Il suffit de se brancher pour travailler. C’est ce retard que les territoires sont en train de rattraper désormais avec le phénomène des tiers-lieux.

 

Cette révolution ouvre sur une deuxième transformation porteuse d’activités pérennes et totalement ancrées dans les territoires : la transition écologique accélérée par cette transition numérique en cours. Avec les espaces de coworking, on voit se développer des activités de proximité, en circuits courts, en provenance et à destination des territoires. Ceux-ci peuvent s’en saisir plus facilement et ils s’en saisissent déjà.

 

Il y a derrière tout cela une troisième révolution dans laquelle les espaces de coworking sont la partie émergée de quelque chose de beaucoup plus puissant qui transforme la société en profondeur : c’est « l’âge du faire » (L’age du faire, Michel Lallement, voir la note de lecture de Metis) ou la révolution de la « société apprenante » (François Taddei). Il se passe quelque chose quand, dans l’espace de coworking d’un territoire périphérique, on produit à nouveau des objets en travaillant de la matière. On mutualise des machines, on permet à des personnes qui n’en avaient pas la possibilité de travailler le bois, le fer, le verre, etc. On recrée de l’activité !

 

Est-ce là l’aspect le plus marquant de votre tour de France des tiers-lieux ?

En effet, cela m’a frappé. La société issue des Lumières était une société intellectuelle, celle des idées, dont le modèle ou l’achèvement était le savoir universitaire auquel tout le monde n’a pas accès. Avec l’arrivée du numérique, s’ouvre une société du « faire » qui est en train de rebattre les cartes : il est possible de refaire des choses ensemble, de reprendre contact avec le réel. Et tout le monde est susceptible d’y accéder. Même sans diplôme. Dans ces lieux, les activités s’hybrident, les métiers se mêlent. C’est ce que permet la somme des révolutions numériques, écologiques et matérielles (le « faire »). C’est-à-dire qu’un agriculteur parle avec un designer, un charpentier avec un architecte, un maçon travaille avec un graphiste et un jeune de quartier fréquente un ingénieur électronicien… Cette hybridation des activités et des publics offre, si je puis dire, une réconciliation entre la tête et les mains. Les espaces de coworking favorisent cette transformation en recréant de la mixité. L’inclusion sociale est portée par l’inclusion numérique. C’est ce qui m’a le plus frappé : nous nous trouvons aux portes d’une société capable de se reconnecter avec ses concitoyens. À condition, bien sûr, de la soutenir et de la célébrer.

 

Précisément, quels sont les clés de la réussite et les points de vigilance pour y parvenir ?

La gouvernance de ces lieux est une première condition de leur réussite (voir le papier de Fanny Barbier sur le réseau « Coworking grand Lyon« ). La place de l’État et le rôle de la puissance publique dans l’enjeu d’équité territoriale constituent également une clé essentielle. On rencontre des territoires en avance, qui font émerger des projets. Là, l’État doit les soutenir. Il ne s’agit pas de faire à leur place, mais de leur permettre d’y arriver. Pour cela, il y a une révolution culturelle à mener si l’on veut retrouver des activités, de la vie, là où les territoires se meurent.

 

Concrètement, quelle forme cela peut-il prendre ?

 

Tout simplement, passer d’un État qui exige à un Etat qui facilite et accompagne. Cette évolution est aussi valable pour les collectivités territoriales. Concernant le monde économique, celui-ci doit se reconnecter avec les territoires. Non pas seulement parce qu’il y a une forme de responsabilité territoriale (un peu comme cela était rappelé dans le rapport Senard-Notat), mais parce qu’il y a une utilité économique à le faire.

 

Quand une imprimante 3D construit la pièce d’un aspirateur qui a claqué et que le Fab’lab est capable de vous faire cette pièce détachée, alors c’est tout le modèle économique du secteur des pièces de rechange qui se voit complètement transformé dans sa manière d’appréhender les choses. L’utilisateur préférera-t-il se rendre près de chez lui chercher une pièce de rechange disponible le lendemain matin ou aller sur Amazon et la recevoir dans trois jours ?…

 

Aujourd’hui, des entreprises, comme Seb ou Bosch notamment, portent ce sujet de la production de proximité face à la consommation additive. Dans leur sillage, il y a tout un pan de l’industrie et de l’activité industrielle qui peut renaître dans les territoires. Pas forcément les industries lourdes, mais tout un réseau de sous-traitants et d’activités de proximité qui avaient été délocalisées dans les années 1980-1990 d’abord vers l’Asie puis vers l’Europe de l’Est et le Maghreb. Elles reviendront. C’est pour cela que je parle d’un changement culturel en profondeur. Cela touche aussi notre relation à la puissance publique : nous étions dans un pays où l’Etat faisait avec des relais locaux ; il nous faut organiser un pays où l’État accompagne, fait grandir et accélère ce qui émerge de la société. C’est cela qu’on appelle le « bottom up ». Et les entreprises aussi jouent ce jeu, car l’intérêt social rejoint l’intérêt économique. Quand Veolia finance la recyclerie à Paris ou qu’Orange accompagnent des Fab’lab un peu partout en France, ce n’est pas seulement parce que c’est « sympa » de le faire, comme on ferait de la RSE pour se donner bonne conscience, mais parce que ces entreprises y trouvent un intérêt économique. Cette révolution culturelle se décline en une formule : « faire autrement ensemble » !

Existe-t-il déjà un modèle économique de ces lieux ?

 

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Un modèle économique, c’est avant tout une base de clients suffisante permettant de faire payer les services offerts. Quels que soient les modèles – et il y en a autant que de lieux – il faut équilibrer un chiffre d’affaires. Dans les villes moyennes et les territoires ruraux, c’est plus compliqué qu’à Paris. Mais il faut bien avoir à l’esprit que les tiers-lieux sont composés d’un lieu et d’activités, c’est-à-dire d’une infrastructure et d’une exploitation. L’infrastructure peut représenter jusqu’à 80 % du coût d’un espace de coworking. Or, des infrastructures, sur ces territoires, il y en a partout ! Qu’il s’agisse de services publics fermés, d’anciennes usines, d’églises désaffectées… Non seulement ces lieux retrouvent une vie, mais ils participent du modèle économique qui consiste, pour une collectivité, à les mettre à disposition. Pour le reste, la puissance publique peut aider, mais il y a suffisamment d’exemples qui montrent que l’exploitation d’un espace peut exister sans l’État ou les collectivités territoriales.

 

Comment passe-t-on d’activités alternatives un peu spontanées à l’émergence de cette nouvelle société ? Quelle peut en être la gouvernance ?

 

J’ai en tête trois projets qui vont sortir de terre dans les prochains mois et qui me paraissent intéressants. Tous ont une gouvernance partagée sous une forme juridique ou une autre, avec une dominante publique ou privée, peu importe. Ce qui compte c’est la présence de parties-prenantes variées : des industriels, des associations, des élus locaux, des entrepreneurs, etc. Dans une telle configuration, on fabrique du consensus, donc de la motivation et par conséquent de la mobilisation d’acteurs. Je pense d’abord à la Station à Saint-Omer qui va devenir un lieu très important, initié par le Maire qui est aussi Président de l’agglomération. Ce tiers-lieu se trouve dans la Gare elle-même. Mais vous avez aussi la « Manufacture des capucins », à Vernon : c’est un espace de plusieurs centaines de mètres carrés entièrement dédié aux métiers du verre et tourné vers la transition écologique. Enfin, la « Gare numérique » de Carpentras.

 

On constate à chaque fois qu’il existe un projet structurant dans un territoire donné, identifié comme le « cœur de réseau », souvent aidé par la communauté de communes ou d’agglomérations. C’est ce que j’appelle dans mon rapport : « passer à l’échelle ». En effet, il y a dans notre pays des échelons administratifs, notamment trois d’entre eux qui doivent coexister et jouer un rôle spécifique : il y a l’échelle des bassins de vie comme les agglomérations ou les communes : elles ont un rôle majeur, car elles fabriquent déjà du lien. Elles ont souvent un rôle d’impulsion. Ensuite, les régions qui doivent faire émerger les réseaux de tiers-lieux, les accompagner pour fabriquer de la valeur ensemble. Et enfin l’État, à deux niveaux : le niveau de l’équité territoriale en veillant à ce que des projets émergent dans tous les bassins d’emploi permettant ainsi de désenclaver ces territoires ; le niveau de l’égalité républicaine en faisant en sorte que Marianne soit de retour pour assurer l’inclusion numérique et que naisse un nouveau rapport à l’apprentissage : il est indispensable qu’il y ait des outils partout et qu’on hybride les façons d’apprendre. Ce sont des enjeux clés.

 

Égalité territoriale, relocalisation, développement des activités, priorité de la matière et de la main, c’est un véritable projet politique républicain alternatif à la mondialisation que vous dessinez ici…

 

Ce n’est pas un projet politique ! C’est une exigence qui s’impose à nous. Qu’il s’agisse du numérique ou de la crise environnementale, on n’est plus dans une société où l’on peut choisir ses préférences. On doit l’accepter. Non pas comme une contrainte, mais comme une opportunité ou comme un fait de société. Quand, dans les années 1960, André Malraux crée les MJC, ce n’est pas un acte politique, mais une évidence face au développement de la société des loisirs. Si vous préférez, c’est une décision politique qui relève de l’évidence. Avec les tiers-lieux, c’est la même chose : c’est un fait de société incontournable. La différence avec Malraux, c’est que les acteurs portent le projet bien avant l’État. Mais attention, il ne s’agit pas d’un projet contraire à la mondialisation. Celle-ci a réussi à faire sortir de la pauvreté des millions de personnes dans le monde. Le problème c’est que pendant qu’elle nous touchait sous la forme des délocalisations, un monde nouveau émergeait : celui du numérique qui n’est pas arrivé jusqu’aux territoires touchés par la désindustrialisation. De fait, on a interdit à près de la moitié de la population de ces territoires d’y avoir accès. Ils entendaient un discours sur les start-ups ou le numérique leur expliquant que c’était fantastique, mais pas pour eux ! C’était la double peine. Que se serait-il passé si le numérique était arrivé dans ces territoires en même temps que la mondialisation ? Sans doute aurait-on seulement connu une crise d’adaptation au lieu d’être confronté à une véritable crise existentielle. Résultat, on a des territoires abandonnés d’un point de vue numérique et la France classée 26e sur 29 pour l’infrastructure numérique !

 

Mon intuition, c’est que nous sommes sortis de la société qui consistait à vouloir « vivre ensemble » pour entrer dans une société qui veut « faire ensemble ». Et, en retour, elle sera plus efficace pour faire émerger le « vivre ensemble » avec cette dimension inclusive du travail qui a été abîmée par la crise depuis le milieu des années 1970. Ce n’est donc pas un projet politique ou un projet de société, mais le projet d’une société qui émerge.

 

 

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Patrick Lévy-Waitz
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Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.