5 minutes de lecture

Roman de la fièvre des corps et du destin social, Leurs Enfants après eux de Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018, est un livre qui nous éclaire sur la France péri-urbaine enflammée depuis le 17 novembre. Mis en scène dans la ville fictive de Heillange en Moselle, entre 1992 et 1998, les personnages sont animés d’une vie qui va bien au-delà du roman. Et l’on ne peut faire autrement, en le refermant, que se demander quelle sorte de gilets jaunes les héros pourraient être aujourd’hui.

couv

À quoi juge-t-on de la qualité d’un roman, surtout lorsque celui-ci se veut réaliste ? À ses scènes érotiques pardi ! Précisément à la mise en récit des corps, aux descriptions des manières qu’ils ont de se rechercher et de se frotter les uns aux autres, la sexualité illustrant l’incandescence de la rencontre ou l’impossibilité de celle-ci. À cette aune, Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu est un grand livre qui n’a pas obtenu le prix Goncourt sans raison. Les scènes de sexe – pas si nombreuses, à la vérité, mais terriblement signifiantes – disent tout de la vie des adolescents et de l’attraction des corps dans la petite ville d’Heillange, près de la frontière luxembourgeoise, entre le mois de juillet 1992 et le mois de juillet 1998. Le roman pourrait d’ailleurs se lire comme la longue tentative d’Anthony (15 ans, fils d’un ancien ouvrier et d’une employée) pour coucher avec Steph (16 ans, la fille du concessionnaire automobile de la vallée). À chaque été son échec, son ratage, sa foirade. Mais le fiasco a des raisons que le corps ignore. Dans cette quête d’un Graal désespéré, les déboires d’Anthony prennent chaque saison un nom différent. Mais tous convergent vers une source unique du malheur, le sien comme celui de toutes les figures masculines du livre : le désir féminin.

Cette irruption d’une énergie inédite dans la réalité masculine (Steph se dérobe, Steph se donne, Steph jouit seule, Steph ordonne, Steph « baise » Anthony plutôt que d’être « baisée » par lui) est contemporaine d’une dévitalisation ambiante : dans la vallée, les usines ont fermé ; les hommes sont rentrés à la maison. Certains sont devenus manœuvres et enchaînent les petits boulots, d’autres sont alcooliques et squattent le bistrot ; beaucoup sont morts, silicose ou autre… On s’aperçoit au fil des pages que la désindustrialisation française a été en réalité une gigantesque entreprise de dévirilisation. Qu’est-ce qu’être un homme en fin de compte ? Un homme, quand la force, le courage et l’héroïsme ne servent plus à rien ; quand les emplois manquent ; quand les filles réussissent mieux à l’école et désertent la vallée ; qu’en plus, elles dictent elles-mêmes la manière dont elles veulent être touchées. Roman des corps, Leurs enfants après eux est aussi – surtout – un roman social. L’auteur reprend le fil du récit là où Aurélie Filippetti avait laissé le sien, en 2003, dans Les derniers jours de la classe ouvrière. Si l’ancienne ministre de la Culture narrait le sentiment de déclassement des ouvriers après la fermeture des mines et des usines sidérurgiques de Lorraine, Nicolas Mathieu décrit la vie de leurs enfants qu’il s’agisse d’un fils d’ouvriers d’une lointaine origine italienne (Anthony) ou d’un fils d’ouvrier marocain (Hacine). Tous partagent le sentiment d’être piégés dans une ville sans avenir et une vie sans relief mis à part celui que leur apportent le shit ou la bière.

Dans Le Peuple de la frontière, son livre périple de la Mer du nord à l’Italie, Gérald Andrieu raconte ses petites villes de Moselle scindées en deux entre les descendants déclassés des anciens ouvriers et les nouveaux riches partis travailler au Luxembourg. Comment en est-on arrivé là ? C’est ce que raconte Nicolas Mathieu. Il met en scène cette période qui n’est plus celle de la fermeture des usines sidérurgiques, mais qui n’est pas encore celle du clivage que l’on connaît aujourd’hui. Cette décennie déprimante où en quelques étés torrides se joue l’avenir de ces adolescents qui croient pouvoir bâtir librement leur vie quand ils ne font que se conformer à leur destin social. Le passage où Steph et sa copine Clem découvrent la façon dont l’école les a classées depuis l’enfance, le rôle qu’elle leur assigne et l’importance de l’information pour « réussir », vaut bien des pages de Bourdieu ou de Dubet. Mais le roman n’assène aucune thèse ; il prend au sérieux ses personnages, les restitue dans leur complexité et dans leurs efforts pour s’inventer un rôle d’adulte quand la famille, l’école et la société semblent avoir déjà tout décidé à leur insu.

Le sérieux du narrateur, pour instruire à charge et à décharge le dossier de tous ses personnages, même les plus secondaires, leur donne une dimension réelle qui ne quitte plus le lecteur une fois le livre refermé. C’est la force des grands romans que de donner à leurs héros une vie autonome qui perdure par-delà les moments que l’on a passé avec eux. Par conséquent, lire ce roman en cette fin 2018 marquée par le mouvement des gilets jaunes, c’est immanquablement se poser la question du destin contemporain d’Anthony, de Steph, d’Hacine et des autres. Sont-ils restés à Heillange ? Sont-ils allés sur le nouveau rond-point du supermarché Leclerc à la sortie de la ville ?

Imaginons-les : après ses études à Nancy, Clem est devenue médecin et a repris pour un temps le cabinet de son père. Elle l’a sans doute fermé depuis pour être salariée dans une maison de santé à la périphérie de la ville ; elle a un CDI, fait ses 35 heures, soigne aux heures de bureau, mais est allée rendre visite à de vieilles connaissances le samedi sur un rond-point occupé puisqu’elle ne pouvait pas faire ses courses au supermarché. Avant de boire un coup, on l’a obligée à mettre un gilet jaune et à signer la pétition pour la suppression des taxes sur le carburant. Elle y a revu Anthony sanglé dans son gilet jaune sur lequel il a écrit « Macron démission » : il a maintenant une quarantaine d’années et a pris la tête de la fronde dans le secteur d’Heillange. Pourtant, il ne vote pas, juge que les politiques sont tous des menteurs, mais son passage dans l’armée lui a donné quelques notions d’organisation qui font merveille sur le rond-point. Il est même allé manifester une fois à Paris – cette ville qu’il n’aime pas. Il a failli se faire arrêter alors qu’il était en train de lancer des bouteilles sur les gendarmes mobiles ; c’était devant l’Arc de Triomphe. Mais faut dire qu’il avait la haine, presqu’autant que son vieux lorsque celui-ci avait brisé les dents d’Hacine en 1994. Hacine justement, lui aussi est allé une fois sur le rond-point du Leclerc. Mais ce n’est pas son truc. D’autant qu’il y a croisé Coralie, la mère de sa fille. Ils n’ont plus rien à se dire. Elle avait l’air de bien s’occuper. Il y en avait d’autres comme elle sur le rond-point, des mères célibataires. Et Steph ? Elle est la seule à ne plus être ici ; elle s’est échappée d’Heillange. Après l’ESSEC, elle a poursuivi ses études aux États-Unis et a rejoint une société de conseil, l’un des big four, avant qu’un de ses clients ne la recrute comme directrice financière. Elle a jeté un œil sur le site du Républicain lorrain pour voir si on parlait d’Heillange. Elle a lu l’article sur les gilets jaunes à la sortie de la ville : elle a vu la photo et le nom d’Anthony, mais sans le reconnaître. Peut-être que lui, de son côté, n’avait mis un gilet jaune que pour être aperçu d’elle. Las, dans cette vallée, le malheur n’a jamais de fin.

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.