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« Si c’était à refaire, je commencerais par la culture ». Peu importe que Jean Monnet ait prononcé cette phrase ou non, elle sera sans doute citée lors de la campagne électorale en cours. Celle ou celui qui le fera au hasard d’une joute télévisée, se dira sans doute que ça permet de donner de la hauteur (ou de la profondeur, c’est selon) à son propos et qu’en tout état de cause « ça ne mange pas de pain ». A moins que ce thuriféraire de la culture ne la confonde avec une religion – la chrétienté -, ses coutumes et ses valeurs définissant alors un socle sacré, immuable et exclusif de toute autre croyance ou incroyance.

Ce mésusage de la culture, la confondant avec une origine dont tout découlerait et qui définirait une fois pour toutes ce que « nous sommes » (et que ne sont pas « les autres ») incite à la prudence. Le spectre d’une guerre des religions inhibe ceux qui voudraient débattre des affaires de l’esprit et de l’imagination, affaires qui ne se résorbent pas aussi facilement dans celles qui nous occupent, légitimement par ailleurs, la fin du mois et la fin du monde par exemple. Pour preuve, la phrase de Jean Monnet revient nous hanter, comme un signe que quelque chose manque, quelque chose qui rendrait la construction européenne plus désirable et plus solide, plus efficace peut-être, plus convaincante certainement aux yeux de ceux qui l’habitent comme aux yeux de ceux qui, de l’extérieur, échangent avec elle.

Europe créative

Combien d’emplois, quels progrès technologiques conditionnent ce qu’elle devient, de quels investissements est-elle dépendante, quels sont les acteurs économiques ou sociaux qui la forment ? Ces questions à propos de la culture vue sous l’angle de l’activité économique qu’elle génère, l’Union européenne se les pose. La Direction Générale « Education, Culture, Jeunesse et Sport », dirigée par le hongrois Tibor Navracsics, ministre de Viktor Orbàn de 2010 à 2014, est notamment responsable du programme Erasmus, incontestable réussite.

Le programme Europe créative est doté, pour 2014-2020, de 1,4 milliard d’euros soit, si je compte bien, environ 200 millions chaque année pour tous les opérateurs culturels des Etats membres de l’Union européenne, auxquels il faut ajouter ceux de la Suisse, de la Norvège, de l’Islande, des pays candidats ou potentiellement candidats, des pays de la politique européenne de voisinage (Est et Sud : Maghreb, Biélorussie, Ukraine, Arménie, Azerbaïdjan…).

Ce programme succède aux anciens programmes Culture et Media. Il se subdivise en trois volets distincts : un volet Media (55 % de la dotation budgétaire), un volet culture (30 %) et un volet trans-sectoriel (15 %). Il procède par appels à projets. Il vise à « promouvoir la diversité culturelle et linguistique de l’Union européenne et à renforcer la compétitivité des secteurs culturels et créatifs. Il soutient notamment la mobilité des artistes et la circulation des œuvres audiovisuelles européennes ». En France, l’association « Relais Culture Europe », présidée par Catherine Lalumière, est responsable de la promotion du programme et apporte un soutien technique à d’éventuels porteurs de projets.

Difficile de se retrouver dans les projets soutenus. Dans le domaine du cinéma, les appels à projets portent aussi bien sur la distribution des films ou des séries, en Europe et sur le marché mondial, sur le soutien à la production et à la coproduction transnationale, à la formation aux évolutions des métiers du cinéma et de la vidéo, aux festivals, aux réseaux de salles indépendantes… Sur le site de Relais Culture Europe, on trouve actuellement sous la seule rubrique Media, 14 appels à projets pour l’année 2019.

L’attention aux activités culturelles se traduit aussi par des mesures législatives ou réglementaires. Très récemment une loi a été votée par le Parlement européen pour la protection des droits d’auteur. Les GAFA ont fait, dit-on, un lobbying forcené et à grands frais pour l’empêcher. Le projet de taxation des mêmes GAFA, dans les pays où leurs activités ont lieu, a eu moins de succès et la France s’est retrouvé isolée.

Il faudrait parler de la place que Netflix prétend prendre dans la distribution et la production de séries et de films. Il y a matière à inquiétude. Les méthodes de Netflix sont celles d’Amazon ou de Google et son objectif est le même, résumé par cette maxime « the winner takes all » (ce qui a au moins le mérite de nous initier à la possibilité de la contradiction, puisqu’on peut vouloir à la fois l’économie de marché et le monopole !). Devra-t-on bientôt renoncer aux films indépendants et au bonheur des projections en salle, grand écran, son multicanal, partage des émotions et des rires avec le public, concentration que nous n’atteindrons jamais dans notre salon ? Quelques chiffres. Selon l’Observatoire européen de l’audiovisuel, il y a eu en 2 018 955 millions d’entrées en salle dans l’Union européenne, dont 200 millions en France, 177 millions au Royaume uni, mais seulement 106 millions en Allemagne, 97 millions en Espagne, 92 millions en Italie et 60 millions en Pologne.

Europe, as-tu donc une âme ?

Mais au moment où « l’Europe fait bâiller » (dixit Alain Finkielkraut en ouverture à son émission Répliques du 6 avril 2019 « Quel avenir pour l’Europe »), ça ne suffit pas. La question n’est pas (uniquement) d’augmenter les moyens et de parvenir à « consacrer au moins 1 % du budget européen à la culture », comme le réclame l’Association Culture Action Europe. Elle porte sur l’autre face de la culture, pratiques artistiques, création, œuvre de l’esprit, « institution imaginaire de la société » (Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société. 1975). Catherine Lalumière, dans sa présentation de l’association Relais Culture Europe, cite les pères fondateurs, leurs valeurs humanistes, démocratiques, d’ouverture. Elle parle « de l’âme » de l’Europe. Qu’en est-il ? Existe-t-il quelque chose qui serait une « culture européenne », une culture unique ou plutôt une culture commune ? Quelles pratiques pourraient faire exister l’Europe, lui donneraient de la densité, une consistance, un attrait, ce que ni les échanges économiques, ni les convergences statistiques, ni les traités entre Etats, ne parviendront jamais à faire ?

Dans un texte de 1987, intitulé « Souvenirs d’un anti-européen », prologue à son livre Penser l’Europe, Edgar Morin formule le problème en ces termes : « Tout ce qui simplifie l’Europe par idéalisation, abstraction ou réduction la mutile. L’Europe est un complexe (complexus : ce qui est tissé ensemble) dont le propre est d’assembler sans les confondre les plus grandes diversités et d’associer des contraires de façon non séparable. Aussi nous faut-il une juste modestie, mais aussi une pensée juste qui puisse considérer le nœud gordien européen, où tant d’histoires politiques économiques, sociales, culturelles, religieuses, anti-religieuses se sont entremêlées et entre-construites de façon à la fois conflictuelle et solidaire ».

Plus récemment, armé de son regard de philosophe, helléniste et sinologue, François Jullien, dans un court texte intitulé Il n’y a pas d’identité culturelle, mais nous défendons les ressources d’une culture (2016), constate que l’Union européenne s’est fourvoyée lorsqu’elle a cherché à définir son identité : « Quand nous avons voulu rédiger un préambule à la Constitution européenne, nous avons pensé à définir ce qu’était l’Europe, nous accorder sur son identité. … L’Europe est-elle chrétienne, comme l’ont définie les uns (invoquant ses « racines chrétiennes », Clovis en France) ? Ou bien n’est-elle pas plutôt laïque (si l’on songe au puissant enfantement des « Lumières » et à la promotion du rationalisme) ? N’ayant pu réussir à définir une identité européenne, on n’a pas rédigé de préambule. Par suite, on a dissous les convictions, délié les volontés et assoupi les énergies… L’Europe ne s’en relève pas ».

Pour sortir de cette impasse, François Jullien propose de penser autrement la question, à l’aide d’autres concepts. Il nous invite à nous méfier de l’uniforme qui n’est pas l’universel, mais sa perversion, « il n’est que le standard et le stéréotype ». L’universel lui-même doit être repensé, « il est à concevoir à l’encontre de l’universalisme, celui-ci s’imposant souverain et croyant posséder l’universalité. L’universel pour lequel il faut militer est, à l’inverse, un universel rebelle, qui n’est jamais comblé ». Comme idéal, il permet de maintenir ouvert le commun « au lieu que celui-ci ne soit tenté de se replier en communautarisme », la revendication identitaire étant « d’autant plus virulente qu’elle est la seule riposte qui reste face à cette uniformisation préalablement imposée ». Il permet également de penser le singulier des cultures et la possibilité d’un écart fécond entre elles : « l’écart n’a pas de fonction de classification, dressant des typologies, comme le fait la différence, mais consiste précisément à en déborder… l’écart se révèle une figure non pas d’identification, mais d’exploration, faisant émerger un autre possible… Il produit non pas un rangement pas un dérangement ».

Les ressources d’une culture

La culture cesse d’être vue comme une source, définissant une identité par différence et opposition avec d’autres sources, mais se révèle être une ressource. Le propre des ressources immatérielles et symboliques est qu’elles ne s’épuisent pas lorsqu’on les utilise. Elles se développent et gagnent en intensité grâce aux expériences sociales qu’elles suscitent, aux enjeux éthiques qu’elles nourrissent, aux mœurs démocratiques qu’elles étayent, aux représentations que les sciences comme les pratiques artistiques à leur manière en proposent.

Ces ressources s’activent en particulier dans le dialogue, terme qu’il faut préciser tant il peut servir « à dissimuler les rapports de force qui ne cessent de s’exercer entre cultures, comme aussi à l’intérieur même de chaque langue et de chaque culture ». « Si dialogue est un terme mou, il faudra donc le pourvoir d’un sens fort…. Sinon on dit plus ou moins la même chose, le dialogue tourne au monologue à deux, et l’esprit n’y progressera pas… Un dialogue n’est pas immédiat, mais prend du temps… Le logos dit le commun de l’intelligible, celui-ci étant paradoxalement, de ce dialogue, à la fois la condition et la visée ».

Hartmut Rosa insiste sur l’importance de relations « résonantes », qui ne soient pas strictement instrumentales et où chacun peut parler de sa propre voix. Elles seules sont chargées d’énergie. Là où il nous met en garde contre les « relations sans relations, les relations muettes », François Jullien nous invite à déjouer « la fausse universalité – paresseuse – de l’uniforme et le fantasme corrélatif -sectaire – de l’identité ». La voie est étroite. Il est toujours plus difficile de poser à nouveaux frais une question que d’empiler des réponses inopérantes à des questions mal formulées. Il faudra un engagement des institutions à tous les niveaux et de tous les Européens, gouvernants et gouvernés, pour y parvenir et produire du commun, en échappant aussi bien à l’uniformisation qu’aux oppositions trop simples, peuples contre élites, populistes contre progressistes, Europe du Sud contre celle du Nord, de l’Est contre l’Ouest, etc.

On ne naît pas européen, on le devient

D’où vient que ces considérations me parlent, et me parlent au moment où tout semble se jouer sur des enjeux écologiques, d’accueil des réfugiés, de pouvoir d’achat ou de tactique électorale ? Ne suis-je pas en train de m’échapper dans la théorie et le monde pur et parfait des idées, en refusant l’obstacle, celui de la transformation du réel qui toujours résiste ? D’où me vient cette conviction que c’est parce que collectivement nous refusons la difficulté d’un engendrement d’une intelligence mutuelle, d’une culture partagée, d’une pensée d’un commun européen, que l’Europe apparaît de plus en plus comme une partie du problème plutôt qu’un élément de la solution ?

Il est quelquefois utile de croiser son histoire personnelle avec les plus grandes questions. Vers 15/16 ans, l’idée d’échapper aux limites du village où je suis né et avais vécu, vacances comprises, au milieu des vergers (la nocivité des pesticides et des perturbateurs endocriniens n’était pas encore de notoriété publique) s’est imposée. Rien n’aurait pu la contrarier. A 20 ans j’avais voyagé en Europe, de l’Ecosse à Istanbul en passant par Venise, Athènes, Bucarest ou Berlin (Berlin Ouest à l’époque), en auto-stop (c’était relativement facile à l’époque et Blablacar n’existait pas), grâce à l’argent gagné en travaillant dans une usine proche de chez moi et assez généreuse quant aux primes de nuit et de week-end. Je n’ai pas le souvenir d’hésitations. Il me fallait apprendre, explorer, dialoguer si l’on veut. Non pas pour me fondre dans une quelconque « jeunesse européenne », mais pour exister, ce qui ne peut pas se faire dans la conformité à sa communauté d’origine et qui nécessite une quête vers des horizons plus vastes, plus universels. A 25 ans je prendrai l’avion pour la première fois. Destination Pékin, mais c’est une autre histoire.

A la même époque, le cinéma et la philosophie occupaient mes journées et mes (longues) soirées. Discuter des derniers films de Fellini, Truffaut, Wajda, Bunuel, Godard, Costa Gavras, Schlondorff, Bergmann, attendre ceux dans lesquels Hanna Schygulla, Jeanne Moreau, Marcello Mastroianni, Bulle Ogier, Gian Maria Volonte, Vanessa Redgrave, Pierre Clémenti ou Delphine Seyrig, jouent, parler plan séquence, plongée et contre-plongée, montage et musique, était comme un entraînement à ce dialogue interculturel. Chaque film est singulier, chaque réalisateur unique. Pourtant ils se répondent, s’influencent, s’entraident, se recommandent une actrice ou un chef opérateur. Ils rivalisent, se jalousent, se combattent. Ils aiment Alfred Hitchcock, Stanley Kubrick ou Yasujiro Ozu. In fine, c’est la création, née de ces interactions tout en s’en dégageant, qui les fait exister et qui comble les spectateurs-commentateurs, pas l’uniformité ou le plagiat, ni l’isolement et le sectarisme.

La philosophie existe également dans les controverses, la contradiction ou les développements. Il arrive que les auteurs grecs, allemands, français, anglo-saxons, autrichiens soient rangés dans des écoles ou selon des principes, idéalisme contre matérialisme, métaphysique ou phénoménologie, mais aucun n’existerait sans les autres, sans avoir dialogué avec eux, pas pour produire une synthèse, une « entente heureuse d’où les divergences s’effaceraient », mais une œuvre originale. Chaque auteur dialogue avec ceux qui l’ont précédé ou qui lui sont contemporains et il espère que son travail va en inspirer d’autres qui viendront dialoguer avec lui et qui traduiront ses écrits « activant les ressources des langues les unes par rapport aux autres ».

En 2004, Barbara Cassin a dirigé la publication d’un dictionnaire, Vocabulaire européen des philosophiesDictionnaire des intraduisibles. 4 000 mots y sont recensés sous 400 entrées dans une quinzaine de langues. Dans sa présentation elle écrit « Il regarde vers l’avenir plutôt que vers le passé : il n’est pas lié à une Europe rétrospective et chosifiée – laquelle d’ailleurs ? -, définie par un cumul d’héritages juxtaposés qui renforcerait les particularismes, mais à une Europe en cours, en activité, qui travaille les écarts, les tensions, les transferts, les appropriations, les contresens, pour mieux se fabriquer ». Nous avons beaucoup à apprendre de ces écarts entre les langues. Pour prendre un exemple, les mots « culture » en français, « adeia » en grec, « bildung » en allemand n’ont pas la même dimension identitaire et il n’est pas neutre que l’allemand distingue « bildung/kultur/zivilisation », le français se limitant au couple « culture/civilisation » et l’italien au seul « civilta », mot qui signifie également culture, civilisation et civilité. En français un « écart » invite à explorer ce qui se passe « entre », tandis que l’anglais « gap » n’y voit qu’un fossé.

François Jullien écrit « Le monde à venir doit être celui de l’entre-langues : non pas d’une langue dominante, quelle qu’elle soit, mais de la traduction activant les ressources des langues les unes par rapport aux autres ».

Inventer le commun

Au moment où l’Europe, et à l’intérieur de l’Europe chacun des pays qui la composent, semble tentée par les démons du chacun pour soi, de la désintégration et du communautarisme, national, régional, religieux ou ethnique, c’est à ce niveau que les questions doivent être posées. On ne fait pas du commun avec de la concurrence libre et non faussée. C’est l’envie de « vivre ensemble » qui manque aujourd’hui en Europe. La monnaie unique, la convergence des niveaux de vie, la standardisation de la consommation, des frontières et un ensemble de règles s’appliquant partout ne sont pas des ressources suffisantes pour résoudre les problèmes qui appellent des réponses européennes. Il ne suffit pas de diagnostiquer un enjeu commun pour vouloir l’affronter ensemble. La planète en sait quelque chose.

Si j’ai évoqué quelques souvenirs personnels, c’est pour étayer ma conviction qu’on ne naît pas européen, mais qu’on le devient au fil d’expériences sensibles et intellectuelles. S’y mêle ce qu’il faut d’émotions, d’imagination et de réflexion. Avec la conviction aussi que ce chemin peut se parcourir aussi bien dans l’amour du foot, de l’opéra, du hard rock, de la littérature ou de la peinture. Avec la conviction encore que sans cet « imaginaire instituant » qui naît ce que chacun vit, voit, ressent, sans les « ressources inventives » de la culture, les institutions n’auront jamais la légitimité qui permet d’agir et d’être reconnu pour le faire. Avec la conviction enfin qu’il n’y a rien de plus urgent que de faciliter et développer ces expériences pour tous. Erasmus a montré un chemin, il en est d’autres à inventer.

En pensant l’Union Européenne sur le modèle d’un syndic de copropriété, aucune institution, aucun élu ou « eurocrate » ne pourront empêcher son apathie ou son délitement. Pour que l’Europe acquière plus de consistance, de densité, et de capacité, de puissance si l’on veut, elle doit inventer, non pas résister ou s’adapter, mais inventer « des formes qui comptent, investies de valeurs et de raisons d’y tenir, de s’y tenir » (Marielle Macé, StylesCritique des formes de vie, 2016), elle doit faire œuvre de culture et la partager sans modération.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.