Dans son livre Le Management désincarné, Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail, livre une enquête sur cette nouvelle et étrange pratique : le management à distance. Les salariés interrogés témoignent des limites et des avantages des dispositifs et des procédés qu’ils utilisent pour encadrer l’activité de leurs pairs… sans les rencontrer. Cette Note de lecture sur les bullshit jobs au sein de l’encadrement a été publiée en 2015.
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Qui sont ces « planneurs » auxquels Marie-Anne Dujarier consacre ce nouveau livre ? Que font-ils ? Le Management désincarné mêle un travail d’enquête auprès de salariés qui produisent des dispositifs destinés à encadrer l’activité d’autres salariés, et la poursuite de son travail de réflexion critique sur les transformations du travail et du management. Et le verdict tombe : en raisonnant en termes de plans, à distance et de manière abstraite, littéralement, ils planent.
Les rois du dispositif
Ingénieurs des méthodes, qualiticiens, chargés de la conduite du changement, responsables des ressources humaines, contrôleurs de gestion, spécialistes du marketing, de la communication, de la responsabilité sociétale des entreprises…, ces planneurs se distinguent des managers « de proximité » qui eux aussi encadrent le travail, mais sans possibilité de mettre à distance les aléas et les résistances du monde réel et qui doivent en même temps garder un œil rivé sur les prescriptions et les objectifs venus d’en haut. Ils se distinguent également des cadres dirigeants qui leur ont donné, sans se soucier de leur compatibilité, des mandats impératifs, « réduire les coûts, augmenter la productivité, contrôler ».
Marie-Anne Dujarier repère trois types de dispositifs disant « ce qu’il faut faire ». Ils fixent les objectifs à atteindre, les traduisent en quantité, chiffre d’affaires, nombre de rendez-vous, taux de pannes, etc. Ils mesurent et enregistrent les chiffres. Ils annoncent les écarts. Les dispositifs de procédés indiquent comment il faut faire. Sous forme de protocoles, méthodes, procédures, normes techniques, chartes, ils standardisent les « manières de faire, de dire, de penser ».
Ces dispositifs ne sont pas spécialement conçus contre les opérationnels. Le plus souvent ils sont conçus sans eux. Il faut, n’est-ce pas, prendre du recul. Les « notes, rapports, chiffres, ratios ou smileys » sont là pour mettre à distance raisonnable les producteurs comme les consommateurs. Les vrais destinataires du travail des planneurs sont les services centraux et les directions générales auxquels ils doivent reporter.
Enfin ces dispositifs de finalités et de procédés ne peuvent fonctionner sans la participation des salariés et de plus en plus souvent des consommateurs qui formulent des jugements d’évaluation. Des dispositifs d’enrôlement sont nécessaires. Une prime pour ceux qui auront « relevé le défi », l’intervention de consultants externes réputés, la rhétorique est prête. « Il faut être performants, s’adapter au changement, anticiper, innover, être compétitifs… ». Ce à quoi Julie répond « ils essaient de nous faire passer la pilule ».
Pratiquants, mais pas croyants
Au terme de l’enquête, Marie-Anne Dujarier ne trouve personne pour défendre l’omniprésence de ces dispositifs, aucun volontaire pour tenter d’en explorer les aspects positifs. De l’avis de tous les interviewés, ils joignent « l’inutile au désagréable ».
À l’exception de ceux qui aspirent à devenir planneurs eux-mêmes, les cadres de proximité tentent de se ménager le maximum de marges de manœuvre et « traduisent les consignes et objectifs abstraits dans la langue de leur activité ». Ils font « bouclier » ou « oreiller » entre les prescriptions et le travail réel. Tous souffrent de la pression mise sur eux par des objectifs qu’ils jugent au mieux irréalistes et le plus souvent « stupides », « contre-productifs », voire « ésotériques ». Les directions générales en parlent comme d’une bureaucratie, mal nécessaire des grandes organisations qu’il convient tout à la fois de mettre à son service et de négliger dans les grandes décisions.
Les planneurs eux-mêmes n’y croient pas. Avant 35 ans la mobilité est importante. Elle est réglée par le principe up or out. Pour réussir, il faut « travailler énormément, être flexible, sourire », et surtout « ne pas poser de questions ». Ensuite ils sont évalués sur leur « capacité à mener à terme des projets en respectant un cahier des charges » et sur le « fait de contenir à leur niveau, les problèmes ». Ils sont hyperactifs, ont « le nez dans le guidon » et n’ont « pas le temps de se poser des questions ».
Peu d’entre eux passeront aux grades supérieurs. Ils le devront à leurs compétences, mais aussi essentiellement à leur « réseau », à leur précieux « carnet d’adresses ». Sans surprise, le haut de la hiérarchie, les directeurs des différentes spécialités, sont majoritairement « hommes, héritiers, blancs, et diplômés des meilleures écoles ». Ceux-là parlent stratégie et lancent à un rythme soutenu des « projets innovants », mention indispensable sur le CV d’un DRH (directeur des ressources humaines), d’un DSI (directeur des systèmes d’information) ou d’un consultant. C’est que, nous dit l’auteur, « acheteurs et vendeurs, commanditaires et prestataires : les uns et les autres ont intérêt, pour des raisons différentes, à un renouvellement rapide des dispositifs ».
Résultat : la crainte du bore-out pour les plus jeunes et celle du burn-out pour les plus chevronnés. C’est leur rapport subjectif au travail qui leur fait mal. Interrogés sur les risques qu’ils pensent encourir, un tiers cite en priorité celui de la perte de sens et de la souffrance psychique. Mais rompre n’est pas facile, le salaire est confortable, le CDI la règle. Ceux qui le font disent tous « vouloir être utiles, toucher le terrain, faire des trucs concrets ».
Have fun !
Comment font ceux qui restent et qui font carrière ? Marie-Anne Dujarier propose une analyse originale et stimulante. Ils se prennent au jeu. Ils disent s’amuser, prendre leur pied, ils se fixent des challenges, font de bons scores, disent du dispositif qu’il est leur « joujou », ont des montées d’adrénaline lorsqu’il faut « agencer de manière agile des abstractions sous le regard connaisseur et compétitif de leurs pairs » et présenter le « projet innovant » sous forme de slides préparés dans l’urgence et révisés jusqu’au dernier moment.
Ce « cadrage ludique » permet un engagement total dans la partie en train de se jouer, et qu’il faut gagner, et un détachement notoire vis-à-vis des conséquences. Le joueur est prêt à dépenser du temps, de l’argent et même à dégrader son sommeil et sa santé pour jouer. Un planneur le dit : « En fait dans mon boulot, il n’y a pas de stress. Je me fabrique du speed, pour ne pas être là, pour fuir le réel, pour ne pas penser… Speeder, c’est éviter de sentir, c’est fuir la réalité de mes émotions ». Au jeu, l’intelligence des planneurs est « brillante, rapide, combinatoire, capable de créativité, de virtuosité abstraite et même de moralité ». « Hors jeu » ou à propos du jeu auquel ils jouent, elle est empêchée et suspecte.
Sortir du cadre
Les dispositifs sont censés faciliter le travail, automatiser les tâches routinières et les plus pénibles. Mais la logique de la machine finit par primer sur la logique de l’action, « le pilotage par les chiffres incite presque mécaniquement à un renversement des moyens en finalités ». En dissociant le travail d’organisation de l’activité concrète, ces machines – « qui produisent avec l’aide du travailleur, à l’inverse de l’outil qui est à sa disposition », vident le travail de toute possibilité de « produire en son cours des normes et des règles », d’en faire un « vrai travail ». Le secrétaire général d’une multinationale, installé dans un vaste bureau peut dire : « Je suis cadre dirigeant. On peut croire que j’ai du pouvoir, mais en fait on n’est que des pions… on peut vous jeter. Au fond on n’est que des larbins ».
À l’instar de certaines « entreprises libérées », on peut être tenté de supprimer ces bullshit jobs et de redistribuer le travail d’organisation. Aux opérationnels les dispositifs de procédés, au dirigeant charismatique et visionnaire, à lui tout seul, le dispositif d’enrôlement.
On peut aussi imaginer que le travail d’organisation soit discuté par tous et qu’on y prête attention à tous les niveaux de l’entreprise. Les planneurs, qui parlent d’eux-mêmes « comme des salariés dominés, réifiés, manipulés et obéissants », « dominants dominés », pourraient atterrir et pourquoi pas se « réincarner » dans l’activité elle-même « qui n’est pas un simple facteur de production, mais le lieu où se jouent les questions vitales de sens et de santé ».
Pour cela il faut réunir ce qui est disjoint, réunir la stratégie, le travail d’organisation et l’activité de travail elle-même. On en viendra alors rapidement à considérer qu’à l’urgence de « l’implémentation » du énième dispositif innovant, il est possible et souhaitable de substituer des délibérations et des discussions avec ceux qui font, pour répondre aux vraies questions : « Que doit-on faire ? Comment le faire ? Et pourquoi le faire » ?
Pour en savoir plus
Le Management désincarné, enquête sur les nouveaux cadres du travail. Editions La découverte, 2015
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